Selon Bergson, la science n’est pas capable de comprendre et de décrire la Vie. Elle étudie l’objet vivant selon une démarche adaptée uniquement à l’objet inerte et construit un système au moyen d’une intelligence inadaptée. Elle finit par confondre la réalité avec ce monde artificiel. Dans son ouvrage Evolution créatrice, Bergson définit une théorie de la connaissance censée être plus apte à comprendre la Vie et l’Evolution. Il étudie le mécanisme de l'intelligence et de notre compréhension de la vie...
Nous réfléchissons par nécessité d’action
De manière classique, nous représentons la vie comme une vaste machine déterminée par des lois physiques et chimiques (vision mécaniste) ou comme la réalisation d’un plan prédéterminé (vision finaliste). Selon Bergson, ces représentations sont modelées selon les mécanismes de notre intelligence et non selon la réalité. Ces deux visions sont donc erronées...
Nous réfléchissons spontanément vers ce qui est utile et nécessaire à nos actions. Or pour agir, nous nous fixons un but puis nous élaborons un plan et afin nous le déroulons. Nous cherchons alors vers ce que nous connaissons, vers des similitudes qui nous permettent d’« anticiper sur l’avenir » et nous garantit la réalisation de l’objectif fixé. Notre intelligence procède donc par intention et par coordination de moyens à une fin (vision finaliste), par calcul et par représentation de mécanismes (vision mécaniste). Nous retrouvons les deux tendances de l’intelligence dans nos représentations de la vie.
Une méthode inadaptée à l’étude de la Vie
Dans les deux visions, il n’y a nulle place pour « une imprévisible création ». Selon la vue mécaniste, la réalité n’est que répétition ou similitude sous la domination de lois. Nous travaillons sur des modèles reproductibles. Selon la vue finaliste, « un modèle préexistant [...] n’a plus qu’à se réaliser ». Dans notre connaissance de la vie, nous ne créons pas mais nous tentons de reproduire des schémas connus, d’appliquer des concepts tout faits, de classer les objets dans des catégories déjà usées. Nous extrayons des partiels de vie que nous traitons selon nos concepts habituels, que nous combinons ensuite entre eux, combinaison que nous considérons comme étant la vie elle-même. Et « c’est cette partie d’une partie que nous déclarons représentative du tout, de quelque chose même qui déborde le tout consolidé », de ce Tout qui n’est que la phase actuelle du mouvement évolutif.
Par l’intelligence, nous fabriquons l’objet alors que la nature agit par organisation. Pour fabriquer, nous assemblons des parties préalablement conçus pour s’insérer les unes aux autres dans le but d’obtenir d’elles une action commune. « La fabrication va donc de la périphérie au centre, ou comme diraient les philosophes, du multiple à l’un. Au contraire, le travail d’organisation va du centre à la périphérie ». Le travail de fabrication passe par concentration et compression quand le travail d’organisation est expansif, voire explosif.
Pour l’intelligence, seule existe la discontinuité
L’intelligence tend à unir les éléments qui portent sur les nécessités de l’action. L’intelligence ne se préoccupe que deux choses : « agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l'œuvre qui s'accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l'intelligence humaine ». Notre pensée est alors tournée vers la fabrication, vers ce qui est possible pour l’action. C’est pourquoi « l'intelligence ne se sent à son aise, qu'elle n'est tout à fait chez elle, que lorsqu'elle opère sur la matière brute, en particulier sur des solides », c’est-à-dire sur des objets divisibles, en partie arbitrairement découpées. Ainsi, peuvent-ils être manipulés comme des unités organisés. La matière est alors représentée comme une discontinuité d’unités. « L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu ». Elle ne préoccupe aussi que de l’immobilité, qui n’est qu’une discontinuité dans le temps. Quand elle parle de mobilité, ce ne sont que des immobilités qu’elle juxtapose. Ainsi l’intelligence s’attache à l’immuable et au stable en vertu de sa disposition naturelle.
Bergson traite longuement de la déduction et de l’induction, les deux facultés de l’intelligence. Dans les deux cas, il montre que le temps ne compte pas.
Vers l’intériorité
L’homme est aussi un être social qui doit lier des relations avec d’autres hommes. « S'il est vrai que l'intelligence humaine vise à fabriquer, il faut ajouter qu'elle s'associe, pour cela et pour le reste, à d'autres intelligences ». D'où la naissance du langage humain. Le langage est une nouvelle faculté qui ouvre à l’intelligence de nouvelles perspectives : la création d’idée. Désormais, les yeux de l'intelligence ne regardent pas simplement le monde extérieur, elle pose son regard sur un monde intérieur, « le spectacle de ses propres opérations ». « Il y a des choses que l'intelligence seule peut chercher. Seule en effet, elle s'inquiète de théorie. Et sa théorie voudrait tout embrasser, pas seulement la matière brute, sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée ».
Notre perception de la vie est donc orientée vers des exigences pratiques, vers des formes mathématiques. L’intelligence cherche à embrasser la totalité des choses puis à les situer exactement les unes par rapport aux autres. Elle décompose puis recompose, posant les problèmes les uns après les autres avant de les reconstituer de manière artificielle. Alors « plus en analysant son objet, elle [intelligence] y met de complication, plus compliqué est l’ordre qui y trouve ». La complexité est donc une vue de l’esprit et non une réalité…
Nous finissons par identifier la matière à la géométrie même. Aucune nouveauté ne peut être introduite par l’ordre mathématique contrairement à l’œuvre de la création. Aucune loi physique n’a de réalité objective. « Elle est l’œuvre d’un savant qui a considéré les choses d’un certain biais, isolé certaines variables, appliquées certaines unités conventionnelles de mesure ». Mais la science s’approche peu à peu de l’ordre « approximativement mathématique immanent à la matière, ordre objectif ». « On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses ».
Nos unités de mesures sont aussi conventionnelles, « et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature ». « D’une manière générale, mesurer est une opération toute humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure, elle ne compte pas davantage ». Pourtant la science parvient par les mesures à obtenir des lois. Or « aucune système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature ». Nous ne faisons que suivre dans leur variation des termes qui sont fonctions les uns des autres. La matière rentre toujours dans un cadre mathématique quelle que soit la manière avec laquelle nous la manipulons. L’ordre mathématique est une interruption dans la durée.
« Une loi est une relation entre des choses ou entre des faits. Plus précisément, une loi à forme mathématique exprime qu’une certaine grandeur est fonction d’une ou de plusieurs autres variations, convenablement choisies. Or, le choix des grandeurs variables, la répartition de la nature en objets et en faits, a déjà quelque chose de contingent et de conventionnel ». Le choix peut être imposé par l’expérience. La loi reste une relation donc une comparaison. « Elle n’a de réalité objective que pour une intelligence qui se représente en même temps plusieurs termes ». « L’idée d’une science et d‘une expérience toutes relatives à l’entendement humain est donc implicitement contenue dans la conception d‘une science une et intégrale qui se composerait de lois ». Cette erreur « tient à ce que l’ordre « vital », qui est essentiellement création, se manifeste moins à nous dans son essence que dans quelques-uns de ses accidents : ceux-ci imitent l’ordre physique et géométrique ; ils nous présentent comme lui, des répétitions qui rendent la généralisation possible ».
« L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie »
Finalement, l’intelligence n’est pas faite pour penser l’évolution, « c'est-à-dire la continuité d'un changement qui serait mobilité pure ». Il nous est impossible de penser le devenir. « Penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c'est avec des éléments donnés, avec des éléments stables par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir ». L’intelligence laisse donc passer toute nouveauté. « Elle n'admet pas l'imprévisible. Elle rejette toute création ». Elle ne peut se complaire que dans le déterminisme et la répétition. Or la nouveauté est un aspect essentiel de la vie. Seul l’instinct est propre à saisir la Vie. Il se confond avec la force qui l’anime. Elle en est la continuation. Elle en saisit la continuité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire