" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 6 février 2014

Le scientisme, l'impérialisme de la science

Quand il parle de la résurrection aux philosophes grecs à l’Aréopage, Saint Paul obtient moquerie et raillerie. « Nous t’entendrons là-dessus une autre fois » (Acte des Apôtres, XVII, 32). Dans son ouvrage contre les chrétiens, le philosophe Celse ironise aussi sur la doctrine chrétienne qui lui paraît si peu raisonnable, faite d’« illusions grossières » et si misérable qu’elle ne peut attirer qu’une « troupe d’enfants, d’esclaves ou de gens simples »[1]. Il reproche au christianisme de ne pas donner la primauté à la raison et de recourir à des fables pour séduire les foules. Nous ne devons pas, dit-il, « recevoir aucun dogme qu'après avoir pris conseil de la raison, et que suivant ce qu'elle nous dicte, parce qu'autrement on est sujet à se tromper dans les opinions qu'on embrasse ». Dans son ouvrage sur le livre de Celse, le philosophe Louis Rougier (1889-1982) condamne « l'éclipse mentale, le sommeil magique que le christianisme, véritable mancenillier mystique, a fait subir à la pensée humaine, pendant plus de quinze siècles »[2]. Le christianisme aurait brisé les progrès de la science qu’auraient initiés les Grecs.

Nous retrouvons un mépris semblable au XVIIIe siècle. Voltaire et les « philosophes » des Lumières accusent l’Église d’être contraire à la raison et de vouloir enfermer l’homme dans l’ignorance et l’obscurantisme. L’Encyclopédie est l’arme du savoir pour terrasser l’ « Infâme ». De nombreuses fables contre l’Église datent de cette époque. Il est surprenant que pour combattre l’Église jugée ignorante et obscurantiste, ses adversaires utilisent le mensonge et la caricature.
Au sein même de l’Église, le philosophe Teilhard nous décrit le chrétien moyen dans des termes peu élogieux, accusant l’Église de ne pas adapter son discours et sa doctrine au progrès de la connaissance. Combien de chrétiens contemporains qui se disent ouvertement « catholiques » souhaitent dépoussiérer et moderniser l’Église tant elle leur paraît obsolète, contraire à « l’esprit du temps »?

Finalement, le christianisme est perçu comme un obstacle à la Raison et à la Science. Or, ces dernières sont considérées comme facteur essentiel au progrès scientifique et sociale de l’humanité. Ainsi on l’accuse de s’opposer au bonheur des hommes. L’opposition est parfois plus astucieuse. Certains ne condamnent pas le christianisme en tant que tel mais l’Église et plus précisément la structure visible de l’Église. Mais qui atteint l’une blesse inévitablement l’autre.
Les succès de la science au XIXème siècle
Ces attaques contre l’obscurantisme prétendu de l’Église sont encore plus vive lorsque les progrès de la connaissance et les progrès techniques exaltent les capacités intellectuelles de l’homme. Ainsi au XIXe siècle le christianisme fait l’objet de virulentes railleries de la part d’intellectuels et de scientifiques. Forte de ses avancées extraordinaires et des inventions qui en découlent, la science apparaît comme une nouvelle religion, rationnelle et humaine.
Le XIXe siècle est en effet une époque extraordinaire au niveau de la connaissance et des progrès techniques. En peu de temps, la société a été profondément transformée. Nous lui devons l’électricité, des moyens de transport multiples et rapides, des moyens de communication très efficaces, le cinéma… C’est aussi l’époque de savants éminents : Maxwell, Pasteur, Lavoisier, ... Toutes les sciences se sont brillamment développées en moins d’un siècle. Brillante époque d’effervescence intellectuelle et technique ! Heureux temps où grisé par ses succès, l’homme se prend comme le véritable maître des terres et des océans ! Le Monde est un vaste champ d’exploitation d’où sortent les richesses et les usines. Indéniablement, l’ignorance et l’impuissance semblent reculer devant l’avancée de la connaissance et de la technologie.  Rien ne semble s’opposer au progrès. Taine suggéra  que « l’accroissement de la science est infini ».
Les hommes découvrent ainsi toute l’étendue de la puissance de la raison. Ils peuvent légitimement s’émerveiller de leurs exploits et de leurs découvertes. Mais pour certains, l’émerveillement se transforment en adoration, en idolâtrie. Le XIXe siècle marque le triomphe du scientisme, triste avatar du rationalisme. « La raison apparaît comme l’expression suprême du monde et de l’homme, comme la mesure des choses »[3].
Le Scientisme, l’impérialisme de la science
Des scientifiques, des philosophes, des penseurs, des sociologues et bien d’autres encore voient dans la science la seule source des progrès de l’humanité. Le scientisme s’appuie sur quelques principes :
  • seules sont valables les connaissances qui résultent de la science puisque le Monde est uniquement intelligible par la science ;
  • la science est seule capable de résoudre tous les problèmes qui se posent à l’homme ;
  • la raison n’a pas d’autres tâches que de développer la science.

Le scientisme revête la science d’une certitude absolue et affirme sa primauté dans la recherche de la connaissance. La science est un système clos qui suffit à elle-même. Rien ne doit donc lui faire obstacle ou freiner son avancée. Tout autre mode de connaissance est alors méprisable. « En dehors de la science, on ne peut espérer construire un édifice qui ait quelque chance de durer »[4]. Ainsi la science doit être capable de tout expliquer et toute affirmation qu’elle ne propose pas est sans fondement. « Le monde est aujourd’hui sans mystère. En tout cas, l’univers entier est revendiqué par la science et personne n’ose plus résister en face de cette revendication »[4] .
Le scientisme a atteint  la physique classique depuis le succès des lois de Newton puis les sciences de la vie depuis Darwin. L’évolutionnisme est fille du scientisme…

Selon les scientistes, la science est donc supérieure à tous les autres modes de la connaissance, par exemple à la philosophie et à la métaphysique. Elle se substitue à eux. « Renan a envisagé dans « l’Avenir de la science » l’époque où la science se substituerait à la philosophie, à la religion et même à la poésie »[5]. Renan rêve d’une « philosophie scientifique »[6]. Nous pourrions ainsi résumer le credo du scientiste : « je crois à l’avenir de la science, et la science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu’elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale »[7].

Mais le scientisme renferme une contradiction fondamentale. En effet, le fait de « conférer un caractère exclusif à la science et à la vérité scientifique » est une thèse philosophique qui n’est pas tirée de la science[8].
La Sscience, une nouvelle religion
Si la science est la maîtresse de toute connaissance, elle doit aussi définir ce que doit connaître l’homme. Elle doit définir les relations sociales et les principes sur lesquels repose la société. Elle devient le fondement de la société elle-même. « Considérées dans le passé, les sciences ont affranchi l’esprit humain de la tutelle exercée sur lui par la théologie et la métaphysique et qui, indispensable à son enfance, tendait ensuite à la prolonger indéfiniment. Considérées dans le présent, elles doivent servir soit par leurs méthodes, soit par leurs résultats généraux, à déterminer la réorganisation des théories sociales. Considérées dans leur avenir, elles seront, une fois systématisées, la base spirituelle de l’ordre social, autant que durera sur le globe l’activité de notre espèce »[9].
La science doit donc diriger les hommes. Selon Bachelot, elle doit assurer « la direction matérielle, intellectuelle et morale de la société » et permettre de fonder une « morale scientifique » destinée à remplacer la « morale religieuse »[10]. C’est ainsi que le scientisme envahit les sciences sociales. Il touche aussi le politique, l’éducation, l’art… « Nous n’avons pas le droit d’avoir un désir, quand la raison parle ; nous devons écouter, rien de plus ; prêts à nous laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs arguments nous entraînent  »[11]. La société doit s’organiser scientifiquement comme le prône Saint-Simon. Finalement, le scientisme est « l’impérialisme de la science de laboratoire sur tous les domaines de la pensée et de la conscience de l’homme »[12].
Mais les scientistes ne sont pas les seuls à prétendre délivrer la connaissance absolue et les solutions à tous les besoins de l’homme et de la société. La religion prétend aussi à cet absolu. Elle apparaît rapidement comme un obstacle à combattre ou plutôt le préambule dorénavant désuet d’une nouvelle religion que la science annonce et prépare. Disciple fidèle de Renan et scientiste convaincu, le biologiste Félix Le Dantec annonce « un âge qui coïncidera nécessairement avec l’âge religieux, dans la mesure où, accédant à un état plus parfait, la science sera l’intelligence toute entière de la nature humaine et apportera à ce titre une réponse définitive au problème dont les religions avaient imposé la réponse »[13].


Une Vision de l’Univers
La science concurrence donc les autres modes de connaissance et doit les remplacer. Mais ce n’est pas seulement le mode de connaissance qui doit effacer les autres. C’est l’objet même de cette connaissance. La science peut révéler les secrets du Monde car seuls les secrets qu’elle saisit sont réels. La réalité qu’elle perçoit efface toute autre réalité. Hors des yeux de la science, rien n’existe. Le scientisme cherche donc à imposer une vision de la Vie et du Monde. Un de ses objectifs est alors de remplacer Dieu.
« Ce n’est pas une exagération de dire que la science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin…L’œuvre moderne ne sera accomplie que quand la croyance au surnaturel sous quelque forme que ce soit sera détruite…La raison, après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu »[14].
« Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science »[15].
Avec le développement des sciences, les scientistes proclament donc un avenir radieux pour la société. La science doit accomplir ce qu’a prévu Descartes : « grâce à la mise en œuvre de la nouvelle méthode dans les sciences, nous allons pouvoir nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature  »[16]. Un nouveau messianisme du progrès de l’intelligence et de la technique se développe. Diffusée par les médias et l’enseignement, l’idolâtrie atteint la société. Dans leur délire, certains scientistes prédisent la mort du christianisme quand d’autres annoncent la mort de Dieu. « Il est désormais pour moi aussi évident que le jour, que le Christianisme est mort et bien mort, et qu’on ne saurait plus rien en faire qui vaille »[17].

Le XIXe est le siècle où le scientisme triomphe. Mais rapidement, ses partisans vont déchanter devant les nouvelles découvertes de la science et devant ses monstruosités. Au siècle suivant, elle révélera non seulement son impuissance et ses limites mais également sa puissance destructrice. Contrairement aux prophéties, elle sera incapable de répondre aux rêves des hommes. Ce sera une cruelle désillusion, voire un véritable désespoir. Face à cette réalité amère, une nouvelle hérésie de la connaissance se développera : le relativisme. Puisque la maîtresse des connaissances ne peut nous éclairer avec certitude, il n’est donc pas possible de connaître. Tout devient incertain. Tout n’est finalement qu’opinion. Autre effet néfaste d’une idolâtrie de la raison !

En dépit de ses échecs, le scientisme n’a pas totalement disparu. Il reste même vivace dans la mentalité collective. Les médias abusent toujours des discours scientifiques comme paroles d’Évangile. Il persiste aussi dans les sciences de la nature et de la vie. Seules les sciences de la matière semblent avoir finalement abandonné leurs prétentions. Face à un discours en apparence scientifique, il est donc nécessaire de déceler s’il n’est pas finalement scientiste.

Les chrétiens se sont toujours opposés au rationalisme et au scientisme. Tout en reconnaissant la valeur de la raison et de la science, l’Église ne les surestime pas. Elle connaît la valeur des différents modes de connaissances et sait les mettre à leur place. Au lieu de les exclure, le christianisme a su les harmoniser afin que chacun dans son domaine élève l’homme vers la Vérité. Elle est convaincue que sans la Sagesse, sans la droite raison, il n’y a pas de véritable connaissance…





Références
[1] Celse, Exposé de la vérité ou Discours Vrai, cité dans Contre Celse d'Origène.
[2] Louis Rougier, Celse contre les Chrétiens, la réaction païenne sous l'empire romain, Chapitre IX.
[3] Daniel Rops, L’Église des nouveaux destins, Chap. VI, 1960.

[4] Berthelot, Les Origines de l’Alchimie, 1885.
[5] Moural I., Petite Encyclopédie Philosophique, Éditions Universitaires 1995.
[6] Ernest Renan, in Œuvres complètes, t. III, Paris, Calmann-Lévy, 1949, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec, in Alliage, n°52, octobre 2003, La Science de la Guerre.
[7] Le Dantec, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[8] Conférence prononcée au Colloque International « Le défi du sécularisme et le futur de la foi, au seuil du troisième millénaire », Université Urbanienne, Rome, 30 novembre 1995, Georges Cottier O.P .
[9] Auguste Comte (1798-1857) cité dans Jean-Pierre Lonchamp, Science et croyance, DDB, 1992.
[10] cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[11] Renan, Wikipédia.
[12] Louis Jugnet (1913-1973) , Problèmes et grands courants de la philosophie, http://fr.calameo.com.
[13] Félix Le Dantec, Contre la métaphysique, Paris, Alcan, 1912, cité dans Françoise Balibar, Le scientisme, Lacan, Freud et Le Dantec.
[14] Renan, L’Avenir de la Science, 1849.
[15] Renan, L’avenir de la science, préface cité dans Du scientisme au relativisme de Denis Collin, http://denis.collin.pagesperso-orange.fr/scientisme.htm.
[16] Descartes, Discours de la méthode, VIe partie.
[17] Berthelot, E. Renan et M. Berthelot, Correspondances 1847-1892, Calmann Lévy, 1898.

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