" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 16 juillet 2012

La Création vue par les Pères de l'Eglise

A partir du IIème siècle, les Pères de l'Église ont très tôt abordé l'œuvre de la Création, sous le regard de la philosophie et de la Sainte Écriture. Rapidement en effet, la question de la Création est devenue centrale tant la conception chrétienne manifestait une originalité dans le monde gréco-romain. Cette spécificité montre, d'une belle manière, combien les théories affirmant le christianisme comme une évolution ou un syncrétisme sont bien erronées. En dépit de quelques différences d'interprétations et d'opinions, les Pères de l'Église nous donnent la lumière de la Tradition, indispensable pour lire la Sainte Écriture. S'ils divergent parfois, ils nous enseignent, par leur unanimité, les doctrines auxquelles nous devons adhérer. Le présent article décrit brièvement leur enseignement et leurs divergences. 

Pourquoi ont-ils abordé l'œuvre de la Création ? Les Pères de l'Église ont dû défendre la foi et donc l'exposer pour s'opposer aux critiques des païens et aux erreurs des hérétiques (marcionisme, gnosticisme, manichéisme). Très tôt, en effet, l'idée de la Création était soit combattue par les païens, soit déformée par les hérésies. L'influence des philosophies grecques et du judaïsme hellénique pouvaient aussi entraîner des confusions et des malentendus. Rapidement, la doctrine et le vocabulaire devaient être précisés et clarifiés. En outre, étant souvent des Évêques, ils avaient un rôle d'apostolat et d'enseignement à l'égard de leurs fidèles. La plupart ont commenté la Genèse dans des sermons au cours de la Semaine Sainte, dans le cadre de la catéchèse baptismale. Enfin, n'oublions pas l'expérience personnelle de certains Pères qui, lors de leur conversion, ont voulu comprendre l'œuvre de la Création. Saint Augustin est un de ces convertis, particulièrement préoccupés par cette question centrale de notre foi. « Fais que j'entende et comprenne comment dans le Principe, tu as fait le ciel et la terre » (1)

Le temps semble nous faire oublier un fait indubitable et pourtant si capitale : la spécificité de la doctrine chrétienne de la Création ! Certes, elle est présente dans l'Ancien Testament comme elle traverse le judaïsme, mais elle est pleinement saisie et connue dans le christianisme. Que nous enseignent donc les Pères de l'Église ? 

Comme Saint Clément de Rome, les Pères de l’Église distinguent dans l'œuvre de la Création l'action proprement dite de créer, œuvre de sa toute puissance et de sa volonté, et l'ordonnancement du monde, œuvre de sa sagesse. « C'est ainsi que débute l'enseignement de l'Écriture Sainte : comment a été créée, est née de Dieu une matière avec laquelle Dieu a fait et réalisé le monde » (2)



Face aux païens et aux hérétiques, ils ont tous affirmé que Dieu est le seul Créateur de l'univers. Dieu a tout créé à partir de rien au sens de « ex nihilo ». Si cet enseignement semble d'abord manquer de précision (3), il devient clair Théophile d'Antioche et Saint Irénée. « La puissance de Dieu se montre précisément quand il part du néant pour faire tout ce qu'Il veut » (4). Ils rejettent donc l'éternité de la matière et l'action de démiurges. « Il n'y a qu'un seul Dieu, à savoir le Créateur, et qu'il n'y a rien qui soit au-dessus de lui ou après lui » (5)


Tout a donc pour origine Dieu. « Il tira toutes choses du néant » (6). Mais, précisent-ils, les êtres ne sont ni l'émanation, ni le prolongement de Dieu. Il y a bien distinction entre Dieu immuable et ses créatures changeantes. « Arrivons donc, ô roi, aux éléments eux-mêmes, afin de démontrer qu'ils ne sons pas des dieux, mais qu'ils sont corruptibles et altérables, tirés du néant par le commandement du vrai Dieu qui est incorruptible, immuable et invisible » (7). Ils insistent aussi sur la notion du temps. Dieu est bien hors du temps. Le temps naît avec le monde... 

Face aux gnostiques, les Pères de l'Église rappellent l'unité de Dieu Créateur et Sauveur. Le Créateur et le Sauveur sont le même Dieu. Cela implique donc un lien entre la Création et la Rédemption. Ce n'est pas un hasard si les commentaires de la Genèse ont lieu durant la Semaine Sainte. Durant la nuit pascale, la liturgie reprend aussi les belles pages de la Création. La Rédemption ne peut être en effet comprise sans la Création. La Création doit donc être vue selon le plan divin qui s'achève par la Rédemption. Il y a bien continuité... 


Les Pères de l'Église resitue l'œuvre de la Création par rapport au Verbe et dans une dimension trinitaire. « Si le Créateur, par lui-même, librement et de sa propre initiative, a fait et ordonné toutes choses […], alors Celui qui a fait toutes choses se trouve être le seul Dieu, le seul Tout-Puissant et le seul Père. Il a créé et fait toutes choses […] par le Verbe de sa puissance et il a ordonné toutes choses par sa Sagesse. […] Il a fait toutes choses par lui-même, c'est-à-dire par son Verbe et sa Sagesse » (8)



Dans l'activité divine, les Pères attribuent à chacune des Personnes divines un rôle particulier sans désunir la Trinité. Saint Justin attribue traditionnellement le premier moment de la Création à Dieu le Père comme l'enseigne aussi le Concile de Nicée (325). Par la médiation du Verbe, tout a été créé, rappelle Saint Athanase. « Puisque le monde a été produit avec raison, sagesse et science, et qu'il a été orné de toute beauté, il faut que celui qui y préside et l'a organisé ne soit autre que le Verbe de Dieu […]. Étant le Verbe bon d'un Dieu bon, c'est Lui qui a disposé l'ordre de toute chose » (9). L'ordonnancement du monde est souvent attribué à Dieu le Fils. Saint Athanase et Cappadociens soulignent aussi le rôle créateur du Saint Esprit, conjointement avec le Père et le Fils, tout en différenciant ses fonctions de celles des deux personnes divines. Selon Saint Basile, le Père est la cause principale de la Création, le Fils, la cause qui la réalise, le Saint Esprit en est la cause qui la mène à la perfection. 

L'action créatrice du Père s'effectue par l'intermédiaire du Fils et par le Saint Esprit. Saint Irénée affirme que la création est une initiative du Père par ses deux mains, le Fils et le Saint Esprit. Il montre qu'il n'y a qu'un Dieu de qui tout tient son origine. « Dieu n'a nul besoin de quoi que ce soit ; mais c'est par son Verbe et son esprit qu'il fait tout, dispose tout, gouverne tout, donne l'être à tout » (10). La Création est bien l'œuvre de la Sainte Trinité. 

Quel est le motif de la Création, selon les Pères de l’Église ? Ils soulignent la liberté de Dieu. Il « crée tout ce qu'Il veut, à la façon dont Il veut » (11). Il « a fait toutes choses, librement et en toute indépendance » (12). Dieu crée, non pas en raison d'une quelconque nécessité, mais par pure bonté. Elle manifeste ainsi la surabondance de l'amour et la volonté libre de Dieu. « Il y a en effet en Dieu une bénignité souveraine, sainte, juste, ainsi qu'un amour pour ses œuvres qui ne procèdent pas de l'indigence, mais de la bienfaisance »(13)

Les Pères de l'Église sont unanimes à voir le monde comme un livre ouvert sur Dieu, accessible à tous. Nous pouvons connaître, par l'œuvre divine, Celui qui a créé le ciel et la terre. L'univers manifeste la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu. La contemplation de la Création nous conduit donc vers son Auteur. « Quand vous élevez donc vos regards vers les cieux et que vous en contemplez la magnificence, l'étendue et la beauté, remontez jusqu'au Créateur » (14)

La contemplation produit louanges et actions de grâces. « Le ciel est beau, mais c'est afin que tu te prosternes devant celui qui l'a fait ; le soleil est brillant, mais c'est enfin que tu adores son auteur ; si tu dois t'arrêter à l'admiration de la création et t'en tenir à la beauté des œuvres, la lumière est devenue pour toi obscurité, ou plutôt tu t'es servi de la lumière pour la changer en obscurité » (15)

Il y a bien distinction entre Dieu et sa Création. Il ne peut y avoir confusion, encore moins de l'idolâtrie, qui est une folie. « Enseignons à ne pas confondre l'ordre des choses et à ne pas abandonner le Créateur pour adorer les objets créés, qui existent en vue de notre salut et de notre utilité » (16). Il s'agit de dépasser le sensible pour accéder à l'invisible. 

Les Pères nous enseignent donc sur la finalité ultime de la contemplation de l'Univers, phase essentielle mais transitoire de la connaissance de Dieu. Ils en viennent alors à traiter de l'Incarnation, inévitablement liée à la Création. Nous revenons de nouveau à l'œuvre du salut. « Qui est donc celui qui va être créé, pour bénéficier d'un si grand honneur ? C'est l'homme, l'être vivant grand et admirable, qui, aux yeux de Dieu, est digne de plus d'honneur que la création toute entière : c'est pour lui que le ciel, la terre, la mer et tout le reste de l'ensemble de la création ont été créé ; l'homme dont Dieu a tellement désiré le salut que pour lui, il n'a même pas épargné son Fils unique » (17). L'homme est au centre de la Création. Elle n'a aucun sens sans cette dimension anthropologique.

Par leur unanimité, les Pères de l'Église nous donnent les éléments essentiels à connaître et à croire. Ils nous éclairent sur la connaissance de Dieu, sa toute-puissance, sa sagesse et sa bonté, que nous pouvons percevoir en contemplant la Création. Mais, ils ont aussi présenté quelques divergences, notamment sur les modalités de la Création. 


Cette divergence s'explique d'abord par leur volonté d'interpréter la Genèse selon leurs connaissances scientifiques. La plupart d'entre eux recherchent en effet à montrer la conformité de la Révélation avec les connaissances scientifiques de leur époque, une science évidemment très limitée et défectueuse. Dans ce cas, livrés à eux-mêmes, ils émettent des opinions qui n'entrent pas dans la Révélation et ne remettent pas en cause l'enseignement de l'Église. Ensuite, leur exégèse est liée à la tradition exégétique à laquelle ils appartiennent. Le sens allégorique ou littéraire est plus ou moins accentué, voire exagéré. L'école d'Alexandrie a tendance à privilégier le sens allégorique des Saintes Écritures contrairement à l'école d'Antioche qui défend le sens littéral. Les Pères Cappadociens parviennent à un certain équilibre dans leurs interprétations. Les Pères occidentaux sont influencés par ces Écoles et en élaborent une véritable synthèse. 

Les Pères divergent essentiellement sur la notion temporelle de la Création. Ils se regroupent globalement en deux camps. Les uns croient en une création simultanée de l'univers (Alexandrie) : Dieu a tout créé en un instant ; les autres (Antioche) en une création progressive et graduée de l'univers. De ces deux conceptions, Saint Augustin parvient à en faire une synthèse, la plus aboutie. La difficulté provient de l'interprétation du terme « jour » de la Genèse. 

Chez les partisans de la création simultanée, le terme « jour » ne correspond pas à une succession réelle du temps. L'auteur inspiré aurait cherché à s'accommoder à l'intelligence de ses contemporains et à notre façon de concevoir les choses. Il aurait voulu exprimer la gradation des êtres qui composent l'univers et non des durées. Ils insistent aussi sur la toute puissance de Dieu... 

Dans l'autre conception, le terme « jour » est interprété comme une véritable durée, soit fixe, soit indéterminée. Dieu aurait créé la matière première puis l'aurait façonnée et mise en œuvre pendant les six jours. Dieu est ainsi vu comme un grand architecte qui élève un vaste édifice. La sagesse de Dieu est davantage mise en valeur. 

Selon les Cappadociens, Dieu aurait créé tous les éléments nécessaires à la création de l'univers puis fait successivement apparaître les êtres. La distinction des jours est un moyen pour l'auteur inspiré de mettre de l'ordre dans son récit. Selon Saint Grégoire de Nysse, dans la première phase, Dieu aurait créé en un instant les causes de tous les principes, de toutes les forces, finalement les germes de toutes la production. 

Les Pères occidentaux sont partagées entre ces conceptions. Saint Hilaire semble partager les idées de l'école d'Alexandrie. Saint Ambroise se sert beaucoup de Saint Basile et cherche l'équilibre entre les différents sens. 

Saint Augustin traite de la Création, hors de tout catéchèse, soit pour répondre aux hérétiques, soit pour des raisons personnelles. Il recherche soit à comprendre la Création en elle-même, soit à en préciser la signification dans l'histoire du salut. Il parvient finalement à une synthèse solide. Selon Saint Augustin, tout est créé « ex nihilo » en même temps, « in principio », dans le Verbe. Il privilégie la création simultanée mais la création ne s'en développe pas moins dans le temps. Il admet la distinction des jours, qui pourraient correspondre à un espace de temps inconnu. Il distingue donc l'« opus creatione », l'œuvre créatrice, et l'« opus formatione », graduel et progressif, conforme aux lois de la nature. Il introduit la notion de « lois naturelles » ou encore de « raisons causales ». Les êtres non organiques ont été créés tel quels, les êtres organiques, à l'exception de l'homme, ont été créés en germes et se sont développés dans le temps conformément aux lois naturelles. L'homme est créé de manière spécifique... 

Les Pères de l’Église ont enrichi, précisé, clarifié la conception de la Création sous la lumière de la foi. S'ils présentent des divergences dans leur enseignement, ils demeurent néanmoins unanimes sur les points essentiels, notamment les dimensions trinitaire et anthropologique de la Création. 

Ils nous rappellent aussi que l'œuvre de la Création demeure profondément un mystère. Certes, nous pouvons l'éclairer par la science, le justifier par la raison, mais il reste un mystère devant lequel nous ne pouvons que nous incliner. Ainsi, faut-il être prudent et ne pas chercher dans la Sainte Écriture toutes les réponses à nos questions. « En parlant de même à propos de l'origine de la matière, c'est-à-dire en disant que c'est Dieu qui l'a produite, nous ne nous tromperons pas non plus, car nous savons par l'Écriture que Dieu détient la primauté sur toutes choses. Mais d'où l'a-t-il émise, et comment ? Cela, aucune Écriture ne l'explique, et nous n'avons pas le droit de nous lancer, à partir de nos propres opinions, dans une conjectures sur Dieu : une telle connaissance doit être réservée à Dieu » (18). Est-ce vraiment utile de connaître les détails de la Création ? « Tout ce qui est sans importance pour nous, il [Moïse] l'a passé sous silence comme inutile » (19). Sachons contempler la Création pour reconnaître et glorifier son auteur. « Ne cherchons donc pas à raisonner curieusement sur les œuvres de Dieu, mais que ces œuvres nous servent à nous faire admirer leur auteur » (20)


Références
Saint Augustin (354-430), Les Confessions, XI, 3, 5. 
Saint Théophile d'Antioche (mort en 183 ou 185), Trois livres à Autolycos, livre II, 10, cité dans Connaissance des Pères de l'Église, La Création, éditions Nouvelle Cité, 2001.  
Voir article « La Création ex-nihilo contestée », qui sera prochainement publié 
Saint Théophile d'Antioche, Trois livres à Autolycos, livre II, 20. 
Saint Irénée (v.130-202), Contre les Hérésies, II, 11, 1. 
Saint Jean Chrysostome, Sermon sur la Génèse, III, 2. 
Aristide (mort vers 134), Apologie, IV, 1, œuvre numérisée par Marc Szwajcer sur le site http://remacle.org.
Saint Irénée, Contre les Hérésies, II, 30, 9. 
Saint Athanase (vers 298-373), Contre les païens, 40. 
10 Saint Irénée, Contre les Hérésies, I. 22, 1.
11 Saint Théophile d'Antioche, Trois livres à Autolycus, II, 4. 
12 Saint Irénée, Contre les Hérésies, IV, 20, 1.
13  Saint Augustin, La Genèse au sens littéral, I, 5, 11. 
14 Sainte Jean Chrysostome (entre 344 et 349, 407), Sermon sur la Génèse, IV, 5.
15 Saint Jean Chrysostome, Sermon sur la Génèse, I, 1. 
16 Saint Jean Chrysostome, Homélie sur la Genèse, VI, 6.
17 Saint Jean Chrysostome, Sermon sur la Génèse, II, 1.
18 Saint Irénée, Contre les Hérésies, II, 28, 7. 
19 Saint Basile (329-379), Homélie sur la Genèse, IX, 1.
20 Saint Jean Chrysostome, Homélie sur la Genèse, II, 2.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire