" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 12 août 2013

Bergson : l'évolution créatrice ou l'élan vital

Selon Bergson, les explications mécanistes et finalistes de l’évolution sont erronées. Elles ont été élaborées à partir de mécanismes de pensée et d'un mode de connaissance inadaptés pour saisir et expliquer la Vie. A partir d’une théorie de connaissance particulière, il propose une troisième voie, celle de l’élan vital

Contre les mécanistes et les finalistes, une troisième voie...

Bergson s’oppose aux évolutionnistes matérialistes qui veulent tout expliquer par les lois de la physique et de la chimie. Il refuse leur conception radicalement mécanique de la vie, qui « implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité et où la durée apparente des choses exprime simplement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois ». Le mécanisme radical est contraire à l’expérience de la conscience qui voit le temps comme un courant irréversible.



Il rejette aussi les évolutionnistes spirituels qui veulent que tout ait une finalité et se réalise selon un plan prédéfini. Leur doctrine « implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé ». Son erreur est identique à celle des matérialistes sauf qu’il « substitue l’attraction de l’avenir à l’impulsion du passé ». Mais « s’il n’y a rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’Univers, le temps devient encore inutile ». Le courant n’est pas dirigé. Il court vers l’imprévisibilité.



« L’erreur du finalisme radical, comme d’ailleurs celle du mécanisme radical, est d’étendre trop loin l’application de certains concepts naturels à notre intelligence ». Il faut finalement dépasser les deux points de vue. Bergson propose une troisième voie, celle de l’élan vital : un jaillissement d’énergie qui prend des chemins imprévisibles et tend toujours vers davantage de liberté. « Nous disions que la vie, depuis ses origines, est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes ». La Vie trace un chemin qui se crée au fur et à mesure de l’acte qui le parcourt. 



L'élan vital...

L’Univers et la Vie évoluent selon des tendances, des directionsLes causes directrices de l’évolution ne sont pas dans les circonstances extérieures qui pourraient influencer sur les mécanismes d’évolution. Elles sont dans une force intérieure qui porte la vie. Elles ne sont pas non plus dans un plan préétabli. Si la nature répondait à un plan, l’harmonie sera plus haute au fur et à mesure du temps. Or l’élan se divise de plus en plus, créant antagonisme et davantage de disharmonies. Il y a désordre croissant. 
L'élan vital se poursuit dans le temps comme elle peut être stoppée. Il n’est pas irréversible. Chaque espèce reçoit cette impulsion pour la transmettre à d’autres, mais elle peut aussi l’arrêter et piétiner sur place. De ce libre choix résulte du désordre ou plutôt de la diversité. 

... face à des obstacles...

Bergson voit dans la Vie une opposition entre deux tendances contradictoires : le mouvement de la Vie et le désir de stabilité des éléments qui la composent. « La vie en générale est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là va toujours de l’avant, celles-ci voudraient piétiner sur place ». L’une veut agir le plus possible quand l’autre veut économiser ses efforts. « Ainsi, l’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes ». L’élan est donc une force limitée qui rencontre des obstacles dans les éléments qui composent la Vie. C’est pourquoi il n’y a ni construction parfaite, ni harmonie. « Ainsi, l'acte par lequel la vie s'achemine à la création d'une forme nouvelle, et l'acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes ». 

Une rencontre, source d'être

La Vie est un flux. Son interruption crée finalement l’être. « L’élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien. Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté ». L’élan rencontre des obstacles en traversant la matière. Le mouvement est dévié, divisé, contrarié. « Chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser. Elle ne pense qu’à elle, elle ne vit que pour elle. De là les luttes sans nombre dont la nature est le théâtre. De là une disharmonie frappante et choquante, mais dont nous ne devons pas rendre responsable le principe même de la vie ». La tendance primordiale se dissocie pour donner des lignes divergentes d’évolution. Il y a d’abord accumulation d’énergie puis détente au bout de laquelle se déterminent les actes libres. 

La confrontation de ces deux tendances est la cause d’une fragmentation de l’élan vital. « La vie est tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan ». Dans cette rencontre, se trouve aussi la liberté, source de créations nouvelles, d’innovations, qu'ignorent les explications mécanistes et finalistes …

« Une continuité de jaillissement »

La notion de création recèle en elle un préjugé, une habitude de l’esprit. « Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire ». Il est « naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faites pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions ». Or, il n’y a que de l’action qui se défait ou de l’action qui se fait. Il y a une « continuité de jaillissement ». Selon ce préjugé, il n’est donc pas possible de concevoir l’idée de création comme une idée d’accroissement. Or, « l’univers n’est pas un fait, mais se fait sans cesse ». C’est par son interruption que se crée la matière. La vie monte, la matière descend, deux mouvements opposés. 

« L’évolution de la vie continue […] une impulsion initiale ; cette impulsion […] amène la vie à des actes de plus en plus efficaces par la fabrication et l’emploi d’explosifs de plus en plus puissants ». Bergson voit dans la création un emmagasinage de l’énergie solaire qui explose. Il prend comme image celle d’un récipient contenant de la vapeur d’eau avec une fissure. Une grande partie du jet se transforme en grande partie en eau par condensation, laissant néanmoins quelques vapeurs s’élancer dans les airs. Cette eau, issue de la condensation, représente la matière, le jet restant comme l’élan vital. Cette image est encore trompeuse car « la création d‘un monde est un acte libre que la vie, à l’intérieur du monde matériel, participe de cette liberté ». 

Les choses se solidifient par l’entendement. C’est lui qui les constituent. « Les choses se constituent par la coupe instantanée que l’entendement pratique, à un moment donné, dans un flux de ce genre ». Les modalités de la création s’éclaircissent par la comparaison de ces coupes. Mais compte tenu de la complexité de l’analyse, l’entendement reste déconcerté. Les lois physiques et chimiques ne peuvent le faire. Nous représentons le monde de manière statique sous forme matérielle comme sa cause quand en réalité, la Vie est un mouvement. Il y a unité d’élan que nous ne percevons pas. Nous ne voyons que des parties extérieures à des parties. Soit nous prenons l’organisation infiniment compliquée, infiniment savante pour un assemblage fortuit, soit nous la rapportons à l’influence d’une force extérieure qui en aurait groupé les éléments. Cette complication est l’œuvre de l’intelligence comme son incompréhensibilité. Il faut le voir autrement, non plus par l’intelligence. Il faut retrouver le mouvement et se remettre en mouvement.

La Vie, une immensité de virtualité 

La Vie est donc une immensité de virtualité qui s’extériorise au contact de la matière, ce qui se traduit par la divergence. La matière divise effectivement ce qui n’était que virtuellement multiple. L’individuation est l’œuvre de la matière. L’unité pure ne se rencontre que dans l’espace. « Unité et multiplicité abstraites sont, comme on voudra, des déterminations de l’espace ou des catégories de l’entendement, spatialité et intellectualité étant calquées l’une sur l’autre. Mais ce qui est de nature psychologique ne saurait s’appliquer exactement sur l’espace, ni entrer tout à la fait dans les cadres de l’entendement ». 

S’il peut être arrêté sur sa route, le mouvement progresse de manière générale dans le sens du progrès. « Sans doute il y a progrès, si l'on entend par progrès une marche continue dans la direction générale que déterminera une impulsion première, mais ce progrès ne s'accomplit que sur les deux ou trois grandes lignes d'évolution où se dessinent des formes de plus en plus complexes, de plus en plus hautes : entre ces lignes courent une foule de voies secondaires où se multiplient au contraire les déviations, les arrêts et les reculs ». 

Qui à l’origine et porte cet élan vital ? 

« Si nos analyses sont exactes, c’est la conscience, ou mieux la supraconscience ». La conscience est « la fusée dont les débris éteints retombent en matière », « ce qui subsiste de la fusée, traversant les débris et les illuminant en organismes ». Elle est « une exigence de la création ». La conscience ne se manifeste que là où elle a une possibilité de choix, là où la création est possible. « Un être vivant est un centre d’action ». Elle représente une certaine somme d’actions possibles. « La conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté ».

La conscience, moteur de l'évolution

Bergson explique alors l’évolution de l’homme par la conscience. Elle correspond à la voie la plus efficace que la Vie peut suivre. « En résumé, si l'on voulait s'exprimer en termes de finalité, il faudrait dire que la conscience, après avoir été obligée, pour se libérer elle-même, de scinder l'organisation en deux parties complémentaires, végétaux d'une part et animaux de l'autre, a cherché une issue dans la double direction de l'instinct et de l'intelligence - elle ne l'a pas trouvée avec l'instinct, et elle ne l'a obtenue, du côté de l'intelligence, que par un saut brusque de l'animal à l'homme. De sorte qu'en dernière analyse l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète. Mais ce ne serait là qu'une manière de parler. Il n'y a en réalité qu'un certain courant d'existence et le courant antagoniste : de là toute l'évolution de la vie ». 

Parmi les nombreuses routes créées, l’une a donc été « assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie », celle qui a conduit à l’homme. « De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l'évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l'homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n'y a plus une différence de degré, mais de nature ».

L'homme, « succès unique, exceptionnel »

Dans la lutte entre la Vie et la Matière, entre les deux tendances de l’évolution, l’homme apparaît comme un « succès unique, exceptionnel ». Dans la lutte contre la Matière qui immobilise, il y avait possibilité pour la vie de créer une « mécanique qui triomphât du mécanisme ». « C’est dans ce sens tout spécial que l’homme est le « terme » et le « but » de l’évolution » sans être « préformée dans le mouvement évolutif ». Il n’est pas « l’aboutissement de l’évolution entière, car l’évolution s’est accomplie sur plusieurs lignes divergentes, et, si l’espèce humaine est à l’extrémité de l’une d’elles, d’autres lignes ont été suivies avec d’autres espèces au bout. C’est dans un sens bien différent que nous tenons l’humanité pour la raison d’être de l’évolution ».

L’élan vital ne réside désormais que dans l'homme. « Partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est vu acculer à une impasse ; avec l’homme seul elle a poursuivi son chemin. L’homme continue donc indéfiniment le mouvement vital, quoiqu’il n’entraîne pas avec lui tout ce que la vie portait en elle ». Mais chez l’homme, l’intuition a perdu de l’importance au profit de l’intelligence. Elle est « sacrifiée à l’intelligence ». 

Ainsi, selon Bergson, la Vie, depuis son impulsion initiale, est un flot qui monte et que contrarie le mouvement descendant de la Matière. Le courant est converti par la matière en un tourbillonnement sur place. Sur un seul point, il passe librement et entraîne avec lui l’obstacle, qui alourdit sa marche mais ne l’arrête pas. En ce point est l’humanité, « là est notre situation privilégiée ». Ce flot qui monte est conscience. Il enveloppe des virtualités sans nombre qui se compénètrent. La matière peut le diviser en individualités distinctes.
L’intellectualité est l’adaptation de la conscience à la matière. L’intelligence fait naturellement entrer la conscience dans le cadre où elle a coutume de voir la matière s’insérer, d’où ses négligences envers l’acte libre, la part de nouveauté ou de création. Elle y substitue à l’action elle-même « une imitation artificielle, approximative ». Notre esprit dépasse l’intelligence. Cela ne signifie pas que notre connaissance est relative mais approximative.

Théorie de la connaissance, théorie de la vie

« Une théorie de la vie qui ne s’accompagne d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs. Elle obtient ainsi un symbolisme commode, nécessaire même peut-être à la science positive, mais non pas une vision directe de son objet ». 

Bergson développe une théorie de l’évolution et une théorie de la connaissance. Car une théorie de la vie doit aussi expliquer la genèse de nos formes de connaissances. Nous ne pouvons pas en effet proposer une explication de la Vie et de ses origines sans expliquer aussi l’origine et les formes de connaissance. Bergson nous montre que c’est en méconnaissant cette exigence que les théories mécanistes et finalistes s'égarent dans l’erreur. Une théorie de l’évolution doit nécessairement inclure une théorie de la connaissance. 

Nous sommes alors face à une difficulté insurmontable : expliquer et expliciter une chose tout en utilisant ce qu’elle a créé dans un mouvement continue. Toute idée d’évolution peut expliquer la connaissance et la genèse de l’intelligence mais non l’inverse. Une oeuvre ne peut "expliquer" l'artiste. Il n'est que le reflet de ses qualités et de ses intentions. Par conséquent, toute idée d’évolution ne peut être expliquée et encore moins être démontrée par la raison. Nos connaissances et notre compréhension de l’évolution peuvent apparaître, dans l’évolutionnisme, comme des motifs de crédibilité et non des éléments de preuves. Pour parvenir à une certitude, il faudrait s’appuyer sur un élément extérieur à l’évolutionnisme. Mais hors de l’évolutionnisme, il n’y a rien de connaissable. L’évolutionnisme lui-même se dilue. La Science ne peut expliquer l’évolution. 

Selon Bergson, l’intuition est une autre mode de connaissance, appropriée à la philosophie et plus apte à saisir et à expliquer la Vie et l’évolution. Mais nous n’avons guère modifié le problème, l’intuition étant aussi le résultat de l’évolution. La philosophie ne peut donc aussi expliquer le Tout dans un sens évolutionniste. L’évolutionnisme s’appuie finalement sur une conviction, sur une croyance … Et à cette croyance, nous opposons notre foi…

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