" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 septembre 2015

Les signes : derrière le visible, l'invisible

Dieu n’est ni absent dans le monde dont Il est le Créateur ni indifférent à ses créatures. Il n’est silencieux et muet qu’à ceux qui ne veulent point L’entendre. Toute l’histoire de l’homme est empreinte de sa présence. Mais comment pouvons-nous Le voir et L’écouter, Lui qui est pur esprit, nous qui sommes faits de chair et de sang ? Vivant dans le monde, nous sommes assujettis à un temps qui passe. Dieu est hors du temps. Il est alors attirant de croire à deux réalités injoignables, à deux univers disjoints et incommunicables. Un tel monde laisserait l’homme autonome dans l’illusion de ses pouvoirs, libre de ses pensées et de ses actions, libre d’agir comme il entend. Mais la réalité est toute différente. Non seulement il existe un seul monde, un monde où se côtoient l’infini et le fini, la toute-puissance et la misère, l’éternité et le temps, mais également un monde dans lequel Dieu intervient et se fait entendre.

Depuis les premières heures de l’humanité, l’homme a cherché à offrir à Dieu des sacrifices. Après le récit de la Création, la Sainte Écriture nous révèle l’histoire de Caïn et d’Abel. Les deux frères sacrifient au Créateur les fruits de leur travail comme offrandes. Toutes les religions, sur toute la planète et dans toute l’histoire de l’humanité, contiennent des sacrifices qui se déroulent selon des rites considérés comme immémoriaux. Pourtant, Dieu n’a nullement besoin de nos offrandes. Il n’a besoin de rien. Le sacrifice ne serait-il alors qu’une invention humaine ?

Offrandes d'Abel et Caïn Guiard des Moulins,
Bible historiale Paris, début du XVe siècle
De nombreuses explications pourraient justifier la raison d’être du sacrifice. Les thèses plus ou moins imaginatives et séduisantes abondent en effet pour justifier cet acte. Étant la perfection même, Dieu n’a besoin d’aucune offrande. Seul l’homme en a donc besoin. « L’homme les offre à Dieu, non pas parce que Dieu en a besoin, mais pour que soit représenté à l’homme qu’il doit se rapporter lui-même et tout ce qu’il a à Dieu comme à la fin, et comme au Créateur, au Gouverneur et au Seigneur de l’Univers. »[1] Par différentes choses sensibles, c’est-à-dire par l’usage de ses sens, l’homme cherche à s’exciter aux choses divines « afin qu’à travers ces œuvres sensibles notre intention soit dirigée vers Dieu et notre affection enflammée. »[2] Par nos sens, nous accédons à la connaissance. Par des choses sensibles, nous excitons et exprimons nos vérités intérieures, nos affections, nos sentiments. C’est aussi par les réalités physiques que notre esprit s’élève vers Dieu.

Selon Saint Augustin, « le sacrifice est le sacrement ou signe sacré du sacrifice invisible »[3]. Au-delà du sacrifice, fait de matières, de gestes et de paroles, réunis dans un ensemble cohérent, se trouve une autre réalité, cette fois-ci bien invisible. « Il en faut voir que des figures de ce qui s’accomplit en nous-mêmes pour opérer notre union et l’union de notre prochain en Dieu »[4]. Dans le sacrifice, Dieu réclame autre chose que les éléments visibles. Ne voir dans le sacrifice que la bête qu’on égorge ou le feu qui brûle, c’est ne point comprendre la volonté de Dieu. Le seul sacrifice qui le satisfait est notre propre sacrifice.

Tout sacrifice contient des éléments visibles et invisibles. Les premiers sont des signes qui représentent une réalité insensible. Ce sont plus que des symboles puisqu’ils nous permettent d’atteindre l’invisible. Le rite avec ses gestes symboliques et puissants est une représentation extérieure d’une réalité cachée à nos sens. Car il existe deux sortes de réalités. Les unes trouvent en eux-mêmes leur explication et leur raison d’être, les autres n’ont d’autres usages que de marquer ou d’indiquer autres choses qu’elles-mêmes. Ce sont les signes.

L’homme est l’union d’un corps et d’une âme, d’éléments visibles et invisibles. Notre pensée ne s’exprime pas seulement par la voix. Elle peut aussi s'exprimer par des gestes, un regard, une attitude. Notre corps est plus que présence et mouvement. Il acquiert une valeur qui va au-delà de ce qu’il est. Un regard est plus expressif qu’une parole. Nos gestes ont une véritable signification.

Corps et âme, nous en sommes l’union. Ce ne sont pas deux réalités qui s’ignorent et vivent de manière séparée. Elles se communiquent, s’interagissent. Mais sans le visible, l’invisible ne peut communiquer. Que serait la pensée sans la parole ou le geste ? Nous devons passer par le corps pour que l’âme s’exprime. C’est pourquoi un geste contient une valeur qui dépasse sa réalité. L’invisible a besoin du visible comme signe. « La chair animée par l’esprit lui prête ses éléments, et l’âme enrichit de ses volontés supérieures l’animalité où elle s’incarne. Vivant dans les deux mondes à la fois, l’homme a pris l’habitude de passer constamment de l’un à l’autre, et d’en mélanger les richesses dans une action unique ; et parce qu’il est beaucoup plus habitué au maniement des valeurs corporelles qu’à l’usage des réalités spirituelles, c’est aux premières qu’il demande sans cesse de l’aider à grandir jusqu’à la hauteur des secondes. C’est le visible qui sert de signe à l’invisible, c’est l’inférieur qui porte le supérieur. Et ainsi, de par la volonté de l’homme, […], un geste corporel contient une valeur spirituelle. »[5]

Le serpent d'airain
L’homme a ainsi besoin du visible pour atteindre l’invisible. Dieu ne peut se rendre visible que par la réalité sensible. « Si vous n’aviez point de corps, Dieu vous aurait accordé simplement des dons invisibles, mais parce que votre âme est unie à un corps, c’est au travers des objets sensibles que Dieu vous livre l’intelligence de sa doctrine. »[6] Derrière le visible se trouve l’invisible. Le visible prend parfois tout son sens quand nous atteignons l’invisible qui s’y cache. Au moyen de la réalité physique, l’homme accède donc à des vérités plus hautes. « Il a été divinement prévu en faveur de l’homme qu’il puisse trouver même dans les choses sensibles un rappel des réalités divines »[7].


Il y a alors derrière le signe une volonté et une raison qui explique et légitime l’usage extraordinaire du corps dans un domaine qui le dépasse. Le visible est porteur d’un sens qui dépasse la réalité physique car une intelligence y a introduit une connaissance afin que nous qui sommes une chair animée de l’esprit et une âme dans la chair puissions atteindre une réalité supérieure.

De l’union d’un concept et d’une image naissent donc un signe. Une enveloppe physique contient une réalité invisible. « Le signe est une enveloppe physique qui contient une réalité invisible ; et comme le composé humain dont il est à la fois le fils et le prolongement, il est formé par l’union des deux valeurs. »[8]La vérité apparaît dans l’union de ces deux valeurs. L’image apporte toute la force de l’émotion et de la sensibilité que la raison ne possède pas par elle-même quand le concept contient un message de Celui qui veut nous faire connaître de hautes vérités. « Pour allumer et nourrir le feu de l’amour, combien sont utiles les insinuations des symboles : ils nous émeuvent et nous enflamment plus que si nous possédions les réalités sans voiles et sans figures. C’est un fait qu’une idée suggérée par une allégorie significative nous meut et nous charme davantage que si on nous la disait en propres termes. » [9]

La pensée et l’émotion ont besoin de s’incarner dans des choses sensibles afin d’être connues et vécues. Elles préexistent cependant au geste et à la parole. Mais elles n’existent en quelque sorte que par leur incarnation. Par sa valeur propre, l’image nous engage donc vers le sens. Ainsi le visible engendre l’invisible au sens où une réalité supérieure nous est rendue accessible. Sans la chair qui l’enveloppe, elle nous serait inconnue. Elle rend donc présente une réalité qui préexiste à l’image. Elle ne la crée pas. Elle la produit.

Le Buisson ardentSébastien Bourdon
Si le regard ne s’arrête que sur l’enveloppe physique, nous prenons le risque de nous arrêter au signe vidé de son sens. « Un signe vide, ce serait un signe mort. »[10] Le signe ne représente plus ce qu’il signifie. Il devient muet. Nos yeux et nos oreilles ne perçoivent plus cette réalité que cache la chose visible. Seule la raison peut redonner sens au signe. Il faut donc que nous y maintenions par la raison sa signification. Si nous oublions aussi l’image pour n’y voir que sens, nous risquerions aussi de nous égarer dans notre imagination.

Que sont ces signes qui nous communiquent une réalité sans lesquels nous ne pouvons atteindre l’invisible ? Ce sont notamment les miracles, les prophéties, le culte que nous rendons à Dieu. La Sainte Écriture nous transmet aussi de nombreux signes, en particulier par les figures qu’elle contient. La religion est emplie de signes. Par ces canaux divers et variés, nous communions à une réalité d’ordre supérieur. La pensée divine nous est communiquée. Nous nous unissons à Dieu…

«  […] vinrent à lui les pharisiens et les sadducéens, pour le tenter, et ils le prièrent de leur faire voir un prodige dans le ciel. Mais Jésus répondant leur dit : « Le soir venu, vous dites : il fera beau, car le ciel est rouge. Et le matin : aujourd’hui, de l’orage, car le ciel est sombre et rougeâtre. Vous savez donc juger l’aspect du ciel, et vous ne savez pas reconnaître les signes des temps ? Une génération méchante et adultère demande un prodige, et il ne lui sera point donné de prodige, si ce n’est le prodige du prophète Jonas. » (Matth., XVI, 1-3)




Notes et références
[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, chap. CXIX, 2, Flammarion, 1999.
[2] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, chap. CXIX, 4, Flammarion, 1999.
[3] Saint Augustin, Cité de Dieu, X, 5.
[4] Chanoine Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, édition Beauchesne, 1944.
[5] Chanoine Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.
[6] Saint Jean Chrysostome.
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, chap. CXIX, 1.
[8] Chanoine Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.
[9] Saint Augustin
[10] Chanoine Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.

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