En
1545, Luther s‘approche de la mort. Il lui reste encore un an à vivre. Ses derniers
mois sont tourmentés. Il se rend compte qu’il n’est qu’un chef parmi tant
d’autres, un chef dont l’autorité est contestée. Karstadt, Zwingli, Oecolampade
et Bucer sont aussi à la tête de mouvements protestants rivaux. Calvin s’apprête à le détrôner. Rongé par la maladie et accablé de fatigue, il est un
homme terriblement vieilli au caractère de plus en plus irascible et
insupportable. Il ne se lasse pas d’injurier le Pape, « ce pourceau de Satan », de rabaisser les Universités, « temple de Moloch », « pourceaux grossiers, porcs lubriques
d’Épicure, mares croupissantes et bouillons de l’Enfer ». Avec fureur,
il s’emporte contre le concile de Trente qui vient de s’ouvrir. Et avant de
mourir, sa haine s’abat étrangement sur les Juifs. Les derniers mots sont
cependant au Pape. Ils sont éloquents : « Vivant, j’étais ta peste ; mort, je serai ta mort, oh
pape ! » Ultime injure d’un esprit haineux…
Étrange
personnalité que celle de Luther ! Excessif et radical dans ses discours,
il a semé la discorde et excité les passions. La guerre des paysans, le « mariage turc », l’asservissement de
l’Église aux mains des autorités politiques, etc. Que de dégâts et de
dissensions pour celui qui voulait apporter le salut au monde ! Nous ne
sommes pas les seuls à être surpris de sa radicalité et de sa légèreté, voire de son inconscience.
Son fidèle disciple Philippe Melanchthon en a aussi bien conscience. Peu à peu,
il l’abandonne …
La
rencontre entre Melanchthon l’humaniste et Luther
Revenons
plus longuement sur son disciple. Il est l’objet de notre article. Son vrai nom
est Philipp Schwarzert (1497-1560). Melanchthon est son nom hellénisé. Il est
un humaniste très érudit. Deux maîtres l’influencent : Érasme (1467-1536) et Johannes
Reuchlin (1455-1522), son grand-oncle. À l’Université de Heidelberg, il étudie la
philosophie, la rhétorique et l’astronomie. À Tübingen, il étudie le droit, les
mathématiques et la médecine. Il connaît aussi le grec. À 19 ans, il obtient le
grade de magister et commence à étudier la théologie. La même année, il publie
une édition de Térence et de Cicéron. Lors d’un discours sur les disciplines
enseignées à l’Université, il propose de modifier l’enseignement classique
selon l’esprit humaniste. En clair, il est un brillant humaniste de son temps.
En
1518, Melanchthon arrive à l’université de Wittenberg. Comme veut la coutume,
il inaugure son professorat par un discours dans lequel il traite de nouveau la
réforme de l’enseignement. Sa principale préoccupation est de revenir aux
sources. Pour cela, il propose l’étude des langues anciennes. Son discours
inaugural impressionne ses auditeurs, parmi lesquels Luther. Rapidement,
l’amitié l’unit au "réformateur". À partir de la dispute de Leipzig (1519),
auquel il participe à titre d’auditeur, Melanchthon prend définitivement fin et
cause pour lui. Avec son adhésion à la « réforme », c’est une partie du mouvement humaniste qui y
adhère.
Melanchthon
voit en Luther un homme extraordinaire, au-dessus de tous, voire un véritable
prophète. Il le respecte et l'estime profondément en dépit des erreurs que son
maître commet et de ses emportements qu’il déplore.
Le
sage Melanchthon et le fougueux Luther
Cependant,
contrairement à Luther, Melanchthon est un homme prudent et modéré. Il prend
conscience des dangers de la doctrine de son maître et de ses imprudences. Il mesure la gravité de la
situation, constatant la dépravation morale et l’anarchie doctrinale qu’elle
conduit. Alors que Luther s’endurcit dans ses positions, Melanchthon s’écarte
peu à peu des idées de son maître. Dans les négociations avec les catholiques, il
cherche la réconciliation comme le montre la confession d’Augsbourg dans sa
première version. Il recherche des formules acceptables. La Réformation
de Wittenberg est un autre essai de rapprochement. Il est aussi
conciliant avec les autres chefs protestants. Il épure tout ce qui peut
accroître le fossé entre les Chrétiens. Il commence aussi à apprécier Calvin, à
en être surtout influencé. Luther n’est pas dupe de son attitude qu’il juge
trop faible. Il n’hésite pas à le contredire et écrire pour écarter toute
chance de réconciliation.
En
outre, quelles différences de caractère entre le maître et son disciple !
L’un est haineux et violent, s’emportant dans des injures sans nom. Melanchthon
est plutôt doux et prudent, certainement modéré, peu enclin à tant de vigueur. Il
est le « sage », le « prudent ». Quand Luther se dresse
devant ce qui lui apparaît comme une erreur, cherchant à le terrasser, Melanchthon
joue l’équivoque et la prudence. C’est avant tout un humaniste et par
conséquent il a confiance en l’homme. Comment peut-il alors adhérer à l’idée
d’une corruption définitive de l’homme et à sa perte de liberté ?
Mais
en fait, les deux caractères se complètent. L’un harangue, injurie, détruit.
L’autre réfléchit, construit, organise. « Je suis le grossier bucheron qui doit préparer les voies. Le Maître ès
arts Philippe s’avance, tout doucement et tranquillement, il cultive, il sème,
il plante, il arrose avec bonheur. »[1]
Melanchthon voit plus clair que son maître qui ne se soucie guère d’organisation.
C’est finalement lui qui met en place pratiquement le luthéranisme. Luther le laisse
ainsi établir un programme pour les universités.
Une
doctrine assouplie, épurée
Cependant,
conscient des erreurs de son maître, Melanchthon n’hésite pas, mais avec
prudence, à modifier sa doctrine. Dans une nouvelle édition des Lieux
communs de 1535, il rectifie la position sur la doctrine clé de la
justification par la foi seule. Il admet la coopération de l’homme. Il
développe la doctrine dite « synergisme ».
Luther proclame que « Dieu sauve qui
il veut ». Melanchthon enseigne que « Dieu sauve qui veut », c’est-à-dire la nécessité de la
coopération de l’homme avec la grâce dans l’œuvre du salut. « Si Dieu fait le bien en nous et nous sauve
par la grâce, l’homme seul pêche par sa faute et se damne par son péché.
Accusons donc notre volonté quand nous succombons et ne cherchons pas la cause
dans le conseil de Dieu. »[2] Il n’est
pas très éloigné de la doctrine catholique. Il atténue aussi la doctrine du
libre examen, voire l’écarte définitivement, demandant aux fidèles d’obéir à
l’enseignement des pasteurs, eux-mêmes bien formés à une doctrine correcte.
Luther ne croit qu’en une Église invisible alors que son disciple défend l’idée
d’une Église visible, c’est-à-dire d’une conception de l’Église proche
finalement de la doctrine catholique.
Les
différences doctrinales entre Luther et Melanchthon augmenteront au fur et à
mesure du temps. À la mort du maître, les divergences seront telles que nous
pouvons nous demander légitimement si le luthéranisme n’est pas finalement du
melanchthonisme. Le loyal disciple attend cependant la mort de son maître pour
formuler ses nouveaux principes.
Une
Église mélanchthienne
Conclusion
L’attitude
de Melanchthon est caractéristique. Sage et prudent, il se rend compte des
erreurs de Luther et des conséquences de sa doctrine. Alors que son maître
tente de détruire l’objet de sa haine, c’est-à-dire l’Église catholique,
Melanchthon cherche à concilier les Chrétiens tout en organisant une Église sur
le modèle de l’Église catholique. Il assouplit la doctrine luthérienne, encadre
davantage les communautés, formalise la confession de foi. En dépit de ses
efforts, contrecarrés par Luther, il ne parvient pas à unir les protestants et
à empêcher les controverses au sein même du luthéranisme. Car contrairement à
Luther, Melanchthon est un « doux »,
sans charisme ni autorité. À la mort de Luther, les controverses diviseront ses
disciples. Et comble d’ironie, la subtilité des scolastiques tant décriée par
les « réformateurs » fera
des ravages au sein du luthéranisme…
Luther,
le violent et l’irascible, et Melanchthon, conciliant et modéré, forment donc un
étrange tandem en vérité. Deux tempéraments si opposés, voire contradictoires.
Ce couple est à l’image du luthéranisme. Il porte le signe de la contradiction
non celui de Notre Seigneur Jésus-Christ mais celle de l’homme et de ses
passions…
Enfin,
que dire d’une doctrine qui avant même la mort de son auteur se voit modifiée par l’un de ses plus loyaux disciples ? Une histoire bien humaine à vrai
dire. Et cette histoire est en effet bien humaine. Nous voyons un Melanchthon
qui tend à retourner vers la doctrine catholique mais qui ne semble pas avoir
la force ou le moyen de faire machine arrière. Il veut unir les protestants au
risque de se perdre dans l’illusion des équivoques mais l’héritage de Luther
est si lourd qu’il n’y parvient pas. Dépendant d’un maître qui n’est plus, il
est condamné à bâtir une Église, c’est à dire à copier l’Église catholique. Autant préférer l'originale...
Notes et références
[1] Daniel-Rops, L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une Révolution religieuse : la réforme protestante, V, Fayard, 1955.[2] Melanchthon dans Histoire générale de l’Église, Abbé Boulanger, Tome III, Les Temps Modernes, Volume VII, XVIème et XVIIème siècle, 1ère partie, La Réforme protestante, n°58, Librairie catholique Emmanuelle Vitte, 1938.
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