" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 14 août 2013

Le malthusianisme

Au cours de nos études, nous avons souvent rencontré le malthusianisme. Cette doctrine a fortement influencé Darwin dans l’élaboration de sa théorie. Dans l’eugénisme, elle a aussi joué un rôle considérable puisque d’elle dérive le néo-malthusianisme, à l’origine de nombreux mouvements eugéniques. Il est donc intéressant de s’intéresser à cette doctrine avant d’étudier les mouvements eugéniques actuels.

Le fondateur du malthusianisme est Thomas Robert Malthus, économiste anglais et pasteur (1766 -1834). Il développe sa théorie dans un ouvrage intitulé Essai sur le principe de la population (1798) [1]. 

La doctrine de Malthus



Dans le contexte de la révolution industrielle, qui débute en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIème siècle, Malthus constate que la progression démographique augmente plus rapidement que celle des ressources, générant une paupérisation de la population. Cette augmentation de la population n’est plus freinée car les anciens régulateurs démographiques (guerre, maladies infantiles, épidémies, etc.) ne jouent plus leur rôle. La progression incontrôlée est cause de la paupérisation. Le combat contre la misère et les mesures en vue de l'amélioration de la société sont donc vains s’ils ne prennent pas en compte l'évolution démographique. 


Malthus propose alors de responsabiliser les hommes et de mieux maîtriser la procréation afin qu’elle ne s’oppose pas à la perpétuation de l’espèce. Il prône notamment la limitation des naissances par des moyens passifs comme la chasteté. Il préconise enfin un effort d’éducation. Tout doit être mis en œuvre pour que la procréation soit désormais gérée de manière plus sérieuse et convenable, notamment dans les classes sociales pauvres. Nul ne peut procréer sans connaître les conséquences et les assumer …

Une tendance démographique alarmante

Selon Malthus, la population et les ressources nécessaires à ses besoins n’augmentent pas au même rythme, la croissance démographique étant nettement plus rapide que l'augmentation des ressources. La première augmente de façon géométrique alors que les secondes croissent de façon arithmétique. Si les hommes ne font rien pour limiter les naissances, des catastrophes sont alors prévisibles. « Le danger est imminent ». Il s’agit alors de prendre conscience que des solutions naturelles sont efficaces pour y faire face. 

Seuls des obstacles préventifs peuvent freiner cette tendance

Malthus expose les différents obstacles à la progression démographique. Il en conclut que les obstacles « peuvent tous se rapporter à trois chefs : la contrainte morale, le vice et le malheur » sans oublier la misère. Ainsi, il existe deux types d’obstacles : ceux que l’homme subit (guerre, épidémie, famine) et les préventifs. Les premiers tendent à disparaître par les progrès accomplis. Les obstacles préventifs doivent donc être privilégiés aujourd’hui. « Si, indépendamment des conséquences morales, on examine dans son ensemble la contrainte qu'on s'impose à l'égard du mariage, en y comprenant tous les actes où les mariages sont arrêtés par la crainte des charges de famille, on peut dire que cet obstacle est celui qui, dans l'Europe moderne, agit avec le plus de force pour maintenir la population au niveau des moyens de subsistance ».

Une paupérisation mal comprise d'où des solutions inadaptées

Parce qu'on a négligé le principe de la population, toutes les solutions déjà utilisées pour diminuer la paupérisation de la société ont échoué. Une politique d’émigration a été appliquée en vain. Une économie plus soucieuse d’égalité devant les ressources s’avère être une solution dérisoire dans le combat contre la misère. Est aussi vaine la recherche d’accroissement de la productivité des terres ou de gisements d’abondantes ressources. Les progrès ne font qu’augmenter la population plus rapidement que l’accroissement des ressources. Nous ne faisons qu’accentuer le problème. « Même en supposant que la production de la terre soit illimitée, on n'ôterait aucun poids à cet argument. Car il repose uniquement sur la différence qu'il y a entre la progression de la population et celle de la nourriture ». 



Échecs des lois pour les pauvres

L’État est impuissant face à la paupérisation de la société. Il a mis en place des lois pour porter assistance aux pauvres mais ces lois accentuent l’écart entre le besoin et les ressources. « Il est à craindre que si on a diminué par ce procédé les misères individuelles, on a par contre beaucoup étendu la pauvreté générale ». Malthus ne condamne pas les tentatives pour améliorer les conditions des pauvres tant qu’elles ne conduisent pas à favoriser un accroissement de la population. « Mon intention est seulement de montrer que le principe des lois en faveur des pauvres repose sur une erreur. Dire que le prix du travail doit suffire à l'entretien d'une famille et que l'on doit fournir du travail à tous ceux qui en demandent, c'est dire en d'autres termes que les fonds destinés au travail sont illimités, qu'ils peuvent être augmentés indéfiniment ». 

« Dans l'état actuel de toutes les sociétés que nous venons d'étudier, l'accroissement naturel de la collectivité a sans cesse été freiné avec efficacité. Il est d'autre part évident que nulle forme de gouvernement - si excellente soit-elle -, nul plan d'émigration, nulle institution de bienfaisance, non plus qu'aucun développement ni orientation de l'industrie nationale, ne peut prévenir l'action permanente des obstacles qui, sous une forme ou sous une autre, contiennent la population dans certaines limites. Ces obstacles s'imposent à nous comme une loi inévitable de la nature. La seule alternative qui nous reste est de choisir l'obstacle le moins préjudiciable à la vertu et au bonheur des sociétés humaines ». 

Le problème comme la solution dépendent de la conduite des pauvres eux-mêmes, et non du gouvernement.

La contrainte morale, seule solution raisonnable et naturelle

Seule la contrainte morale est suffisamment efficace pour résoudre le problème et améliorer le sort des pauvres. La lutte contre la paupérisation passe donc par la contrainte morale. C’est la seule qui soit raisonnable et conforme à la nature. La contrainte morale passe par la pratique de certaines vertus comme la chasteté et par la responsabilisation des hommes. C’est en effet aux hommes et aux femmes de limiter, par eux-mêmes, la procréation. Cela passe donc par différentes actions dont l’éducation de la population. La connaissance lui apportera en effet les lumières dont elle a besoin pour comprendre les enjeux de la procréation.

Ne pas se tromper de but

Malthus rappelle alors « l'intention du Créateur » qui a été de peupler la terre. Elle serait vaine si la tendance de l’accroissement de la population était supérieure à celle des ressources. La question n’est donc pas le peuplement mais la manière avec laquelle elle doit se réaliser. La procréation comme le mariage ne sont donc pas un mal. Il s’agit donc de les régulariser et non de les affaiblir ou de les altérer. Nous devons rechercher deux buts : « une population importante et un état social dans lequel la pauvreté sordide et la dépendance seront à peu près inconnues. Ces deux buts sont loin d'être contradictoires ». 

Certes le but du mariage est bien la perpétuation de l’espèce mais une procréation imprudente peut aller contre ce but. Il ne s’agit pas de perpétuer sa famille au détriment de celle de l’espèce humaine. « L'objet manifeste de la passion qui unit les sexes est la propagation de l'espèce ; il réside aussi dans la formation d'une union intime de vues et d'intérêts entre deux personnes, destinée à leur permettre à la fois d'accroître leur bonheur et d'assurer à leurs enfants l'aide attentive et l'éducation que l'on doit à la génération grandissante. Mais si tout individu croyait pouvoir céder en tout temps aux impulsions naturelles qui le poussent à satisfaire cette passion, sans penser aux conséquences, le but essentiel de cette passion serait manqué et la propagation de l'espèce elle-même serait compromise par une douteuse promiscuité entre les sexes ».

Il ne s’agit donc pas d’interdire le mariage car « cet acte n'est pas de ceux que la société a le droit de prévenir ou de punir, puisque la peine qui y est attachée par les lois de la nature retombe directement et sévèrement sur le coupable ; ce n'est qu'indirectement et plus faiblement que la société en est affectée à travers lui ». Il suffit d’ « abandonner le coupable à la peine prononcée par la nature : le besoin. Il a fauté en pleine connaissance de cause ; il ne peut accuser personne et doit s'en prendre à lui-même s'il subit les conséquences de ses errements. L'assistance paroissiale devrait donc être refusée et il devrait être abandonné à l'incertain secours de la charité privée ». Malthus préconise donc avant tout la responsabilité de l’homme. « Tout homme a le devoir de ne pas songer au mariage avant de s'être assuré qu'il peut suffire aux besoins de ses enfants. Et cependant, il faut qu'il garde intact son désir de se marier : c'est indispensable pour qu'il conserve son activité et soit constamment incité à faire des réserves en vue de nourrir une nombreuse famille ». 

Il est de l’intérêt de l’homme de s’appliquer une telle contrainte morale. C’est aussi le prix de son bonheur. Malthus en vient donc à montrer toute les vertus de la chasteté. Elle n'est pas « comme certains le supposent, le produit forcé d'une société artificielle. Au contraire, elle trouve son fondement réel et solide dans la nature et la raison. Elle représente le seul moyen vertueux d'éviter les vices et le malheur que le principe de population traîne si souvent à sa suite ». 

Contre les pensées dominantes

Mais l’opinion s’oppose à une telle contrainte au point d’« obscurcir » la raison en encourageant la perpétuation des familles et  en propageant de fausses idées qui ne font qu’empirer la situation. « Jusqu'à ce que cette obscurité soit dissipée et que les pauvres soient éclairés sur la principale cause de leurs souffrances, jusqu'à ce qu'on leur ait appris que leur bonheur ou leur malheur dépend d'abord d'eux-mêmes, on ne pourra pas dire que chacun a le droit de choisir librement sa voie dans ce grand problème du mariage ! ». Il faut donc combattre les idées reçues, notamment celles qui font penser que le but du mariage est uniquement la perpétuation de l'espèce. « Il ne suffit pas d'abolir les institutions qui encouragent la population : nous devons aussi nous efforcer de corriger en même temps les opinions régnantes, qui ont le même effet ou parfois même agissent avec encore plus de force. C'est une œuvre de longue haleine et le seul moyen d'y réussir est de répandre des opinions justes, par des écrits ou des conversations. Il faut aussi tâcher d'enfoncer aussi profondément que possible dans l'esprit des gens que l'homme n'a pas seulement pour devoir de perpétuer l'espèce, mais qu'il doit aussi propager la vertu et le bonheur ; et que s'il n'a pas l'espoir raisonnable d'atteindre ce but, la nature ne l'invite nullement à laisser une postérité ».

Éduquer les pauvres

Ce combat passe aussi par l’éducation. « Toute tentative ayant pour but d'améliorer la condition des travailleurs doit s'efforcer d'élever le niveau de vie aussi haut que possible en développant l'esprit d'indépendance, une juste fierté, le goût de la propreté et du bien-être ». Toutes les mesures doivent s’appuyer sur un bon système d'éducation. « On peut dire qu'aucun gouvernement n'avancera dans le chemin de la perfection s'il ne se préoccupe pas de l'instruction du peuple ». 

Ainsi, les pauvres ne s’égareront pas dans des chimères. « Si ces vérités étaient répandues progressivement […] les classes inférieures du peuple, en tant que corps social, deviendraient plus paisibles et plus rangées, se montreraient moins prêtes à la révolte en temps de disette et donneraient moins d'attention aux pamphlets séditieux et incendiaires: car elles auraient appris combien les salaires et les moyens d'entretenir une famille dépendent peu d'une révolution ». Si ces excès révolutionnaires disparaissent, il sera alors possibles aux « classes supérieure et moyenne d'améliorer graduellement le gouvernement sans avoir à redouter ces excès révolutionnaires dont la menace plane en ce moment sur l'Europe, et qui risquent de la priver de ce degré de liberté que l'expérience a montré possible et dont elle a longtemps éprouvé les effets salutaires ».

Quelques mesures pratiques

Quelles mesures préconise-t-il ? « Arrêter ou freiner l'extension des secours à attribuer, […] désavouer formellement, au nom de la justice et de la dignité, le droit des pauvres à l'assistance ». Puis responsabiliser les pères de famille… « Quant aux enfants illégitimes, lorsque tous les avertissements convenables auraient été donnés, ils n'auraient plus droit à l'assistance paroissiale et seraient entièrement confiés à la charité des particuliers ». Les lois ont déresponsabilisé les hommes et ont contribué à une recrudescence d’abandon et donc de charité. Elles ont en effet supprimé ou durement affecté les liens naturels. Il préconise « l'obligation imposée à chaque homme de pourvoir à l'entretien de ses enfants, légitimes ou illégitimes ». L’état doit notamment « inculquer aux gens qu’à l'avenir les enfants seront entretenus uniquement par leurs parents, et que si ceux-ci les abandonnent, ils seront abandonnés aux hasards de la charité ».

Et la charité privée ?



Malthus termine son œuvre par la question de la charité privée. Elle peut aller à l’encontre de l’intérêt général et même de l’intérêt de la personne secourue. Un mouvement de sensibilité et de compassion peut nous pousser à soulager nos semblables dans le malheur mais il faut avant tout envisager aux conséquences et aux véritables bienfaits que nous leur apportons. « Il n'empêche que nous ne devons jamais perdre une occasion de faire le bien sous prétexte que nous trouverons toujours quelqu'un de plus digne. Dans les cas douteux, notre devoir est de céder à notre instinct naturel de bienveillance. Mais lorsqu'en remplissant nos obligations nous nous conduisons comme des être raisonnables, attentifs au résultat de leurs actes, lorsque notre expérience (ou celle des autres) nous montre qu'un certain mode de charité est préjudiciable et qu'un autre est bénéfique, nous sommes incontestablement tenus, en tant qu'agents actifs de la morale, de freiner notre penchant naturel pour la première direction et de l'encourager à prendre la seconde voie ! »


« Dans la distribution de nos charités, et dans tous nos efforts pour améliorer le sort des classes inférieures, nous devons donner une attention particulière à la règle suivante, qui est immédiatement liée au principal sujet de cet ouvrage. Jamais, sous aucun prétexte, nous ne devons faire quoi que ce soit pour encourager directement le mariage ou pour supprimer de façon systématique l'inégalité qui doit toujours exister entre l'homme marié et le célibataire ».



Conclusions

Conscient des problèmes démographiques inéluctables que l’homme devra affronter, Malthus montre que le problème réel n’est ni la procréation, ni le mariage, mais leur mauvais usage. La nécessité de responsabiliser davantage les hommes et d’appliquer les vertus, notamment celle de la chasteté, vont devenir une nécessité. La solution réside dans la loi naturelle. Certaines idées de Malthus sont pertinentes et perspicaces, d’autres nettement rejetables. Elles ne se réduisent pas en une lutte entre ressources et besoins qui a tant influencé Darwin et les évolutionnistes. Elles sont opposées au néo-malthusianisme qui prône la limitation des naissances par des moyens actifs. Les darwinistes et les néo-malthusiens sont aux antipodes des idées de Malthus…

En dépit d’erreurs manifestes dans son ouvrage et de conclusions erronées, Malthus pose une véritable question, celle de la responsabilité de l’homme et de la femme dans la procréation face à l’intention de Notre Créateur. La procréation n’est pas un acte anodin. Il engage l’être qui va naître mais aussi la société. La génération établit des liens naturels entre les parents et l’enfant devant Dieu et la société. Nul ne peut les couper sans voir le fragile équilibre démographique se rompre et aboutir à une dégradation de la société. 

La vie sans charité n’est rien. Mais la charité ne consiste pas uniquement en une assistance matérielle. Elle doit avant tout reposer sur l’amour de Dieu et non sur des sentiments qui auront tendance à vouloir se satisfaire au lieu de voir l’intérêt de l’être à secourir. Certes elle ne réclame rien, elle ne demande rien. Un sourire, une parole, un regard vont mieux parfois qu’une assistance anonyme, qui n'engage à rien. Parfois une admonestation vaut mieux qu’une pièce. C’est aussi de la charité. Saint Vincent de Paul l’a bien compris avec ses amis, les pauvres. Oui une véritable amitié consiste parfois à dire non et pourquoi …


[1] Nous avons utilisé une édition électronique réalisée à partir du livre de Thomas Robert Malthus (1798), Essai sur le principe de population, éditions Gonthier, 1963, Préface et traduction par le docteur Pierre Theil.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire