" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 12 juillet 2013

Ce que Teilhard croit ...



Une des meilleures formes d’apostolat est peut-être le témoignage de sa propre conversion. Teilhard a aussi laissé le sien dans l’un de ses ouvrages, intitulé Comment je crois. Son témoignage est assez particulier. Il nous explique en effet comment sa foi chrétienne est légitime, non pas au regard de la foi en elle-même mais de ses convictions, et cela par sa seule expérience personnelle. Certains partisans voient dans son ouvrage une nouvelle forme d’apologétique efficace à notre époque. Mais est-ce vraiment encore de l’apologétique ? 




« Croire c’est opérer une synthèse intellectuelle ». 



Teilhard présente sa foi comme la synthèse de deux courants en apparence contradictoires : « l'originalité de ma croyance est qu'elle a ses racines dans deux domaines de vie habituellement considérés comme antagonistes. Par éducation et par formation intellectuelle, j'appartiens aux "enfants du Ciel". Mais par tempérament et par études professionnelles, je suis "un enfant de la Terre". Placé ainsi par la vie au cœur de deux mondes dont je connais, par une expérience familière, la théorie, la langue, les sentiments, je n'ai dressé aucune cloison intérieure. Mais j'ai laissé réagir en pleine liberté l'une sur l'autre, au fond de moi-même, deux influences apparemment contraires. Or, au terme de cette opération, après trente ans consacrés à la poursuite de l'unité intérieure, j'ai l'impression qu'une synthèse s'est opérée naturellement entre les deux courants qui me sollicitent ». Sa croyance se fonde sur deux pôles : Dieu et le Monde. Mais pouvons-nous aimer deux maîtres à la fois ? Teilhard ne fait pas exception à cette règle : il a choisi. « Aujourd'hui je crois probablement mieux que jamais en Dieu, - et certainement plus que jamais au Monde ».

La religion de Teilhard est donc le résultat d’une opération intellectuelle entre son expérience personnelle et sa formation. C’est bien l’intelligence qui opère cette synthèse. Mais est-elle légitime ? Qui en garantit sa véracité ? La foi psychologique, nous répond Teilhard…

La foi psychologique, fondement de la foi chrétienne de Teilhard

Qu’est-ce que la foi psychologique ? « J'entends par « foi » toute adhésion de notre intelligence à une perspective générale de l'Univers. On peut chercher à définir cette adhésion par certains aspects de liberté ("option") ou d'affectivité ("attrait") qui l'accompagnent. Ces traits me paraissent dérivés ou secondaires. La note essentielle de l'acte de foi psychologique, c'est à mon avis de percevoir comme possible, et d'accepter comme plus probable, une conclusion qui, par l'ampleur spatiale ou par éloignement temporel, déborde toutes prémisses analytiques ». Que faut-il comprendre ? Que cette foi dépasse toute opération intellectuelle par ses conclusions ? Qu’elle est issue de l’intuition ? Ce qui nous paraît compréhensif est que cette foi essentielle est toute naturelle, probablement intuitive et non intellectuelle [1]. 


Une foi dérivée de l’évolutionnisme

Teilhard applique une loi à toute croyance : « toute foi naît d’une foi ». Par conséquent, la foi chrétienne est le résultat d’une évolution. Il étudie alors cette évolution pour prouver sa foi. « […] Pour me démontrer à moi-même ma foi chrétienne, je ne saurais avoir (et je n'ai en fait jamais trouvé) d'autre méthode que de vérifier en moi la légitimité d'une évolution psychologique ». Cherche-t-il des motifs de crédibilité dans sa seule expérience personnelle selon un sens évolutionniste ? Ou cherche-t-il à prouver que sa foi est vraiment personnelle ? Dans les deux cas, il ne cherche des raisons de croire qu’en lui. Il parcourt une certaine « lignée » pour retrouver sa foi initiale, explorant ainsi le « phylum de ses actes de foi successifs ». 

Évolution ou conversion ?

Revenons sur le terme d’évolution. Car son emploi est terriblement source de malentendus. « Évolution » provient du terme latin « evolutio » de « voluere » qui signifie « dérouler ». L’évolution est l’acte de dérouler. Une chose évolue signifie qu’elle apparaît progressivement, de manière continue dans le temps. Deux termes sont à retenir : « changement » et « continuité ». Or, parfois, nous parlons d’évolution sans savoir s’il y a effectivement continuité et progression. Dans un sens scientifique, il signifie que la cause de ce cheminement est uniquement naturelle. 

L’adhésion à la foi ou de manière plus générale la foi, est-elle issue d’un cheminement naturel et même d’un changement continu ? Pouvons-nous dire que la foi de Saint Paul est issue d’un tel processus ? Il y a effectivement des actes de foi successifs au fur et à mesure de la compréhension de la foi et de son contenu. Le premier acte peut être soudain, sans raison naturelle. La foi peut introduire un bouleversement qui, s’il parvient jusqu’à son terme, conduit jusqu’à l’autel. Le converti a été docile à la grâce qui l'a touché. Je crois pour comprendre, et non l’inverse. Les motifs de crédibilité accompagnent ou préviennent ce changement mais n’en sont pas la cause. 

L’évolution de la foi selon Teilhard

Revenons à Teilhard. L’évolution de la foi est guidée ou plutôt dirigée par un principe ou une tendance fondamentale [2] : « si par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre successivement ma foi au Christ, ma foi en un Dieu personnel, ma foi en l'Esprit, il me semble que je continuerais invinciblement à croire au Monde. Le Monde (la valeur, l'infaillibilité et la bonté du Monde), telle est en dernière analyse la première, la dernière et la seule chose en laquelle je crois. C'est par cette loi que je vis. Et c'est à cette foi, je le sens que, au moment de mourir, par-dessus tous les doutes, je m'abandonnerai ». Il n’a effectivement qu’un seul maître. Il n’y a donc pas synthèse entre la foi en Dieu et la foi au Monde. C’est plutôt une accommodation de la foi en Dieu à la foi au Monde.Or nous sommes convaincus : la foi modifie notre représentation du monde. Et non l’inverse...

La foi au Monde, principe premier 






Quelle est cette foi au Monde ? «"Tout tient à tout". Sous cette expression élémentaire, la foi au Monde ne diffère pas sensiblement de l'acquiescement à une vérité scientifique ». Elle est la foi en la science ou plutôt en une certaine conception du Monde, en une certaine Unité du Monde. Cette conception prime sur toute autre considération. Il s’appuie aussi sur une certaine pensée dominante. « Pour tout homme qui pense, l'Univers forme un système interminablement lié dans le temps et dans l'espace. De l'avis commun, il forme un bloc ». Sa foi repose sur l’opinion : « personne ne doute », « de l’avis commun », « pour tout homme qui pense », etc. Ainsi « à la foi confuse en un Monde Un et Infaillible je m'abandonne, - où qu'elle me conduise ». C’est bien son principe de pensée et d’action, sa « foi initiale », non au sens de commencement mais de fondement. La foi au Monde garantie sa foi chrétienne…



Le credo de Teilhard

A partir de cette croyance initiale, Teilhard élabore des articles de foi. Voici le premier : « l'unité du Monde est de nature dynamique ou évolutive ». L’évolutionnisme s’impose à lui comme vérité indiscutable. Quelle gageure ! Il revient à sa foi en l’évolutionnisme quand nous voyons le principe de son jugement reposer avant tout sur l’évolutionnisme ! Et quelle combinaison de termes étranges ? L’unité est généralement attribuée à un élément en soi, sans notion de mouvement ou de durée. Nous pouvons dire qu’un objet est un dans le temps ou dans l’espace, mais alors il n’y a pas d’évolution. Or dans la philosophie bergsonienne, à laquelle il adhère, le mouvement est considéré comme un objet en soi.

Son deuxième article de foi est sa loi de complexité-conscience. Le Monde se dirige vers plus de spiritualité, vers plus d’Esprit. De quel Esprit parlons-nous ? « L'Esprit dont il s'agit ici a une nature particulière bien déterminée, Il ne représente en rien quelque entité indépendante ou antagoniste par rapport à la Matière ». Nous revenons à son principe de complémentarité de l’Esprit et la Matière. Il refuse toute séparation. L’Esprit dérive même de la Matière comme produit de l’évolution. « Par Esprit j'entends « l'Esprit de synthèse et de sublimation » en qui, laborieusement, parmi des essais et des échecs sans fin, se concentre la puissance d'unité diffuse dans le Multiple universel : l'Esprit naissant au sein et en fonction de la Matière ». 

La foi en l’Esprit nous impose la croyance au progrès et nous oblige à y contribuer. Elle oriente la morale vers l’action. Une action a de la valeur si elle applique « notre volonté à la réalisation d'un progrès » selon la direction de l’Évolution. « Pour se diriger à travers les brumes de la vie, l'Homme possède une règle biologique et morale absolument sûre, qui est de se diriger constamment lui-même « vers la plus grande conscience ». Ce faisant, il est certain de marcher de concert, et d'arriver au port, avec l'Univers ». Ce progrès est irréversible, ce qu’il entend par « immortalité de l’Esprit ».

Le Monde nous donne en outre les moyens de contribuer à ce progrès. « Si le Monde, pris dans sa totalité, est quelque chose d'infaillible […]; et si, par ailleurs, il se meut vers l'Esprit […]; alors il doit être capable de nous fournir ce qui est essentiellement requis pour la continuation d'un pareil mouvement : je veux dire un horizon sans limites en avant. Sans quoi, impuissant à alimenter les progrès qu'il suscite, il se trouverait dans l'inadmissible situation d'avoir à s'évanouir dans le dégoût chaque fois que la conscience née en lui parviendrait à l'âge de raison ». Le Monde est-il doué d’un Esprit, d’une conscience pour répondre à cette obligation morale ? Le terme de « dégoût » nous fait réagir. Nous pouvons l’entendre de deux façons. Soit il attribue au Monde une conscience, une personnalité. Soit il y a confusion. Ce n’est pas en effet le Monde qui s’évanouit en dégoût mais la foi en ce Monde. Les deux options sont sans-doute à retenir. 

S’il y a spiritualisation, il y a personnalisation, c’est ce qui appelle « foi en la personnalité ». « La conviction que je veux essayer de défendre ici, est […] que, s'il y a irréversiblement de la Vie en avant de nous, ce Vivant doit culminer en un Personnel où nous nous trouvions nous-mêmes « sur-personnalisés » ». Contrairement à la philosophie de Bergson, il donne à l’évolution une finalité. Le but ultime est en fait l’homme, non l’être que nous connaissons, qui reste inachevé, mais l’être fusionné dans le Point Omega. Finalement, il arrive à justifier sa foi en l’homme qui dérive de sa foi au Monde, et non de la foi chrétienne.

La religion chrétienne conforme à sa foi



Selon Teilhard, sa foi dépasse son individualisme. Elle intègre un ensemble, le Tout. « La naissance de ma foi ne représente que l'élément infinitésimal d'un processus beaucoup plus vaste et beaucoup plus sûr, commun à tous les hommes. Et c'est ainsi que je me trouve conduit, par la logique même de ma croissance, à émerger au-dessus de mon individualisme, et à découvrir en face de moi l'expérience religieuse générale de l'Humanité, pour m'y mêler ». Il pénètre à ce moment dans la croyance religieuse. La religion chrétienne lui apparaît alors comme étant la religion de l’avenir, la plus propre à épouser sa conception de l’Univers et à contribuer au progrès.


Et le miracle ?

Juge-t-il uniquement sa foi à partir de sa propre expérience personnelle ? Teilhard évoque le miracle. Il le considère comme une vision très appauvrie et biaisée de l’apologétique chrétienne. 

Croit-il au miracle ? « Je n'ai personnellement aucune difficulté à accepter le miracle, pourvu que celui-ci n'aille pas (ceci est la thèse même de l'Église) contre les règles de plus en plus nombreuses et précises que nous découvrons à l'évolution naturelle du Monde ». Pouvons-nous parler de mensonge éhonté dans ses propos ?! Depuis quand l’Église juge-t-elle un miracle selon « les règles que nous découvrons à l’évolution naturelle du Monde » ?! Quelle imposture si contraire à la rigueur du scientifique et à l’honnêteté d’un homme épris de vérité ! Il n’adhère finalement au miracle que s’il confirme l’évolutionnisme ! 

Le seul motif principal de son adhésion au christianisme est sa conformité à son « credo individuel », selon des raisons uniquement naturelles. « La seule raison capable de me décider à adhérer à une religion ne peut être en définitive […] que l'harmonie d'ordre supérieur existant entre cette religion et le credo individuel auquel m'a conduit l'évolution naturelle de ma foi ». La religion doit rejoindre une foi intérieure. 


Sa conception de l’évolution de la foi soulève des questions : foi psychologique, foi au monde, foi en l’homme, foi chrétienne, sont-elles des fois différentes, résultats successifs d’une évolution ou des faces différentes d’une même foi ? Sont-elles un approfondissement de la foi psychologique ou une extension ? En clair, le cheminement de sa croyance a--t-il progressé par ajout ou par approfondissement ? Sa foi psychologique en l’évolution reste toutefois le principe de sa croyance. Elle demeure toujours sa véritable foi. Il n’y a pas d’évolution...



Convertir l’Église…

Teilhard nous décrit son expérience personnelle pour légitimer sa foi et finalement expliquer les raisons de son credo. Comprenons bien son discours. Il s’agit de fonder un principe de croyance. Il définit le fondement même d’une religion à laquelle doit adhérer la foi chrétienne. Cette religion ne s’appuie que sur des prétentions scientifiques et des intuitions, que vient confirmer l’opinion. Tout cela est purement naturel et fragile, et contestable. Enfin, son adhésion à la religion chrétienne dépend de son efficacité, c’est-à-dire de sa contribution au « progrès ». Nous retrouvons le principe fondamental du mysticisme de Teilhard : seule l’action a de la valeur… En conclusion, Teilhard ne présente pas un nouveau mode d’apologétique : il définit et justifie une foi dont doit dériver la foi chrétienne… 


De manière générale, l’apologétique apporte des motifs de crédibilité à une croyance. Elle tente de démontrer qu’elle est vraie, objectivement vraie et elle la défend face à ses adversaires en répondant à leurs attaques [3]. Dans le premier cas, nous sommes dans l’apologétique démonstrative qui vise à renforcer le croyant ou à amener l’incroyant à la conversion. Dans le cas d’apologétique chrétienne, elle consiste à rendre croyable la Révélation en s’adressant à l’intelligence. Elle montre par exemple la conformité de la Révélation avec la raison et les sciences.



Nous pouvons témoigner de notre conversion, des effets de la grâce et aussi de ce travail intérieur qui nous a permis de dire finalement « je crois ». Dans le témoignage de Teilhard, rien de tout cela. Aucune présence de Dieu. Aucun récit de conversion. Il semble avoir trouvé le meilleur produit correspondant à son credo.
Teilhard montre finalement que sa foi chrétienne est subordonnée à son credo, lui-même issu d'une foi qu'il reconnaît comme supérieure, une foi qui dérive de l’évolutionnisme. Naturellement, il veut accommoder l’enseignement de l’Église à son credo. La lumière de la foi n'éclaire pas sa démarche, encore moins sa raison. Nous sommes loin d’une apologétique chrétienne.


La Descente aux Enfers (Fra Angelico)



[1] Selon Bergson, il existe deux formes de connaissance, l’intelligence et l’intuition. Nous reprenons cette distinction compte tenu du rapprochement entre Teilhard et Bergson. 
[2] Nous retrouvons l’idée d’évolution selon Bergson : pas de finalité mais une tendance générale. 
[3] Voir Émeraude, novembre 2011.

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