Dieu n’est ni absent dans
le monde dont Il est le Créateur ni indifférent à ses créatures. Il n’est
silencieux et muet qu’à ceux qui ne veulent point L’entendre. Toute l’histoire
de l’homme est empreinte de sa présence. Mais comment pouvons-nous Le voir et
L’écouter, Lui qui est pur esprit, nous qui sommes faits de chair et de
sang ? Vivant dans le monde, nous sommes assujettis à un temps qui passe.
Dieu est hors du temps. Il est alors attirant de croire à deux réalités
injoignables, à deux univers disjoints et incommunicables. Un tel monde
laisserait l’homme autonome dans l’illusion de ses pouvoirs, libre de ses
pensées et de ses actions, libre d’agir comme il entend. Mais la réalité est
toute différente. Non seulement il existe un seul monde, un monde où se
côtoient l’infini et le fini, la toute-puissance et la misère, l’éternité et le
temps, mais également un monde dans lequel Dieu intervient et se fait entendre.
Depuis les premières
heures de l’humanité, l’homme a cherché à offrir à Dieu des sacrifices. Après
le récit de la Création, la Sainte Écriture nous révèle l’histoire de Caïn et
d’Abel. Les deux frères sacrifient au Créateur les fruits de leur travail comme
offrandes. Toutes les religions, sur toute la planète et dans toute l’histoire
de l’humanité, contiennent des sacrifices qui se déroulent selon des rites
considérés comme immémoriaux. Pourtant, Dieu n’a nullement besoin de nos
offrandes. Il n’a besoin de rien. Le sacrifice ne serait-il alors qu’une
invention humaine ?
Offrandes d'Abel et Caïn Guiard des Moulins, Bible historiale Paris, début du XVe siècle |
De nombreuses explications
pourraient justifier la raison d’être du sacrifice. Les thèses plus ou moins
imaginatives et séduisantes abondent en effet pour justifier cet acte. Étant la
perfection même, Dieu n’a besoin d’aucune offrande. Seul l’homme en a donc besoin.
« L’homme les offre à Dieu, non pas
parce que Dieu en a besoin, mais pour que soit représenté à l’homme qu’il doit
se rapporter lui-même et tout ce qu’il a à Dieu comme à la fin, et comme au
Créateur, au Gouverneur et au Seigneur de l’Univers. »[1]
Par différentes choses sensibles, c’est-à-dire par l’usage de ses sens, l’homme
cherche à s’exciter aux choses divines « afin qu’à travers ces œuvres sensibles notre intention soit dirigée
vers Dieu et notre affection enflammée. »[2]
Par nos sens, nous accédons à la connaissance. Par des choses sensibles, nous
excitons et exprimons nos vérités intérieures, nos affections, nos sentiments.
C’est aussi par les réalités physiques que notre esprit s’élève vers Dieu.
Selon Saint Augustin,
« le sacrifice est le sacrement ou
signe sacré du sacrifice invisible »[3].
Au-delà du sacrifice, fait de matières, de gestes et de paroles, réunis dans un
ensemble cohérent, se trouve une autre réalité, cette fois-ci bien
invisible. « Il en faut voir
que des figures de ce qui s’accomplit en nous-mêmes pour opérer notre union et
l’union de notre prochain en Dieu »[4].
Dans le sacrifice, Dieu réclame autre chose que les éléments visibles. Ne voir
dans le sacrifice que la bête qu’on égorge ou le feu qui brûle, c’est ne point
comprendre la volonté de Dieu. Le seul sacrifice qui le satisfait est notre
propre sacrifice.
Tout sacrifice contient
des éléments visibles et invisibles. Les premiers sont des signes qui
représentent une réalité insensible. Ce sont plus que des symboles puisqu’ils
nous permettent d’atteindre l’invisible. Le rite avec ses gestes symboliques et
puissants est une représentation extérieure d’une réalité cachée à nos sens.
Car il existe deux sortes de réalités. Les unes trouvent en eux-mêmes leur
explication et leur raison d’être, les autres n’ont d’autres usages que de
marquer ou d’indiquer autres choses qu’elles-mêmes. Ce sont les signes.
L’homme est l’union d’un
corps et d’une âme, d’éléments visibles et invisibles. Notre pensée ne s’exprime pas seulement par la voix. Elle peut aussi s'exprimer par des gestes, un regard, une attitude. Notre corps est plus que présence et mouvement.
Il acquiert une valeur qui va au-delà de ce qu’il est. Un regard est plus
expressif qu’une parole. Nos gestes ont une véritable signification.
Corps et âme, nous en
sommes l’union. Ce ne sont pas deux réalités qui s’ignorent et vivent de
manière séparée. Elles se communiquent, s’interagissent. Mais sans le visible, l’invisible
ne peut communiquer. Que serait la pensée sans la parole ou le geste ? Nous
devons passer par le corps pour que l’âme s’exprime. C’est pourquoi un geste
contient une valeur qui dépasse sa réalité. L’invisible a besoin du visible
comme signe. « La chair animée par
l’esprit lui prête ses éléments, et l’âme enrichit de ses volontés supérieures
l’animalité où elle s’incarne. Vivant dans les deux mondes à la fois,
l’homme a pris l’habitude de passer constamment de l’un à l’autre, et d’en
mélanger les richesses dans une action unique ; et parce qu’il est
beaucoup plus habitué au maniement des valeurs corporelles qu’à l’usage des
réalités spirituelles, c’est aux premières qu’il demande sans cesse de l’aider
à grandir jusqu’à la hauteur des secondes. C’est le visible qui sert de signe à
l’invisible, c’est l’inférieur qui porte le supérieur. Et ainsi, de par la
volonté de l’homme, […], un geste corporel contient une valeur spirituelle. »[5]
Le serpent d'airain |
L’homme a ainsi besoin du
visible pour atteindre l’invisible. Dieu ne peut se rendre visible que par la
réalité sensible. « Si vous n’aviez
point de corps, Dieu vous aurait accordé simplement des dons invisibles, mais
parce que votre âme est unie à un corps, c’est au travers des objets sensibles
que Dieu vous livre l’intelligence de sa doctrine. »[6]
Derrière le visible se trouve l’invisible. Le visible prend parfois tout son
sens quand nous atteignons l’invisible qui s’y cache. Au moyen de la réalité
physique, l’homme accède donc à des vérités plus hautes. « Il a été divinement prévu en faveur de l’homme qu’il puisse trouver
même dans les choses sensibles un rappel des réalités divines »[7].
Il y a alors derrière le
signe une volonté et une raison qui explique et légitime l’usage
extraordinaire du corps dans un domaine qui le dépasse. Le visible est porteur
d’un sens qui dépasse la réalité physique car une intelligence y a introduit
une connaissance afin que nous qui sommes une chair animée de l’esprit et une
âme dans la chair puissions atteindre une réalité supérieure.
De l’union d’un concept et
d’une image naissent donc un signe. Une enveloppe physique contient une
réalité invisible. « Le signe est
une enveloppe physique qui contient une réalité invisible ; et comme le
composé humain dont il est à la fois le fils et le prolongement, il est formé
par l’union des deux valeurs. »[8]La
vérité apparaît dans l’union de ces deux valeurs. L’image apporte toute la
force de l’émotion et de la sensibilité que la raison ne possède pas par
elle-même quand le concept contient un message de Celui qui veut nous faire
connaître de hautes vérités. « Pour
allumer et nourrir le feu de l’amour, combien sont utiles les insinuations des
symboles : ils nous émeuvent et nous enflamment plus que si nous
possédions les réalités sans voiles et sans figures. C’est un fait qu’une idée
suggérée par une allégorie significative nous meut et nous charme davantage que
si on nous la disait en propres termes. » [9]
La pensée et l’émotion ont
besoin de s’incarner dans des choses sensibles afin d’être connues et vécues.
Elles préexistent cependant au geste et à la parole. Mais elles n’existent en
quelque sorte que par leur incarnation. Par sa valeur propre, l’image nous
engage donc vers le sens. Ainsi le visible engendre l’invisible au sens où une
réalité supérieure nous est rendue accessible. Sans la chair qui l’enveloppe,
elle nous serait inconnue. Elle rend donc présente une réalité qui préexiste à
l’image. Elle ne la crée pas. Elle la produit.
Le Buisson ardentSébastien Bourdon |
Si le regard ne s’arrête
que sur l’enveloppe physique, nous prenons le risque de nous arrêter au signe vidé
de son sens. « Un signe vide, ce
serait un signe mort. »[10]
Le signe ne représente plus ce qu’il signifie. Il devient muet. Nos yeux et nos
oreilles ne perçoivent plus cette réalité que cache la chose visible. Seule la
raison peut redonner sens au signe. Il faut donc que nous y maintenions par la
raison sa signification. Si nous oublions aussi l’image pour n’y voir que sens,
nous risquerions aussi de nous égarer dans notre imagination.
Que sont ces signes qui
nous communiquent une réalité sans lesquels nous ne pouvons atteindre
l’invisible ? Ce sont notamment les miracles, les prophéties, le culte que
nous rendons à Dieu. La Sainte Écriture nous transmet aussi de nombreux signes,
en particulier par les figures qu’elle contient. La religion est emplie de signes. Par ces canaux divers et variés, nous
communions à une réalité d’ordre supérieur. La pensée divine nous est
communiquée. Nous nous unissons à Dieu…
« […] vinrent à lui les pharisiens et les
sadducéens, pour le tenter, et ils le prièrent de leur faire voir un prodige
dans le ciel. Mais Jésus répondant leur dit : « Le soir venu, vous dites : il fera
beau, car le ciel est rouge. Et le matin : aujourd’hui, de l’orage, car le
ciel est sombre et rougeâtre. Vous savez donc juger l’aspect du ciel, et vous
ne savez pas reconnaître les signes des temps ? Une génération méchante et adultère demande
un prodige, et il ne lui sera point donné de prodige, si ce n’est le prodige du
prophète Jonas. » (Matth., XVI, 1-3)
Notes et références
[2] Saint
Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, chap. CXIX, 4, Flammarion,
1999.
[3] Saint
Augustin, Cité de Dieu, X, 5.
[4] Chanoine
Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, édition Beauchesne, 1944.
[5] Chanoine
Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.
[6] Saint
Jean Chrysostome.
[7] Saint
Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, chap. CXIX, 1.
[8] Chanoine
Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.
[9] Saint
Augustin
[10]
Chanoine Eugène Masure, Le Sacrifice du Chef, VIII.
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