Pour comprendre une pensée, un homme, il est parfois nécessaire de l'entendre directement, sans passer par l'intermédiaire de commentaires, favorables ou non. Certes, il est utile de connaître des critiques de disciples ou d'adversaires pour mieux en saisir le sens et la portée, voire sa richesse et ses dangers, mais par la lecture de ses œuvres, nous rencontrons l'homme. Son écriture est révélatrice de ses intentions. Ses écrits sont porteurs d'idées que les mots seuls ne peuvent suffire à porter. Ainsi, avons-nous lu quelques ouvrages du Père Teilhard de Chardin dans l'espoir de mieux le comprendre et d'expliquer sa philosophie ...
Dans ses livres, le Père Teilhard de Chardin apparaît rapidement comme un passionné de biologie, averti des dernières découvertes de la science. Car il a une foi absolue en la science : « ainsi parle la Science. Et je crois à la Science » (1). Cette foi dépasse l'ordre de la connaissance. Elle n'est pas en effet simplement une adhésion à des résultats scientifiques, avec plus ou moins d'esprit critique ; elle atteint le raisonnement en lui-même. Car il ne peut raisonner qu'en scientifique, y compris quand il philosophe : « je ne quitte à aucun moment le terrain de l'observation scientifique » (2). Mais, il ne s'exprime pas toujours comme un scientifique. Il est souvent poète, voire lyrique. La tentation est alors grande de se laisser emporter par sa flamme créatrice ou par son rêve enchanteur. Et nous voguons ainsi dans la contradiction, entre la volonté d'un scientifique marqué par la rigueur, et l'imagination débordante d'un innovateur plutôt confus...
Il faut s'armer de courage et de patience pour lire sérieusement ses ouvrages, si déconcertants parfois. Teilhard a en particulier la fâcheuse habitude de créer des mots nouveaux à consonance scientifique. Des termes tels que « noogénèse », « noosphère », sont courants. Et ce vocabulaire n'est pas anodin. Il est au centre de son discours. Rares sont pourtant les définitions. Les mots se devinent par leur construction. Certains mots ou associations restent encore difficilement saisissables tant ils sont abstraits. Que signifie bien « l’Étoffe de l'Univers », « la planétisation humaine », ou « le reploiement illuminateur de l'être » (3) ? Que pourrait bien signifier « la puissance plasmatique du Verbe » ? Nous n'avons en fait guère de représentations concrètes, imagées, pour nous raccrocher à cette abstraction si élevée. Par ce vocabulaire innovant, il essaye probablement de construire quelque chose d'entièrement nouveau, radicalement différente de notre conception intellectuelle traditionnelle...
Teilhard aime les superlatifs : « s'ultra-condenser », « l'hypercentration », « l'hyper-personnel », « l'hyper-réflexion », « la superhumanité »... Ces mots sous-entendent une certaine tension. En effet, Teilhard a pour volonté de résoudre un problème urgent : « tout ce que je voudrais, c’est avoir fait sentir, avec la réalité, la difficulté et l’urgence du problème » (4).
« Le Révérend Père [Henri de Lubac] le reconnaît à plusieurs reprises, le vocabulaire que Teilhard s'est forgé avait de quoi dérouter (les théologiens sans doute plus encore que les hommes de sciences) » (5). Ce vocabulaire est porteur de sens...
Teilhard porte en lui un dilemme grave. Il croit à la science, et profondément à la théorie de l'évolution, et en même temps, il est un représentant sincère de l’Église et de son clergé. Il se heurte donc inévitablement à une opposition radicale. Comment croire en même temps à l'évolutionnisme et à la Révélation ? Selon certains de ses commentateurs, il est conscient de l'incompatibilité d'un certain « fondamentalisme créationniste avec les connaissances scientifiques qui soutiennent l'évolution » (6). Il est le témoin et l'acteur d'un fossé qui sépare de plus en plus l'idée traditionnelle de la création de la théorie de l'évolution. Teilhard est absolument convaincu qu'une solution est possible, non dans la prééminence d'une connaissance sur l'autre, mais dans leur association. Teilhard veut donc rejoindre la science et la foi.
Teilhard est un convaincu passionné de l’évolution. A ses yeux, ce n'est plus une théorie, mais un fait avéré, d'une évidence sans faille. « L’évolutionnisme a depuis longtemps cessé d’être une hypothèse, pour devenir une condition (dimensionnelle) à laquelle doivent désormais satisfaire, en Physique et en Biologie, toutes les hypothèses ». C'est « le fait fondamental, qui requiert une explication, mais dont l’évidence est désormais au-dessus de toute vérification, comme aussi à l’abri de tout démenti ultérieur de l’expérience » (7). Il se justifie notamment par l'unanimité des savants, qui, s'ils se disputent encore sur ses modalités, sont d'accord sur le fait de l'évolution. Or, il reconnaît que l'évolutionnisme piétine...
Selon Teilhard, certains critiquent encore le fait de l'évolution car leur représentation du monde ne leur permet pas de la voir et de la comprendre. « Bien des yeux se refusent encore à voir, ou à considérer comme réelle, cette maille de la Vie en évolution. Mais c’est qu’ils ne savent pas s’accommoder, ni regarder, comme il le faudrait ». Il cherche donc à faire reconnaître l'apparition de la vie selon l'évolutionnisme. Pour cela, Teilhard veut les aider à regarder autrement la vie. Un autre regard pour une autre compréhension...
En outre, personne n'a encore donné de sens à l’évolution, les uns s'enfermant dans le matérialisme, les autres dans le spiritualisme, tous s'enfermant dans une représentation figée et partielle, donc erronée, du monde et de la vie. « La Science, dans ses ascensions, — et même, je le montrerai, l’Humanité, dans sa marche — piétinent en ce moment sur place, parce que les esprits hésitent à reconnaître qu’il y a une orientation précise et un axe privilégié d’évolution. Débilitées par ce doute fondamental, les recherches se dispersent et les volontés ne se décident pas à construire la Terre » (8). Il tente donc de donner du sens à l'évolution en prenant en compte les deux facettes du monde, matérielle et spirituelle. Pour donner du sens à quelque chose, il faut d'abord être convaincu de sa finalité : Teilhard est persuadé que l'évolution a une finalité...
Selon Teilhard, l'homme est arrivé à un stade critique d'évolution, à un de ces carrefours qui marquent l'avenir de l'humanité. Tout dépend du choix qu'il devra faire. Il a donc pour objectif de faire prendre conscience de la gravité de la situation pour que l’évolution poursuive correctement sa marche jusqu'à sa fin ultime. Il veut « donner un sens, une flèche et des points critiques à l’Évolution ». La solution revient à reconsidérer la façon de voir le monde et la vie, ce qui permet « de nous mieux connaître, de nous mieux situer dans l'espace et dans la durée, au point de devenir conscients de notre liaison et de notre responsabilité universelles » (9). Tout dépend donc du regard que nous portons autour de nous et en nous.
Le vocabulaire employé par Teilhard est très pertinent. Ses termes sont choisis et construits pour exprimer une image ou plutôt une nouvelle vision nécessaire à un nouveau regard. Et si dans un premier abord, certaines phrases semblent incompréhensibles, déroutantes, voire rebutantes, elles sont rapidement saisissables par les images qu'elles évoquent dans notre imagination. Teilhard a en effet la volonté farouche de décrire une vision du monde et du vivant, de manière agréable, fantaisiste peut-être, avec un style poétique et lyrique, et cette vision est au-delà des mots. Les mots comme le style sont surprenants, inhabituels, très innovants, car la vision est radicalement nouvelle. Ils brusquent finalement notre façon de penser comme sa vision heurte inévitablement la nôtre.
La conclusion d'un de ses ouvrages est frappante : « parmi ceux qui auront essayé de lire jusqu’au bout ces pages, beaucoup fermeront le livre insatisfaits et songeurs, se demandant si je les ai promenés dans les faits, dans la métaphysique, ou dans le rêve » (10). Et pourtant, ce livre est décrit comme étant un essai purement scientifique. Nous sommes en fait loin de la science. Teilhard justifie alors sa démarche. Il parle d'imaginer, de concevoir, de ré-agencer des valeurs. Dans ses mots comme dans son style, nous trouvons peut-être toute sa volonté de changement, de nouveauté.
Ainsi, la « poésie » de Teilhard, son style particulier, sont indissociables de ses pensées. Ils forment un tout. Et ce tout est particulièrement révolutionnaire. Faut-il un nouveau vocabulaire, un nouveau mode d'expression pour présenter une nouvelle religion ?...
Et pourtant, Teilhard est présenté comme un homme profondément chrétien, fidèle à l’Église et à la Tradition. Ses expressions « ne comportent pas, dans la pensée de Teilhard, d'innovation réelle au point de vue dogmatique » comme semble le prouver le R.P. de Lubac, qui a cherché à le réhabiliter (11). « Le penseur que nous révèlent ces pages a toujours voulu et toujours su rester fidèle au dogme, même s'il en a mis certains aspects en meilleure lumière que d'autres » (12). On le présente surtout comme le fidèle de Saint Paul...
Étudions la pensée de Teilhard pour être mieux à même de porter un jugement critique...
Notes
1. Le Phénomène humain, I, La Prévie, chapitre 1.
2. L'Avenir de l'Homme, IV, Un grand événement qui se dessine: la planétisation humaine.
3. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 2.
4. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 3.
5. S.J. L. Renwart, Du nouveau sur Teilhard.
6. Raoul Giret, La pensée scientifique et religieuse de Teilhard de Chardin, 8 mai 1999, www.crf-auteuil.org.
7. Le Phénomène humain, II, La Vie, chapitre 2.
8. Le Phénomène humain, II, La Vie, chapitre 3.
9. L'Avenir de l'homme, Note sur le Progrès.
10. Le Phénomène humain, IV, La Survie, chapitre 3.
11. R.P. H. de Lubac, La pensée religieuse du Père Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1962.
12. S.J. L. Renwart, Du nouveau sur Teilhard.
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