Les arabes ont conquis de vastes terres en écrasant les deux grands empires moribonds de Byzance et de Perse. Mais, après les guerres et les massacres, les destructions et les pillages, un autre défi les attend. Ils doivent désormais gérer leurs conquêtes. Installés à Damas, au cœur des civilisations, les califes omeyyades veulent fonder un Empire. Or, les arabes sont en grande majorité des nomades plus habitués aux razzias qu'à l'administration, plus soucieux de richesses que d'humanité. Ils sont aussi au contact de peuples anciens, plus cultivés et laborieux, plus adroits dans la finance et la politique, plus enracinés dans l'histoire et la civilisation, tous adhérant à une religion. Les califes sont alors dans une situation paradoxale : ils dominent des peuples alors qu'ils en dépendent entièrement. S'ils persistent à suivre leurs traditions tribales, ils ne pourront guère durer dans un pays aussi hostile, mais si elles ne sont plus respectées, comment réagiront les tribus arabes ? Ce dilemme est probablement une des clés de compréhension de l'islam et du Coran...
Aux lendemains de leurs victoires sur les Perses et les Byzantins, les arabes sont minoritaires parmi les masses chrétiennes (Égypte, Syrie, Mésopotamie, Irak), les zoroastriens (Iran) et parmi les fortes populations juives (Palestine, Syrie, Irak). Les peuples parlent encore leurs langues nationales : l'araméen, le pehlvi, le copte. Accaparés par les conquêtes, les califes laissent les indigènes administrer les pays conquis, sous l'autorité de gouverneurs militaires arabes. Mais la guerre de conquête se poursuit dans des régions de plus en plus éloignées, notamment en Espagne. Elle conduit à diminuer la présence militaire dans les pays occupés. Les premiers califes prennent rapidement conscience de leur domination précaire. Ils vont y remédier par une colonisation progressive et intensive des terres. Des tribus entières quittent la péninsule arabe avec leurs troupeaux pour s'y installer. Les califes les envoient vers des zones déterminées selon leurs besoins. Elles s'installent dans les villes et les campagnes. On leur attribue des maisons et des terres, prises aux indigènes. Certaines tribus reçoivent de vastes domaines, cultivés par des indigènes réduits à l'esclavage ou au servage. Elles finissent par disposer d'une certaine autonomie par rapport au pouvoir central.
Or, les tribus arabes ignorent la vie sédentaire. Ils vivent en groupes selon le mode tribal, dans un milieu hostile, sous les tentes ou dans les rares cités caravanières, à l'ombre d'oasis. Habitués à la vie dure, les Arabes sont caractérisés par leur sauvagerie, leur fierté et leur esprit d'indépendance. Chaque individu est néanmoins rattaché à un des clans qui composent la tribu. Les liens du sang sont primordiaux.
Ce sont des nomades qui vivent de chasse et d'élevage, mais aussi de razzias. Ils se jettent sur une tribu voisine et lui enlève son bétail. Toute effusion de sang est néanmoins interdite, car cela provoquerait aussitôt de graves représailles. Les conquêtes arabes ressemblent parfois à des expéditions de guerre, néanmoins « impulsées par les califes, [elles] se présentent d'abord comme des expéditions isolées, éclatées, qui ont lieu dans des régions diverses et ont pour finalité première la collecte du butin ; il n'y a pas de véritable occupation de l'espace, mais plutôt des razzias et des pillages » (1). Le but de la conquête est d'abord économique. L'enrichissement calme les ardeurs des tribus arabes que le premier calife, Abû Bakr, vient de soumettre par la guerre. Précisons que les révoltes tribales se sont traduites par le refus de payer l'impôt.
Les razzias, appelés « ghawza », sont donc une véritable institution consistant en de courtes incursions de pillages sur les villages pour amasser du butin, voler le bétail et rabattre les populations pour l'esclavage. Les califes les dirigent personnellement en Anatolie et en Arménie.
L'autre moyen traditionnel de s’enrichir est d'assurer la protection des « faibles » moyennant tribut. Les tribus vivent des droits de protection qu'elles accordent aux caravanes auxquelles elles vendent des chameaux. Au temps de la conquête, les villes se rendent, puis moyennant tribut, elles obtiennent la protection du calife. Seul un pacte permet en effet aux populations d'échapper au massacre, au pillage et à l'esclavage. C'est pourquoi les représentants des populations des villes ou des provinces, gouverneurs civils ou chefs religieux, comme les patriarches et les évêques, tentent de négocier avec les chefs arabes dans l'espoir de les réduire. Les traités varient selon les situations locales. Dans ces contrats sont intégrées les pratiques fiscales et administratives antérieures, assurant ainsi une certaine continuité des administrations byzantine ou perse. En échange, au lieu de verser des impôts à Byzance ou à l'empire perse, ils sont désormais envoyés à Médine. Le clergé est responsable de la perception des impôts et contrôle les finances de la communauté.
Les tribus arabes s'emparent ainsi de vastes richesses qu'elles se partagent selon des modalités définies dans la tradition musulmane, par Mahomet lui-même. Le butin est constitué des terres, des esclaves et de leurs biens. Sa répartition représente un enjeu colossal. Il est source d'enrichissement des tribus et leur garantit une certaine autonomie. Il finance aussi les guerres et donne un pouvoir aux califes dont l'autorité est fragile. La richesse cimente la solidarité arabe, aussi précaire que le pouvoir...
« O mon peuple, entrez dans la terre sainte qu'Allah vous a prescrite. Et ne revenez point sur vos pas [en refusant de combattre] car vous retourneriez perdants » (Coran, sourate 5, verset 21).
Depuis la conquête de Médine, le butin amassé est en effet divisé en deux parts : le cinquième est réservé au prophète et à ses successeurs, chargés de le gérer au profit de toute la communauté, et le reste est partagé entre les combattants musulmans. Néanmoins, dans le cas d'un prise sans combat, la totalité du butin revient au chef, intégralement. De là vient le « fay » : les biens enlevés aux non-musulmans constituent le bien collectif de l’Oumma. Nous avons donc une distinction entre les biens individuels et le bien collectif.
« Alors l'apôtre a divisé la propriété, des épouses, et des enfants du Banu Quraiza entre les musulmans, il a fait connaître à ce jour les parts concernant les chevaux et les hommes, et en a pris le cinquième […] Puis l'apôtre a envoyé Sa'd. [...] avec certaines des femmes captives de Banu Quraiza à Najd pour qu'il les vende contre des chevaux et des armes » (2).
Pour renforcer leur présence dans les régions conquises, les califes installent des tribus arabes. L'arrivée de cette population nomade, plus habituée aux rapines qu'aux travaux de la terre, crée une situation de plus en plus tendue pour le pouvoir. Elle engendre notamment des conflits pour les modalités de partage du butin.
En effet, elles ignorent la vie citadine ou agraire et sont hostiles aux travaux de la terre et aux métiers de la ville. Comment alors mettre en œuvre des techniques complexes des civilisations de haute culture, perse et byzantine ? Les populations sont alors réduites en esclavage pour subvenir à leurs besoins. Elles cultivent les terres conquises au profit des nouveaux arrivants. Les envahisseurs ont besoin d'indigènes pour vivre et exploiter leurs terres. Mais l'esclavage entraîne la baisse de la population imposable. Les recettes de l’État finissent donc par s’amenuiser.
L'arrivée massive de tribus nomades dans des pays où auparavant les arabes étaient minoritaires génère également de l'anarchie. Les mœurs pillardes et belliqueuses de ces émigrés provoquent insécurité, rapine et désertification des zones cultivées. Les gouverneurs provinciaux doivent donc protéger la population indigène, combattre certaines tribus, traiter les querelles entre tribus.
La tribu des califes, qui détient le pouvoir, modifie les règles de répartition des richesses. Au lieu d'un partage immédiat des vaincus et de leurs biens, comme à l'époque de Mahomet, le pouvoir redistribue aux tribus arabe le butin sous forme de domaines ou de pensions, variables selon les services rendus. Mais cette aide ne contente pas les tribus, qui poursuivent leurs incursions. Les califes sont alors face à une profonde contradiction entre les intérêts d'un État en construction, toujours en expansion, et l'intérêt des tribus arabes. Comment s'opposer à leurs convoitises qui sont à l'origine de la conquête et qui la menacent désormais ? Comment finalement les « domestiquer » ?
Pour imposer leur politique fiscale et administrative, les califes ont recours au Coran et aux hadiths. N'oublions pas qu'au moment où s'édifie l'Empire arabe, ils se constituent progressivement, sous la direction des califes. Ce seront les textes de référence pour le droit musulman et pour la gestion de l'Empire. Ils deviendront notamment la base de la fiscalité et des relations entre l'islam et les non-musulmans.
A partir de ces textes, les juristes établiront progressivement les modes d'attribution et de partage des biens, des prescriptions religieuses concernant les droits et devoirs des musulmans et des indigènes. Nous comprenons alors pourquoi le Coran est un ensemble confus de prescriptions religieuses, pratiques, juridiques, fiscales. Il s'impose comme seule légitimation du pouvoir à des tribus peu habituées à la vie sédentaire et policée des vieilles civilisations. L'autorité religieuse des « livres saints » couvre ainsi l'autorité politique. Certes, l'impôt existait aussi dans l'empire perse et byzantin, mais les califes lui attribuent désormais un caractère nouveau, religieux et sacré (3). C'est pratique pour un pouvoir qui n'a pour seule légitimité, que la force... une force fragile... Est-ce pour cette raison qu'en lisant le Coran, nous sentons plus de préoccupations humaines que de présence divine ?
Références
1. Tatiana Pignon, L'Islam en formation : le califat d'Abû Bakr, 17 décembre 2012, www.lesclesdumoyenorient.com.
2. Sirat Rasulallah, première biographie officielle de Mahomet.
3. Bat Ye'or, Les Chrétiens d'Orient entre jihad et dhimmitude, VII-XXème siècle, 2007, édition J.-C. Godefroy.
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