" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 15 mars 2012

Louis Rougier, la raison contre le christianisme (1/2)...

Louis Rougier dénonce, dans son livre Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, « l'éclipse mentale, le sommeil magique que le christianisme, véritable mancenillier mystique, a fait subir à la pensée humaine, pendant plus de quinze siècles » (1) (IX, p.161). Selon ce philosophe, « parmi les maladies internes de l'empire romain figure en première position la foi nouvelle : le christianisme » (avant propos, p.8). Tout dans le christianisme semblerait en effet s'opposer à l'hellénisme (traduisons la raison) : difficultés intellectuelles des dogmes, répugnance sentimentale, danger social et politique. Il présente le christianisme comme le fossoyeur de la civilisation antique, « le cas le plus extraordinaire d'envoûtement collectif » (IX, p.158). 

Cet article a pour but de présenter les accusations de Louis Rougier avant d'aborder, dans l'article suivant, une critique de ses méthodes  ...


Louis Rougier (1889-1982) 

Présentons d'abord rapidement le personnage. Selon certains chercheurs universitaires, « Rougier est, au plan philosophique, l’un des plus grands esprits de son temps » (2). Agrégé de philosophie, il est considéré comme le spécialiste de la logique et la philosophie des sciences. Il serait « le plus grand représentant français de l'école de l'empirisme logique » (3). Profondément antichrétien, il a écrit de nombreux œuvres contre le christianisme et la scolastique. Il a tenté de prouver par ses ouvrages l'impossible synthèse entre la foi et la raison antique. Depuis quelques années, des scientifiques tentent de le faire connaître. « Après un long temps d’ostracisme, suivi d’une période d’oubli, la haute figure philosophique de Louis Rougier fait surface dans le panorama scientifique contemporain et s’installe paisiblement » (2). 

Son engagement ne se limitait pas aux sciences. Il est aussi intervenu dans l'économie et la politique. D'abord ardent opposant du libéralisme et du capitalisme, il en devient un des promoteurs. Anti-gaulliste, proche des milieux pétainistes, Louis Rouvier a exercé une grande influence sur la Nouvelle Droite. Il fera partie du comité de patronage de la Nouvelle École et deviendra l'une des têtes pensantes du GRECE (4). Alain de Benoist, fondateur et principal animateur de ce mouvement, serait « un intime et un disciple philosophique de Rougier » (5). 


Le christianisme, facteur d'obscurité 

Le christianisme et l'hellénisme seraient radicalement opposés. Louis Rougier juge notamment les pensées chrétiennes indignes de Dieu, contradictoires et figées par des dogmes. Les philosophes grecques n'auraient pas pu les accepter. Il accuse aussi l'aveuglement de la foi qui abolit tout esprit critique nécessaire aux méthodes scientifiques. Il oppose enfin le croyant et le savant, le premier perdant son temps dans la connaissance de Dieu, le second préférant la connaissance de la nature. Sans le triomphe du christianisme, la pensée grecque aurait conduit au développement de la science positive et au libre exercice de la raison. Mais le christianisme n'aurait pas seulement arrêté ce progrès, il aurait surtout séparé de manière irrévocable la religion et la science. « Ce sont les principes de cette science et de cette morale qui entrèrent en lutte ouverte avec les dogmes judéo-chrétiens, si bien que le conflit de la science et de la morale laïque avec la religion date de la formation même de la dogmatique chrétienne, à partir du second siècle » (III, p.45). Le christianisme aurait ainsi encouragé l'ignorance.... 

Cette ignorance serait encore accentuée par le fait que le christianisme aurait substitué à la recherche de la vérité et de sa contemplation, réservée nécessairement à une aristocratie ou une élite, l'idéal morale et « démocratique des humbles et des simples de cœur » (III, p.51). Louis Rougier énonce dans son livre les dangers de ne pas réserver à l'élite la recherche de la vérité. Cette « démocratisation » serait alors source de médiocrité

Louis Rougier montre en outre l'incompatibilité entre les morales païenne et chrétienne. La première, considérée comme une science, ou intellectualisée, serait fondée sur l'effort de soi et révèle donc un certain optimisme en l'homme. La seconde, étant bâtie sur la doctrine paulinienne du péché, donc sur l'insuffisance de l'homme et la nécessité du secours divin, serait une morale radicalement pessimiste. La notion de mal serait aussi différente entre les deux pensées : l'une, erreur de jugement, l'autre, « acte d'une volonté perverse » (II, p.31). 

Enfin, prétendant au monopole de la vérité, le christianisme se serait posé « en persécutrice de la pensée libre » (I, p.29). Louis Rougier affirme avec insistance que le christianisme aurait donné naissance au délit d'opinion et à la plus cruelle des intolérances. Les théories théocratiques, permettant à l'Église d'user du bras séculier, aurait brisé la liberté religieuse qui était le principe du monde antique. « Le christianisme, auquel on fait gloire d'avoir apporté au monde la liberté de conscience, y a généralisé la forme la plus intolérable de l'intolérance, l'intolérance religieuse, armant, à son service, le bras séculier contre la liberté de pensée » (IV, p.89). 

Louis Rougier décrit en effet la société païenne « éminemment tolérante en matière religieuse, parce que polythéiste ou sceptique » (I, p.18). « Le résultat de cette liberté de pensée fut le développement de la science positive et de la morale indépendante. » (III, p.45). Longuement, il montre que la religion romaine serait essentiellement une religion administrative et civique, destinée à renforcer l'autorité de l'État, à fortifier l'empire et assurer sa cohésion, et à discipliner l'âme des peuples. L'État n'intervenait dans la religion que pour faire respecter l'ordre publique et les bonnes mœurs. Il présente donc la religion comme un instrument d'ordre qu'aurait combattu le christianisme par des pensées révolutionnaires. 

Le christianisme contre l'ordre établi.... 

Reprenant les objections de Celse, Louis Rougier dénonce à son tour la complaisance du christianisme envers les pécheurs et les faibles, « complaisance qui ne tendait à rien moins qu'à bouleverser toute l'échelle des valeurs de la civilisation antique » (III, p.47). Elle encouragerait les faibles et les mauvais à demeurer dans leur médiocrité. Il nous apprend que selon les chrétiens, « le repentir serait supérieur à l'innocence » (III, p.48). Ces derniers enseigneraient aussi que « le pécheur, lavé par les larmes de la repentance, est plus agréable au Seigneur que l'homme probe qui n'a jamais bronché » (III, p.48). Le christianisme exalterait aussi le paria, l'imprévoyant, l'hypocrite.... 

Comme les utopistes du XXème siècle, les chrétiens aurait été « des réformateurs dangereux, des idéalistes impossibles » (III, p.48), qui auraient favorisé le désordre et affaibli la société. Or, assailli de toute part, l'empire avait besoin de toutes les forces pour se défendre. La réaction de l'Empire romain, c'est-à-dire la persécution, serait donc juste et légitime. L'origine des persécutions serait donc d'ordre politique et non religieuse. Les autorités de l'Église aurait même été conscientes des dangers qu'aurait présentés ces révolutionnaires. Pour les écarter de la société, elles auraient inventé le monachisme et les œuvres missionnaires. Elle aurait ainsi réussi à éliminer le « romantisme social » (III, p.49) des premiers chrétiens. 

Le christianisme, une « imposture » ... 

Louis Rougier mentionne un autre danger du christianisme : le « romantisme du péché », sa « séduction suprême» (III, p.49). Il aurait donné naissance à l'amour courtois, à l'apologie romantique de la passion, « à la volupté de l'âme, à la fascination du péché […], à la divinisation de l'amour », qui seraient « la grande magie du christianisme » (III, p.50). C'est par cette « magie » que la religion chrétienne aurait triomphé. 

Ce triomphe s'expliquerait aussi par un prosélytisme indigne. Les chrétiens se seraient tournés vers les plus faibles et les plus promptes à être dupés. Le christianisme primitif aurait été la religion des « ignominieux », des « désespérés » (III, p.56). Elle aurait ainsi attiré tous les nantis de la société. « Le christianisme eut des pardons pour tous les crimes ; plus on est pécheur, plus on lui appartient » (III, p.56). Or, la philosophie nous enseignerait la libération de l'âme par la recherche de la vérité, une libération que seule pourrait arriver une élite. Elle nécessiterait donc des efforts que ne pourraient mener les « classes populaires ». Mais, face à cette « imposture », qui encouragerait les crimes, les philosophes païens auraient associé leur lutte à une cause perdue d'avance : la défense de leurs cultes. La victoire du christianisme sur le paganisme reposerait aussi sur une erreur des philosophes païens. 

En outre, les accusations que les chrétiens portaient contre le paganisme se retourneraient aujourd'hui contre eux-mêmes. Louis Rougier revient notamment sur l'accusation d'idolâtrie portée contre les religions antiques. Après leur victoire, les chrétiens auraient imité le paganisme par le culte des saints, des reliques et des images, multipliant à leur tour les formes d'idolâtries. La vénération auprès des empereurs chrétiens serait similaire à celui du culte des empereurs, que les premiers chrétiens avaient pourtant refusé. Les pratiques actuelles montreraient la justesse de la critique de Celse et l'hypocrisie des chrétiens. Ils auraient repris les pratiques qu'ils avaient pourtant condamnées. 

Le christianisme, le « vampire de l'empire »... 

Le christianisme renverserait les valeurs et l'ordre du monde antique par leur utopisme et par leur complaisance envers les faibles. Le refus de suivre la dévotion et la coutume s'opposerait aussi au civisme, à l'ordre publique et à la tradition. 

Reprenant encore une attaque de Celse, il dénonce la liberté des chrétiens de juger bon d'obéir aux lois qu'ils veulent bien suivre. Louis Rougier les compare de nouveau à des révolutionnaires. « Les chrétiens apparurent aux classes cultivées de la société païennes comme, sous la Révolution, les jacobins aux vieilles monarchies de l'Europe et, de nos jours, les bolcheviks à nos sociétés capitalistes » (V, p.91). Les chrétiens auraient même constitué un État dans un État, ce que l'empire ne pouvait accepter. 

Au moment où l'empire était en danger, les chrétiens auraient été perçus, par leurs doctrines, leur morale et leur comportement, comme des déserteurs et des idéalistes inutiles, qui auraient ruiné « le sentiment patriotique » (I, p.22). « Ils constituèrent par leur détachement de la chose publique un parti de déserteurs » (V, p.96). Enfin, aggravant la situation, les querelles entre chrétiens auraient épuisé l'État et donc favorisé la chute de l'empire. Reprenant la condamnation de Nietzsche, Louis Rougier accuse le christianisme d'être « le vampire de l'empire » (V, p.99). 

Louis Rougier voit dans le christianisme le responsable de la fin du monde antique et des valeurs civilisatrices. Il le condamne d'avoir détruit l'hellénisme, porteur de science et de progrès, et d'avoir interrompu son œuvre civilisatrice. Mais de manière plus insidieuse, il montre que le christianisme a agi comme un mouvement révolutionnaire. D'abord réactionnaires et portés contre l'ordre établi, puis prenant le pouvoir de manière perfide par la manipulation, les chrétiens auraient ensuite mis en place un autre ordre qui asservirait encore plus les hommes pour asseoir leur domination, n'hésitant pas à user des moyens qu'ils avaient condamnés et à commettre de nouveaux crimes... 

Prochain article : une raison si peu raisonnable, une réponse aux accusations de Louis Rougier...

1 Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, édition Copernic. Son livre est composé de deux parties, la première exposant ces accusations, la seconde restituant Exposé de la vérité de Celse à partir de l'œuvre d'Origène. Cet article présente les accusations qu'il expose dans sa première partie. 

2 Philosophia Scientiæ - Numéro 10-2 – Avant propos de Jean-Claude Pont de l'université de Genève, article mis en ligne le 9 juin 2011, éditeur Université Nancy 2, http://philosophiascientiae.revues.org/456, colloque intitulé Louis Rougier, vie et œuvre d'un écrivain engagé, réunissant de nombreux chercheurs de tout horizon.. 

3 Cité dans la couverture du livre Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, édition Copernic. 

4 Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne. Société de pensée à vocation intellectuelle de la mouvance nationale dirigée par Alain de Benoist. Elle rejette la religion chrétienne et le monothéisme et invite à un retour du paganisme. 

5 Philosophia Scientae – Cahier spécial 7, 50-64 – article Louis Rougier : itinéraire intellectuelle et politique, des années vingt à Nouvelle Ecole d'Olivier Dard de l'université Paul Verlaine (Metz), éditeur Université Nancy 2, mis en ligne 8 juin 2011,  http://philosophiascientiae.revues.org/429

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