Quand il parle de la résurrection aux philosophes grecs à l’Aréopage, Saint Paul obtient
moquerie et raillerie. « Nous
t’entendrons là-dessus une autre fois » (Acte des Apôtres, XVII, 32). Dans son ouvrage contre les chrétiens,
le philosophe Celse ironise aussi sur la doctrine chrétienne qui lui paraît si
peu raisonnable, faite d’« illusions
grossières » et si misérable qu’elle ne peut attirer qu’une « troupe d’enfants, d’esclaves ou de gens
simples »[1]. Il reproche au
christianisme de ne pas donner la primauté à la raison et de recourir à des
fables pour séduire les foules. Nous ne devons pas,
dit-il, « recevoir aucun dogme qu'après avoir pris conseil de la
raison, et que suivant ce qu'elle nous dicte, parce qu'autrement on est sujet à
se tromper dans les opinions qu'on embrasse ». Dans son ouvrage sur le
livre de Celse, le philosophe Louis Rougier (1889-1982) condamne « l'éclipse
mentale, le sommeil magique que le christianisme, véritable mancenillier
mystique, a fait subir à la pensée humaine, pendant plus de quinze siècles »[2].
Le christianisme aurait brisé les progrès de la science qu’auraient initiés les
Grecs.
Nous
retrouvons un mépris semblable au XVIIIe siècle. Voltaire et les « philosophes » des Lumières accusent
l’Église d’être contraire à la raison et de vouloir enfermer l’homme dans
l’ignorance et l’obscurantisme. L’Encyclopédie est l’arme du savoir
pour terrasser l’ « Infâme ».
De nombreuses fables contre l’Église datent de cette époque. Il est surprenant
que pour combattre l’Église jugée ignorante et obscurantiste, ses adversaires
utilisent le mensonge et la caricature.
Au sein même de
l’Église, le philosophe Teilhard nous décrit le chrétien moyen dans des termes
peu élogieux, accusant l’Église de ne pas adapter son discours et sa doctrine au progrès de la
connaissance. Combien de chrétiens contemporains qui se disent ouvertement
« catholiques » souhaitent
dépoussiérer et moderniser l’Église tant elle leur paraît obsolète,
contraire à « l’esprit du temps »?
Finalement,
le christianisme est perçu comme un obstacle à la Raison et à la Science.
Or, ces dernières sont considérées comme facteur essentiel au progrès
scientifique et sociale de l’humanité. Ainsi on l’accuse de s’opposer au
bonheur des hommes. L’opposition est parfois plus astucieuse. Certains ne
condamnent pas le christianisme en tant que tel mais l’Église et plus
précisément la structure visible de l’Église. Mais qui atteint l’une blesse
inévitablement l’autre.
Les
succès de la science au XIXème siècle
Ces attaques contre l’obscurantisme prétendu de l’Église sont encore plus vive lorsque les
progrès de la connaissance et les progrès techniques exaltent les capacités intellectuelles
de l’homme. Ainsi au XIXe siècle le christianisme
fait l’objet de virulentes railleries de la part d’intellectuels et de
scientifiques. Forte de ses avancées extraordinaires et des inventions qui en
découlent, la science apparaît comme une nouvelle religion, rationnelle et
humaine.
Le
XIXe siècle est en effet une époque extraordinaire au niveau de la connaissance et des progrès techniques. En peu de temps, la société a été profondément transformée.
Nous lui devons l’électricité, des moyens de transport multiples et rapides, des
moyens de communication très efficaces, le cinéma… C’est aussi l’époque de savants
éminents : Maxwell, Pasteur, Lavoisier, ... Toutes les sciences se sont
brillamment développées en moins d’un siècle. Brillante époque d’effervescence
intellectuelle et technique ! Heureux temps où grisé par ses succès,
l’homme se prend comme le véritable maître des terres et des océans ! Le
Monde est un vaste champ d’exploitation d’où sortent les richesses et les
usines. Indéniablement, l’ignorance et l’impuissance semblent reculer devant
l’avancée de la connaissance et de la technologie. Rien ne semble s’opposer au progrès. Taine suggéra que « l’accroissement de la science est infini ».
Les hommes
découvrent ainsi toute l’étendue de la puissance de la raison. Ils peuvent légitimement
s’émerveiller de leurs exploits et de leurs découvertes. Mais pour certains,
l’émerveillement se transforment en adoration, en idolâtrie. Le XIXe siècle
marque le triomphe du scientisme, triste avatar du rationalisme. « La raison apparaît comme l’expression
suprême du monde et de l’homme, comme la mesure des choses »[3].
Le
Scientisme, l’impérialisme de la science
Des
scientifiques, des philosophes, des penseurs, des sociologues et bien d’autres
encore voient dans la science la seule source des progrès de l’humanité. Le
scientisme s’appuie sur quelques principes :
- seules sont valables les connaissances qui résultent de la science puisque le Monde est uniquement intelligible par la science ;
- la science est seule capable de résoudre tous les problèmes qui se posent à l’homme ;
- la raison n’a pas d’autres tâches que de développer la science.
Le scientisme revête la science d’une certitude absolue et affirme
sa primauté dans la recherche de la connaissance. La science est un système
clos qui suffit à elle-même. Rien ne doit donc lui faire obstacle ou freiner
son avancée. Tout autre mode de connaissance est alors méprisable. « En dehors de la science, on ne peut espérer
construire un édifice qui ait quelque chance de durer »[4]. Ainsi la science doit être capable de tout expliquer et
toute affirmation qu’elle ne propose pas est sans fondement. « Le
monde est aujourd’hui sans mystère. En tout cas, l’univers entier est
revendiqué par la science et personne n’ose plus résister en face de cette
revendication »[4]
.
Le scientisme a atteint la physique classique depuis le succès des lois de Newton puis les sciences de la vie depuis Darwin. L’évolutionnisme est fille du scientisme…
Selon
les scientistes, la science est donc supérieure à tous les autres modes de la
connaissance, par exemple à la philosophie et à la métaphysique. Elle se
substitue à eux. « Renan a envisagé dans
« l’Avenir de la science » l’époque où la science se substituerait à
la philosophie, à la religion et même à la poésie »[5].
Renan rêve d’une « philosophie
scientifique »[6].
Nous pourrions ainsi résumer le credo du
scientiste : « je crois à
l’avenir de la science, et la science seule résoudra toutes les questions qui
ont un sens ; je crois qu’elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie
sentimentale »[7].
Mais le scientisme renferme une
contradiction fondamentale. En effet, le fait de
« conférer un caractère
exclusif à la science et à la vérité scientifique » est une thèse
philosophique qui n’est pas tirée de la science[8].
La Sscience, une
nouvelle religion
Si la science est la maîtresse de toute
connaissance, elle doit aussi définir ce que doit connaître l’homme. Elle doit définir les
relations sociales et les principes sur lesquels repose la société. Elle devient le fondement de la société elle-même. « Considérées dans le passé, les sciences ont
affranchi l’esprit humain de la tutelle exercée sur lui par la théologie et la
métaphysique et qui, indispensable à son enfance, tendait ensuite à la
prolonger indéfiniment. Considérées dans le présent, elles doivent servir soit
par leurs méthodes, soit par leurs résultats généraux, à déterminer la
réorganisation des théories sociales. Considérées dans leur avenir, elles
seront, une fois systématisées, la base spirituelle de l’ordre social, autant
que durera sur le globe l’activité de notre espèce »[9].
La
science doit donc diriger les hommes. Selon Bachelot, elle doit assurer « la direction matérielle, intellectuelle et
morale de la société » et permettre de fonder une « morale scientifique » destinée à
remplacer la « morale religieuse »[10]. C’est ainsi que le scientisme envahit les sciences
sociales. Il touche aussi le politique, l’éducation, l’art…
« Nous n’avons pas le droit d’avoir un
désir, quand la raison parle ; nous devons écouter, rien de plus ;
prêts à nous laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs arguments
nous entraînent »[11].
La société doit s’organiser scientifiquement comme le prône Saint-Simon.
Finalement, le scientisme est « l’impérialisme
de la science de laboratoire sur tous les domaines de la pensée et de la
conscience de l’homme »[12].
Mais
les scientistes ne sont pas les seuls à prétendre délivrer la connaissance
absolue et les solutions à tous les besoins de l’homme et de la société. La
religion prétend aussi à cet absolu. Elle apparaît rapidement comme un obstacle
à combattre ou plutôt le préambule dorénavant désuet d’une nouvelle religion
que la science annonce et prépare. Disciple fidèle de Renan et scientiste
convaincu, le biologiste Félix Le Dantec annonce « un âge qui coïncidera nécessairement avec l’âge religieux, dans
la mesure où, accédant à un état plus parfait, la science sera l’intelligence
toute entière de la nature humaine et apportera à ce titre une réponse
définitive au problème dont les religions avaient imposé la réponse »[13].
Une Vision de
l’Univers
La science concurrence donc
les autres modes de connaissance et doit les remplacer. Mais ce n’est pas seulement
le mode de connaissance qui doit effacer les autres. C’est l’objet même de
cette connaissance. La science peut révéler les secrets du Monde car seuls les
secrets qu’elle saisit sont réels. La réalité qu’elle perçoit efface toute
autre réalité. Hors des yeux de la science, rien n’existe. Le scientisme cherche
donc à imposer une vision de la Vie et du Monde. Un de ses objectifs est alors de remplacer Dieu.
« Ce n’est pas une exagération de dire que la
science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de
sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin…L’œuvre moderne ne
sera accomplie que quand la croyance au surnaturel sous quelque forme que ce
soit sera détruite…La raison, après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu »[14].
« Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la
science »[15].
Avec le développement des sciences, les scientistes proclament donc
un avenir radieux pour la société. La science doit accomplir ce qu’a prévu
Descartes : « grâce à la mise en œuvre de la nouvelle
méthode dans les sciences, nous allons pouvoir nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature »[16].
Un nouveau messianisme du progrès de
l’intelligence et de la technique se développe. Diffusée par les médias et
l’enseignement, l’idolâtrie atteint la société. Dans leur délire, certains scientistes
prédisent la mort du christianisme quand d’autres annoncent la mort de Dieu.
« Il est désormais pour moi aussi
évident que le jour, que le Christianisme est mort et bien mort, et qu’on ne
saurait plus rien en faire qui vaille »[17].
Le XIXe est le siècle où le scientisme triomphe. Mais rapidement,
ses partisans vont déchanter devant les nouvelles découvertes de la science et devant
ses monstruosités. Au siècle suivant, elle révélera non seulement son
impuissance et ses limites mais également sa puissance destructrice. Contrairement
aux prophéties, elle sera incapable de répondre aux rêves des hommes. Ce sera
une cruelle désillusion, voire un véritable désespoir. Face à cette réalité
amère, une nouvelle hérésie de la connaissance se développera : le
relativisme. Puisque la maîtresse des connaissances ne peut nous éclairer avec
certitude, il n’est donc pas possible de connaître. Tout devient incertain. Tout
n’est finalement qu’opinion. Autre effet néfaste d’une idolâtrie de la
raison !
En dépit de ses échecs, le scientisme n’a pas totalement disparu.
Il reste même vivace dans la mentalité collective. Les médias abusent toujours
des discours scientifiques comme paroles d’Évangile. Il persiste aussi dans les
sciences de la nature et de la vie. Seules les sciences de la matière semblent
avoir finalement abandonné leurs prétentions. Face à un discours en apparence
scientifique, il est donc nécessaire de déceler s’il n’est pas finalement
scientiste.
Les chrétiens se sont toujours opposés au rationalisme et au
scientisme. Tout en reconnaissant la valeur de la raison et de la science,
l’Église ne les surestime pas. Elle connaît la valeur des différents modes de
connaissances et sait les mettre à leur place. Au lieu de les exclure, le
christianisme a su les harmoniser afin que chacun dans son domaine élève
l’homme vers la Vérité. Elle est convaincue que sans la Sagesse, sans la droite
raison, il n’y a pas de véritable connaissance…
Références
[1] Celse, Exposé de la vérité ou Discours Vrai, cité dans Contre Celse d'Origène.
[2] Louis Rougier, Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, Chapitre IX.
[3] Daniel Rops, L’Église des nouveaux destins, Chap. VI, 1960.
[4] Berthelot, Les Origines de l’Alchimie, 1885.
[5] Moural I., Petite Encyclopédie Philosophique, Éditions Universitaires 1995.
[6] Ernest Renan, in Œuvres complètes, t. III, Paris, Calmann-Lévy, 1949, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec, in Alliage, n°52, octobre 2003, La Science de la Guerre.
[7] Le Dantec, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[8] Conférence prononcée au Colloque International « Le défi du sécularisme et le futur de la foi, au seuil du troisième millénaire », Université Urbanienne, Rome, 30 novembre 1995, Georges Cottier O.P .
[9] Auguste Comte (1798-1857) cité dans Jean-Pierre Lonchamp, Science et croyance, DDB, 1992.
[10] cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[11] Renan, Wikipédia.
[12] Louis Jugnet (1913-1973) , Problèmes et grands courants de la philosophie, http://fr.calameo.com.
[13] Félix Le Dantec, Contre la métaphysique, Paris, Alcan, 1912, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[14] Renan, L’Avenir de la Science, 1849.
[15] Renan, L’avenir de la science, préface cité dans Du scientisme au relativisme de Denis Collin, http://denis.collin.pagesperso-orange.fr/scientisme.htm. [16] Descartes, Discours de la méthode, VIe partie.
[5] Moural I., Petite Encyclopédie Philosophique, Éditions Universitaires 1995.
[6] Ernest Renan, in Œuvres complètes, t. III, Paris, Calmann-Lévy, 1949, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec, in Alliage, n°52, octobre 2003, La Science de la Guerre.
[7] Le Dantec, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[8] Conférence prononcée au Colloque International « Le défi du sécularisme et le futur de la foi, au seuil du troisième millénaire », Université Urbanienne, Rome, 30 novembre 1995, Georges Cottier O.P .
[9] Auguste Comte (1798-1857) cité dans Jean-Pierre Lonchamp, Science et croyance, DDB, 1992.
[10] cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[11] Renan, Wikipédia.
[12] Louis Jugnet (1913-1973) , Problèmes et grands courants de la philosophie, http://fr.calameo.com.
[13] Félix Le Dantec, Contre la métaphysique, Paris, Alcan, 1912, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[14] Renan, L’Avenir de la Science, 1849.
[15] Renan, L’avenir de la science, préface cité dans Du scientisme au relativisme de Denis Collin, http://denis.collin.pagesperso-orange.fr/scientisme.htm. [16] Descartes, Discours de la méthode, VIe partie.
[17] Berthelot, E. Renan et M. Berthelot, Correspondances 1847-1892, Calmann Lévy, 1898.
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