" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 16 janvier 2013

Les grands principes de Teilhard

Le Père Teilhard de Chardin élabore une nouvelle vision du monde et de la vie. Quel en sont les bases ? Essayons de dégager les principes à partir de ses ouvrages. Bon pédagogue, il définit presque de manière systématique les raisons de ses choix, même si parfois, certaines d'entre elles ne sont que simples affirmations, sans réelle justification. Nous parviendrons ainsi à saisir sa philosophie, de manière, certes rapide et simplifiée, voire simpliste, mais suffisamment éclairante pour la comprendre et la juger... 


Comme nous l'avons évoqué dans le précédent article, Teilhard est un évolutionniste convaincu. Il ne peut penser sans se référer à l'idée de l'évolution. Mais, ardent partisan, il ne cherche pas à comprendre les limites de l'évolutionnisme. Au contraire, il est en tellement convaincu que rien ne peut s'y opposer. Néanmoins, il n'est ni darwinien, ni lamarckiste, même s'il est proche du transformisme. Son idée d'évolution est en fait plus large, plus globale que celle des scientifiques. Elle commence dès l'apparition de l'univers pour finir par la fin du monde. Elle explique tout ce qui a existé, existe et existera. Mais, curieusement, il ne semble pas chercher la cause ou le moteur de cette évolution. Elle semble agir par elle-même comme une force vitale intrinsèque... 



Teilhard a une foi absolue en la science, surtout en la biologie. La science a autant de valeur que la Révélation. Sa vision prend donc en compte les interprétations scientifiques les plus unanimement reconnues. Il s'appuie sur les connaissances scientifiques pour justifier son explication du monde. Mais, dépassant les conditions et les hypothèses dans lesquelles elles ont été définies, il les étend à l'ensemble de la vie, sensible ou non. 

Teilhard reconnaît deux façons d'étudier le monde qui a donné lieu à deux visions opposées : la vision matérialiste, qui ne juge le monde et la vie que sous son aspect extérieur, et la vision spirituelle, qui ne les étudie que sous un aspect intérieur. Teilhard veut dépasser ses deux visions, qui, prises séparément, faussent la réalité des choses. « Ma conviction est que les deux points de vue demandent à se rejoindre, et qu’ils se rejoindront bientôt dans une sorte de Phénoménologie ou Physique généralisée, où la face interne des choses sera considérée aussi bien que la face externe du Monde » (1). L'ambition de Teilhard est donc clair : il veut concevoir une science capable d'expliquer toute la vie, selon le principe fondamental de l'évolutionnisme. 

Parmi les découvertes scientifiques et notamment en biologie, Teilhard insiste sur une loi prétendument reconnue par toute la communauté scientifique : la loi de complexification. Les choses apparaissent de plus en plus complexe au fur et à mesure qu'elles apparaissent : « l’Évolution de la Matière se ramène, dans les théories actuelles, à l’édification graduelle, par complication croissante, des divers éléments reconnus par la Physico-chimie ». Cette loi est le socle sur lequel il s'appuie fortement pour élaborer sa théorie. « Cette découverte fondamentale que tous les corps dérivent, par arrangement d’un seul type initial corpusculaire, est l’éclair qui illumine à nos yeux l’histoire de l’Univers. A sa façon la Matière obéit, dès l’origine, à la grande loi biologique (sur laquelle nous aurons sans cesse à revenir) de complexification » (2). 

Telle est la démarche caractéristique de Teilhard : l'application des lois biologiques à toute matière vivante ou non. Car dans sa représentation du monde, il y a continuité entre le monde inanimé et la vie. Certes, il ne les confond pas. Il y voit des ordres de grandeur différentes et hésite parfois à faire des analogies entre ces deux mondes, mais il y applique les mêmes lois. L'homme fait partie aussi de cette continuité. Ainsi, parle-t-il de phénomène humain. Comme les mondes inanimé et animé, « l’Homme, dans la Nature, est véritablement un fait, relevant (au moins partiellement) des exigences et des méthodes de la Science ». Cela signifie en particulier que le fait social est objet de science autant que la biologie. Il attribue même une valeur biologique au fait social. Il considère ainsi la sociologie comme une science de même valeur que la biologie ou la physique. Dans son raisonnement, il impliquera notamment la notion de socialisation. Ainsi, dans son explication du monde, il prendra en compte la naissance des nations, le développement des organismes internationaux, la guerre, etc. 

Autre principe : il n'y a pas d'exception dans la nature ou dans l'univers. Ce qui est vrai dans un être est valable pour tous les êtres. Un fait extraordinaire n'est finalement qu'une propriété universelle rendue visible par des conditions exceptionnelles : « une anomalie naturelle n’est jamais que l’exagération, jusqu’à devenir sensible, d’une propriété partout répandue à l’état insaisissable ». 

Or, l'homme est réfléchi. Il est en effet caractérisé par sa capacité de réflexion, par sa conscience. Mais, si cette capacité est reconnue de manière exceptionnelle à l'homme, cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas ailleurs. Selon le précédent principe, elle est au contraire universelle. Donc Teilhard en déduit que toutes les choses détiennent un « psychique », de degré plus ou moins développé. Il considère finalement que toutes choses présentent deux faces, une "au-dehors", qui est l'objet d'étude exclusif actuel des sciences, et une "en-dedans", qu'il appelle conscience. « Le terme « Conscience » est pris dans son acception la plus générale, pour désigner toute espèce de psychisme, depuis les formes les plus rudimentaires concevables de perception intérieure jusqu’au phénomène humain de connaissance réfléchie » (3). Ainsi, il reconnaît en toute chose « l’existence d’une face interne consciente qui double nécessairement, partout, la face externe, « matérielle », seule considérée habituellement par la Science ». Il établit aussi une relation entre les faces interne et externe de toutes choses : « une conscience est d’autant plus achevée qu’elle double un édifice matériel plus riche et mieux organisé ». Dans tout son raisonnement, Teilhard donne une primauté au psychique et à la pensée. 

Teilhard tente alors de caractériser chacune des faces de chaque chose puis d'y appliquer les lois scientifiques connues. Ainsi, il caractérise la face externe par sa multiplicité, son unité et par son énergie. Il extrapole ses notions sur la face interne. La conscience est donc caractérisée par les mêmes propriétés de multiplicité, d'unité et d'énergie. Comme le monde externe est régie par la loi de complexification, il en conclut que le monde interne doit être aussi dirigé par la même loi. « Pratiquement homogènes entre eux à l’origine, les éléments de Conscience (exactement comme les éléments de Matière qu’ils sous-tendent) vont peu à peu compliquant et différenciant leur nature au cours de la Durée ». 

Teilhard affirme aussi que toute chose dispose d'une énergie, de nature essentiellement psychique, elle-même composée de deux énergies, l'une permettant de relier les éléments de même ordre, l'autre transformant la chose vers un être plus complexe, d'un ordre supérieur. La première a pour effet l'association, la seconde, la métamorphose. Seule la première énergie est actuellement considérée par la science. A partir de ce postulat et des lois thermodynamiques appliquées sur ces deux énergies, il explique le déroulement de l'évolution. A chaque phase de l'évolution, il y a d'abord déploiement de la première énergie, ce qui s'accompagne par une association d'éléments puis son extension jusqu'à une certaine limite. Quand elle ne peut plus se déployer, la seconde énergie crée une nouvelle forme de vie, toujours plus complexe, plus organisée et donc élevée. L'évolution passe donc par des ruptures continuelles. 

Teilhard donne ainsi un sens à l'évolution : « l’Univers est conçu comme passant d’un état A, caractérisé par un nombre très grand d’éléments matériels très simples (c’est-à-dire à Dedans très pauvre) à un état B défini par un nombre plus petit de groupements très complexes (c’est-à-dire à Dedans plus riche). » Il arrive aussi à donner du sens à l'Histoire : « histoire de la lutte engagée, dans l’Univers, entre le Multiple unifié et la Multitude inorganisée : application, tout au long, de la grande Loi de complexité et de Conscience, loi impliquant elle-même une structure, une courbure, psychiquement convergentes du Monde ». 

Ainsi, dans sa conception du monde, il parvient à « grouper dans une même perspective rationnelle Esprit et Matière » ou encore à « relier entre elles d’une manière cohérente les deux Énergies du corps et de l’âme ». Et comme l'homme se caractérise par une conscience plus élevée, il apparaît comme « axe et flèche de l’Évolution ». 

Teilhard ne voit pas l'évolution comme étant un processus achevé mais comme un mouvement qui se poursuit encore selon la même loi de complexification. Les consciences s'unifient de plus en plus par leur proximité et leur association. C'est ce qu'il appelle « la planétisation de l'homme ». Elle correspond à la phase de déploiement de l'homme. A un moment, cette phase atteindra ses limites et une nouvelle métamorphose devra survenir. C'est celle qui est en cours actuellement : l'avènement de l'Humanité, considéré comme un tout organique encore plus complexe que l'homme, d'une capacité de conscience encore plus élevée. Nous tendons donc vers une élévation de conscience parallèlement à un abaissement de la matière pour atteindre finalement à leur séparation. La fin de l'Histoire est justement ce moment où la conscience et la matière se sépareront... Toutes les consciences s'uniront alors sans confusion, en une seule conscience, qu'il appelle le point Omega, point mystérieux qui attire tout à lui... 

Telle est en quelques mots la vision du monde et de la vie du Père Teilhard de Chardin, vision qu'il ne cessera de développer et de défendre tout le long de sa vie. Mais, nous vous l'avons décrit uniquement sous son seul aspect physique. Elle intègre également un aspect religieux... 


1. Le Phénomène humain, I. La Prévie, chapitre 2. 
2. Le Phénomène humain, I .La Prévie, chapitre 1. 
3. Le Phénomène humain, I .La Prévie, chapitre 2, note. Les notes sont très précieuses, voire plus précieuses que le texte lui-même.

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