" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 19 mars 2012

Une raison si peu raisonnable ? Réponse à Louis Rougier (2/2)

[Cet article est une réponse au livre de Louis Rougier intitulé Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, que nous avons décrit dans l'article précédent (cf Louis Rougier, la raison contre le christianisme).]


Nous sommes frappés par les connaissances de Louis Rougier et par sa logique en apparence implacable, mais fait-il œuvre de vérité ? 

Comme nous l'avons plusieurs fois mentionné, Louis Rougier reprend certaines accusations de Celse, mêmes les plus grotesques (1). Depuis Origène, nous savons combien l'auteur antique est si peu philosophe et raisonnable qu'il peut paraître. Nous sommes alors surpris que Louis Rougier ait pu reprendre les dénonciations d'un auteur si peu crédible. En parlant d'un de ses autres ouvrages, la Scolastique et le Thomisme, un universitaire nous dit que « jamais il ne discute de la fragilité de ses sources. Il les prend toutes telles qu'il en a hérité, mélangeant les genres littéraires, ne cherchant pas à profiter de la critique des sources pour affiner ou complexifier sa propre réflexion. » (3). Nous pouvons reprendre la même critique. Certes, il refuse une fois de suivre Celse sur ces croyances aux démons, à la vertu de la prière, et d'autres bienfaits surnaturels, mais, en général, il l'approuve sans la moindre critique. 

Comment peut-il en effet remettre en doute ses accusations quand il le considère comme « le véritable initiateur de l'exégèse scientifique » dont « l'érudition est celle d'un docteur de l'Église » (VI, p.113) ! Celse « n'est pas un sophiste qui veut duper son adversaire ; c'est un parfait honnête homme » (IV, p.81). « Il ne fait appel qu'au sentiment les plus élevés » (I, p.21). Nous croyons rêver... 

Mais parfois, en reprenant des accusations de Celse, il semble être gêné car lui-aussi, il ne connaît pas les sources de son maître à penser. Il tente alors de le justifier en s'appuyant sur des penseurs antiques qu'il l'aurait « vraisemblablement » inspiré sans cependant nous donner des références qui confirmeraient ses propos. 

Notre première surprise en lisant son livre fut surtout de voir aucune remarque, aucune objection sur l'œuvre d'Origène à partir duquel il a pu reconstituer le Contre Celse. Il ne parle jamais, non plus, de La Cité de Dieu de Saint Augustin, qui répond à ceux qui voyaient déjà dans le christianisme le responsable de la chute de l'empire. Louis Rougier semble oublier les auteurs catholiques qui peuvent contredire ses pensées ou apporter quelques lumières. Néanmoins, il ne les oublie pas quand ils peuvent soutenir sa thèse, n'hésitant pas parfois à dénaturer leur pensée, sans donner évidemment les références de leurs citations. Ainsi, Saint Thomas aurait dit que « l'hérésie est un péché par lequel on mérite d'être exclu du monde par la mort » (IV, p.88). Il fait de même avec la Sainte Bible. Il insinue par de nombreuses citations du Nouveau Testament que le chrétien ne peut qu'être, par son cosmopolitisme, un adversaire de l'État. Mais, peut-il comprendre la Sainte Écriture quand à son tour, il confond complaisance et miséricorde ? 

Nous sommes encore plus surpris quand nous découvrons des extraits de Celse introuvables dans l'œuvre d'Origène ! (2) Celse aurait ainsi dénoncé des divergences entre les Évangiles. Or, Origène avait justement souligné l'absence d'une telle critique dans son livre, pourtant une des plus sérieuses et des plus faciles. Est-ce une incompréhension de l'œuvre d'Origène qui le conduit à une mauvaise reconstitution du livre de Celse ? Est-ce aussi cette incompréhension qui le pousse à écrire qu' « Origène, le plus grand érudit chrétien, s'étonne d'avoir tant de choses à apprendre de lui » (VI, p.113) ? N'a-t-il pas compris qu'il s'agissait d'une ironie de la part d'Origène, Celse se vantant de tout savoir sur le christianisme1 ?... 

Les faiblesses (1) que nous avons trouvées dans Exposé de la vérité se retrouvent naturellement dans l'ouvrage de Louis Rougier. Les premiers chrétiens auraient « horreur de toute personne instruite, de toute société polie » (III, p.54). D'où vient cette affirmation ? La résurrection des corps aurait été acceptée par les Juifs au temps d'Antiochus Epiphane. Comment le sait-il ? Ils accusent les premiers chrétiens d'être des hypocrites, mais quelle est l'argumentation ? Le civisme prôné par les apologistes chrétiens est « toute extérieure, ce loyalisme est de forme pure, plein de réticences et de menaces » (V, p.95). Pour se justifier, il cite Tertullien, un apologiste particulièrement dur, en déformant sa pensée déjà bien atypique dans le christianisme. 

Sa méthode est nettement une imposture quand il montre, avec une neutralité apparente et déconcertante, que les premiers chrétiens s'opposaient à la philosophie grecque, mais sans donner les raisons de leur refus comme il ne prend pas la peine de préciser que ce refus ne fut pas unanime et qu'il fut rejeté par l'Église. Cependant, sa plus grande imposture est de confondre la philosophie grecque et le paganisme sous un même terme : l'hellénisme, concept qui n'existait pas à cette époque. Or, l'hellénisme est pris aussi dans le sens de rationalisme. En jouant sur ces confusions, il parvient à des conclusions redoutables, notamment l'opposition entre la foi et la raison... Mais, il existe bien d'autres confusions aussi surprenantes ( théocratie / césaropapisme, adoration / honneur, adoration / vénération). 

A notre grand regret, nous avons trouvé aucune réfutation précise du livre de Louis Rougier (2). Nous avons néanmoins trouvé une critique qui résume probablement une de ses fautes : « il n'est pas correct de parer la culture antique de toutes les vertus, et le judéo-christianisme de tous les défauts » (4). Certes, tout ne serait pas mauvais dans le christianisme : « tout n'est pas condamnable, en effet, dans la doctrine des Juifs et des Chrétiens ; seulement, ce qu'il peut y avoir de bon dans leurs maximes provient toujours de plagiats » (VI, p.121) ! Cette tendance manichéenne se retrouve aussi dans un autre ouvrage de Louis Rougier, la Scolastique et le Thomisme. « Sa méthode, en apparence strictement objective, est en réalité dominé par un a priori » (5). Opposé foncièrement au christianisme, Louis Rougier use de son érudition comme une arme aiguisée pour imposer sa vision. Mais, où se trouve son esprit critique ? Est-ce cela l'esprit moderne conduit par la raison ? 

Pour mieux comprendre sa méthode, il est intéressant de reprendre des critiques formulées contre La Scolastique et le Thomisme. Celles de Mgr Bruno de Solange nous éclairent particulièrement : « M. Rougier, qui prétend parler au nom de la pensée moderne […] apparaît simplement comme un esprit encyclopédique qui a tenté de dresser en un synthèse impressionnante toutes les disciplines scientifiques modernes contre la Scolastique et le Dogme chrétien. Mais les éléments de sa construction sont, pour une bonne part, de valeur douteuse. Il a accepté un peu tout ce qui s'offrait à lui comme allié dans sa tâche destructrice, sans le passer au crible d'un examen critique : pseudo-histoire et pseudo-science. Lui qui se donne comme un adepte du relativisme a mis beaucoup d'absolu dans des affirmations où, de l'aveu des Maîtres en la matière, il entre beaucoup plus d'hypothèses que de certitude. De ces éléments hétérogènes, il a formé un ensemble composite qui n'a de l'unité que de l'apparence.» (6). Mgr de Solange nous apprend aussi l'incompétence de Louis Rougier dans l'histoire des origines chrétiennes et plus encore en exégèse ! Soulignons que jamais, Louis Rougier ne relève les erreurs exégétiques de Celse et ses incompréhensions manifestes de la Sainte Ecriture. Il « avale » bien majestueusement toutes ses critiques. Nous sommes véritablement sidérés qu'« un des plus grands esprits de notre temps » (7) ait cautionné tant d'accusations infondées et erronées. 

Finalement, quelle ironie ! Louis Rougier accuse le christianisme d'être éloigné de la raison quand son livre manque cruellement de raison ! Il se pare des vertus d'un esprit scientifique quand il lui manque sérieusement d'esprit critique ! Comme pour Celse, ce n'est point la vérité qui le guide, mais la haine contre le christianisme.... 

Nous pouvons néanmoins louer et admirer sa « virtuosité logique » (5). Il manipule brillamment des connaissances et des concepts pour parvenir à sa fin d'une manière remarquable. « Il présente son approche des choses sous le mode de l'argumentation logique (il faut admirer sa capacité de synthèse et sa manière de poser des raisonnements) » (5). Mais, nous ne pouvons pas jouer ainsi de la connaissance et de la vérité.


Références :


2 Nous avons trouvé une critique rapide du livre de Louis Rougier sur le site christocentrix.over-blog.fr qui résume son manque de rigueur scientifique. Il souligne un fait intéressant qui nous a permis de relire son livre avec plus d'attention : des paragraphes entiers restituées par Louis Rougier seraient de son crû. Nous en avons en effet trouvé un. 

Philosophia Scientae - Numéro 10-2 – Article « La Scolastique et le Thomisme », la réception du livre de Louis Rougier en 1925 par le milieu scolastique de Jacques Courcier, de l'université de Paris IV Sorbonne, Institut catholique de Paris, article mis en ligne le 9 juin 2011, éditeur Université Nancy 2.  

4 Ibid. Cette critique est reprise d'un article d'Alphandery (1881-1932) paru dans la Revue de l'histoire des religions (1926), considérée plutôt comme adversaire de l'Eglise.

5 Ibid. Jacques Courcier cite Pierre Jaccard, protestant, qui critique la méthode qu'utilise Louis Rougier dans son livre La Scolastique et le Thomisme . Nous retrouvons la même méthode dans Contre Celse. 

6 Article de Mgr Bruno de Solages paru dans la Revue Thomiste, cité dans l'article « La Scolastique et le Thomisme », la réception du livre de Louis Rougier en 1925 par le milieu scolastique de Jacques Courcier.

7 Philosophia Scientiæ - Numéro 10-2 – Avant propos de Jean-Claude Pont de l'université de Genève, article mis en ligne le 9 juin 2011, éditeur Université Nancy 2, http://philosophiascientiae.revues.org/456, colloque intitulé Louis Rougier, vie et œuvre d'un écrivain engagé, réunissant de nombreux chercheurs de tout horizon..

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