" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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jeudi 13 novembre 2014

Contre Porphyre, un philosophe antichrétien redoutable

Au IIIe siècle, le christianisme se répand dans l’empire romain en dépit des grandes persécutions et de l’hostilité du monde païen. Il est notamment la cible des intellectuels. Si au début de l’ère chrétienne, il semblait bien faible pour résister à leurs critiques, il parait désormais suffisamment fort pour s’y opposer avec vigueur et ténacité. Sa force s’explique en partie par le développement d’une élite chrétienne et par la faiblesse de leurs adversaires. Cependant parmi tous les intellectuels païens, un philosophe se démarque : Porphyre.


Porphyre est « après Celse, et plus encore que Celse, le plus redoutable adversaire que le christianisme ait rencontré durant les premiers siècles. »[1] Consciencieux et plus rigoureux, il engage en effet un combat redoutable contre les chrétiens. Ses critiques portent surtout sur la Sainte Écriture. Aujourd'hui encore, elles continuent à faire mal. Mais ses attaques ne sont pas restées sans réponse. L’Église a disposé suffisamment de combattants à la hauteur des enjeux pour relever le défi.

Notre article s'appuie sur un ouvrage fort intéressant, intitulé La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au IVe siècle de Pierre de Labriolle (1874-1940). En dépit de son ancienneté, il garde tout sa pertinence. Nous avons aussi pris en compte des articles récents qui le complètent et le corrigent.


Porphyre, un « ennemi acharné du christianisme »[2].

Né vers 232-233 dans la région de Tyr, actuellement en Palestine, Porphyre est un sémite hellénisé. Il s’est formé à Athènes sous la direction de Longin (213-273) puis à Rome où il est devenu disciple de Plotin, le fondateur du néoplatonisme. Il est l’auteur d’une biographie de Plotin et des Ennéades, une reprise des cours de son maître.

Porphyre s’est très tôt intéressé au christianisme. Ses critiques montrent en effet qu’il a une connaissance bien approfondie de la doctrine chrétienne. Autrefois, on croyait qu’il avait été catéchumène, voire chrétien. Cette thèse est aujourd'hui abandonnée.



Avant de connaître Plotin, Porphyre s’était attaqué aux chrétiens dans deux ouvrages : Philosophie des Oracles et Images des Dieux
Le premier ouvrage a pour but de développer « une doctrine philosophique » en vue d’obtenir le salut de l’âme. « Il est solide et inébranlable celui qui puise en cet ouvrage ses espérances d’obtenir le salut, comme en l’unique source sûre. » [3] Les oracles sont considérés comme une révélation des dieux. Selon Saint Augustin, cet ouvrage est insultant et méprisant à l’égard des chrétiens, jugés impies et souillés, entêtés dans leurs préjugés et la démence. Aujourd’hui encore, il est vu comme « un traité dirigé expressément contre les chrétiens »[4]
Comme le premier ouvrage, le second est un ramassis de superstitions et d’absurdités. Porphyre adhère facilement à toutes sortes de doctrines malheureuses. Ces critiques semblent viser les chrétiens, « gens complètement ignorants qui, aussi stupides devant une statue qu’un illettré devant l’inscription d’une stèle »[5].

Formé au combat intellectuel

Plotin (205-270)
Par Longin, Porphyre est formé à la méthode critique. Longin est en effet reconnu à son époque comme un redoutable philologue qui excelle dans la critique. Il lui transmet le goût du savoir positif, des comparaisons de textes, des discussions chronologiques. Porphyre se forme ainsi à la controverse et excelle à son tour dans la critique.

Son véritable maître, Plotin, va « élargir les perspectives de sa pensée et lui ouvrir le monde infini des problèmes de la métaphysique et de la vie intérieure. »[6] Ils partagent la même ambition : revigorer et revivifier la culture antique. Ils veulent aussi rehausser le prestige des cultes païens. Pour défendre la culture antique, Porphyre attaque naturellement son principal adversaire, le christianisme. Pour cela, il étudie la Sainte Bible et les méthodes d’exégèse en usage à son époque…


Le traité Contre les Chrétiens

Porphyre écrit en effet « l’œuvre le plus étendue et la plus savante qui ait été composée durant l’antiquité contre le christianisme »[7]. C’est par cet ouvrage qu’il gagne son titre d’« ennemi de la véritable piété »[8]. Cet ouvrage est effectivement « une violente attaque, une critique impitoyable portées contre le cœur même de la nouvelle religion chrétienne »[9]. L’autorité impériale aurait cherché à le détruire, ce qui expliquerait que nous n’en disposions que des fragments. Il a été en circulation au moins jusqu'au Ve siècle. Nous en connaissons des fragments grâces à des auteurs chrétiens (Saint Jérôme, Eusèbe de Césarée, Saint Augustin, etc.).

Si le livre a été perdu, il n’a pas été oublié. Certains auteurs du Moyen-âge le mentionnent encore. Il réapparaît surtout à partir du XVIIe siècle. Certains érudits tentent de le reconstituer à partir des fragments disséminés dans les livres chrétiens. De nouvelles découvertes au XIXe siècle et les travaux qui ont suivi donnent l’occasion à Harnack de publier des fragments en 1916. La collection qu’il propose devient l’ouvrage de référence jusque dans les années 70. Mais la présentation de Harnack apparaît de nos jours artificielle et arbitraire [10]. Certaines objections antichrétiennes ont été faussement attribuées à Porphyre. Certaines d’entre elles proviendraient du IVe siècle. Les fragments dateraient donc de 270 à 380 environ.

Selon une thèse récente [11], ce livre n’aurait peut-être pas existé. Il constituerait en fait une partie de la Philosophie des Oracles. Mais cette thèse est aujourd'hui contestée …

L’étude actuelle de ces fragments révèle un double constat. D'une part, la victoire du christianisme n’a pas fait taire les intellectuels païens. Rappelons que l’édit de Constantin qui donne la liberté religieuse aux chrétiens date de 313. Les intellectuels païens n’ont donc pas abandonné la lutte. L’arrivée de Julien l’Apostat sur le trône impérial en 361 est encore la manifestation d’un paganisme virulent. D'autre part, les adversaires du christianisme se sont appropriés de la doctrine et de la terminologie chrétiennes. Ils peuvent donc être très redoutables.

Par simplicité, nous allons désormais considérer les objections antichrétiennes de la collection d’Harnack au travers de l’ouvrage de Labriolle. Sous le nom unique de Porphyre, nous considérons l’auteur de l’objection considérée sans attribuer la paternité à Porphyre.

Intéressons-nous davantage aux violentes accusations antichrétiennes que développent Porphyre. Elles reprennent en partie les objections les plus classiques auxquelles ont déjà été confrontés les chrétiens. Il faut toutefois noter l’absence des lieux communs des polémistes païens des premiers siècles. Nous avons affaire en général à des objections beaucoup plus sérieuses. Enfin, autre constatation d’importance, aucune critique n’est faite contre les dissensions des communautés chrétiennes contrairement à Celse qui soulignait la division des chrétiens en de multiples sectes. Ces objections tentent en fait de lutter contre le christianisme en lui-même. Porphyre s’attaque au cœur de sa doctrine.

Contre les Apôtres et les Évangélistes

Dans le traité Contre les Chrétiens, Porphyre engage un véritable combat contre le christianisme. La Sainte Bible est la cible de ses critiques les plus acerbes. « Les évangélistes sont les inventeurs, non les historiens des choses qu’ils racontent de Jésus »[12]. En employant un regard critique minutieux sur le Nouveau Testament, il y relève des discordances et des contradictions : généalogies du Christ différentes, invraisemblance de certains détails, exagération tendancieuse, etc. Nous pouvons déjà constater qu’il distingue le Christ de l’histoire dont il reconnaît l’existence et le Christ des Apôtres qu’il juge pure invention. La critique du XXe siècle reprendra cette distinction en la présentant comme une nouveauté…

Porphyre attaque de manière virulente les Apôtres et plus spécialement Saint Pierre et Saint Paul qui se seraient laissés abuser par les prodiges de Notre Seigneur. Il souligne la disproportion entre le rôle qu’ils tiennent dans le christianisme et leur personnalité faible, sans envergure, chétive. Il met aussi en exergue les contradictions de Saint Paul qu'il présente comme le reflet de sa duplicité. Subtil, il souligne le désaccord entre les deux apôtres pour montrer la fiction des dogmes qu’ils prêchent.

Il relève également toutes les maladresses des évangélistes pour souligner l’inconvenance du caractère inspiré de leur livre. Il remarque que certaines citations de l’Ancien Testament ne sont pas en effet attribuées à leur véritable auteur.

Contre une certaine lecture de la Sainte Écriture

Origène (185-254)
Il refuse les méthodes exégétiques en usage chez les chrétiens. Il tente en effet de disqualifier le procédé de la lecture allégorique très employée notamment à Alexandrie. « Certaines gens, remplis du désir de trouver le moyen, non pas de rompre tout à fait avec la pauvreté des écritures judaïques, mais de s’en affranchir, recourent à des commentaires qui sont incohérents et sans rapport avec les textes et qui apportent, non pas une explication satisfaisante pour les étrangers, mais de l’admiration et de la louange pour les gens de la maison. »[13] Il dénonce alors l’abus de cette méthode qui fascine et trompe. Origène fait alors l’objet de ses critiques. « Cette sorte d’absurdité vient d’un homme que j’ai, moi-aussi, rencontré dans ma première jeunesse, Origène… » [14] Porphyre considère que certains textes parfaitement clairs, comme la description des rites, n’ont pas besoin d’une interprétation allégorique.

Contre l’infidélité des chrétiens

Porphyre défend l’autorité de la religion juive, liée à son antiquité et à son caractère national, pour mieux montrer l’infidélité du christianisme. Il dénonce les chrétiens comme des traîtres, des renégats. Il loue aussi les Hébreux pour mieux souligner le fait que les chrétiens ont corrompu le judaïsme. Il juge en outre illégitime l’usage chrétien de la Sainte Écriture.






Contre une image inconvenante du Christ

Porphyre s’oppose à l’attitude du Christ. Elle lui paraît « étrange, inconcevable et tout à fait contradictoire à l’idée qu’on peut se former d’une âme divine, ou même d’une âme héroïque. »[15] Le récit de la Passion est l’exemple même de cette image qui le répugne. Il s’indigne en effet contre tout ce qui s’oppose à l’image des héros grecs. Tout cela ne mérite que mépris. « Même s’il devait souffrir par ordre de Dieu, il aurait dû accepter le châtiment, mais ne pas endurer sa Passion sans quelques discours hardis, quelques paroles vigoureuses et sages, à l’adresse de Pilate, son juge, au lieu de se laisser insulter comme le premier venu de la canaille des carrefours. »[16]

Porphyre a déjà critiqué ce point dans son premier ouvrage. Dans un oracle supposé d’Apollon, il laisse échapper son mépris envers les chrétiens qui, obstinés, adorent un « Dieu mort, condamné par d’équitables juges, et livré publiquement au plus ignominieux des supplices. »[17] Il s’indigne aussi contre la Résurrection qui manque terriblement de panache. Tout cela s’oppose à l’image qu’il s’est faite de Dieu, une image plus proche de celle du Dieu des Hébreux.


Porphyre en vient à préférer les juifs aux chrétiens puisqu'il les considère comme les vrais adorateurs de Dieu. Effectivement, il proclame la grandeur du Dieu des juifs, toujours selon un oracle d’Apollon : « C’est le Dieu, générateur et roi avant toute chose, Dieu devant lequel tremblent le ciel et la terre, la mer et les secrets abîmes de l’enfer ; devant lui les divinités mêmes frémissent d’épouvante. Père souverain, les saints Hébreux, dont il est la loi, l’honorent religieusement. » [18]




Contre la doctrine et la morale chrétienne

Les dogmes font également l’objet de critiques. Le dogme de la Résurrection est le plus attaqué. Il s’oppose à cette idée qu’un corps en déliquescence puisse ressusciter. L’idée même de la fin de l’Univers lui est inconcevable. Cela va à l’encontre de la perfection divine dont la manifestation est la permanence, la régularité, l'ordre.

Comme Celse, Porphyre trouve insupportable la morale chrétienne. Dieu serait-il venu pour s’occuper uniquement des malades et des faibles ? La complaisance envers les pauvres l’offense. Ce ne serait pas la vertu qui ouvre les portes du ciel mais le manque d’argent.

Les rites chrétiens ne sont pas épargnés. Comment une simple ablution pourrait-elle effacer les fautes ? Il juge le baptême immoral. Il est surtout indigné par le sacrement eucharistique qui le présente comme un acte de cannibalisme. Il prend en effet à la lettre les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ qu’il a prononcées lors de la Cène.

En un mot, contrairement à ses prédécesseurs, Porphyre semble connaître ce qu’il critique et appuie ses attaques avec des exemples précis. Il est vrai aussi qu’il adhère à certaines critiques qui montrent encore une profonde ignorance ou de la mauvaise foi facilement rejetable. Il a lu et étudié les Saintes Écritures. Il a aussi étudié la doctrine chrétienne. Le christianisme trouve donc en ce philosophe un adversaire plus sérieux qui soulève parfois de véritables difficultés. Certaines de ses critiques ont traversé les siècles et parfois, ils resurgissent encore pour nous mettre en difficulté. Rares sont les nouvelles remises en cause. Tout a été presque dit dès le IVe siècle.

Une critique encore plus terrible

Certains commentateurs estiment que Porphyre n’attaquerait pas le Christ. Au contraire, il l’estimerait. Il s’opposerait en fait à l’image du Christ tel qu’elle apparaît à la lecture des Évangiles. « Sa philosophie lui fait éprouver pour la personne même du Christ et pour certaines parties de son enseignement plus que de la sympathie, presque du respect. C’est au disciple de Jésus, c’est aux déformations dont ils sont les premiers auteurs, c’est aux mythes des Évangiles qu’il en veut »[19]. Ainsi à leur tour, des commentateurs distinguent le Christ de l’histoire et le Christ de l’Évangile.

Pierre de Labriolle réfute catégoriquement cette thèse. « On ne voit pas bien ce Jésus porphyrien, qui obtiendrait les respects du philosophe, tandis que le Jésus évangélique n’aurait mérité que ses dédains ? »[21] Cette thèse s’appuie sur une seule critique de Porphyre qui accuserait les évangélistes d’être des menteurs ou des affabulateurs et respecterait au contraire le Christ. Or tout cela est calculé. Ce n’est que pure ironie de la part d’un maître de la polémique. 

Saint Augustin estime aussi que Porphyre dit du bien du Christ et du mal aux chrétiens : « les dieux ont déclaré que le Christ était un homme pieux, et qu’il est devenu immortel ; ils lui gardent le souvenir le plus flatteur. Quant aux chrétiens, dit-il, le témoignage des dieux les déclare souillés, infâmes, enlacés dans les filets de l’erreur. »[20] Dans un autre oracle, Porphyre ajoute : « ceux qui l’honorent se sont aliénés la vérité. »

Dans son commentaire de Philosophie des Oracles, Saint Augustin a aussi décelé la tactique de Porphyre : louer le Christ pour mieux dénoncer les chrétiens. Son ennemi n’est pas le Christ qu’il veut absorber dans le panthéon mais le christianisme et ses disciples. Les insultes que Porphyre prononce contre les Apôtres n’ont en effet pour but que de rabaisser leur maître. « Si Jésus fut tel que le montrent les Évangiles, Porphyre le vilipende sans merci. Mais comment se formerait-il de Jésus une image tout autre que celle que les Évangiles lui proposent ? » [22] Il sait très bien qu’en attaquant la Sainte Écriture et les disciples de Notre Seigneur, il atteint le christianisme.

Une lutte décisive

Ainsi « obscurité, incohérence, mensonge, abus de confiance et sottise, Porphyre n’a guère vu autre chose dans le christianisme »[23]. Porphyre est plein de mépris, de moquerie et de sarcasme à l’égard du christianisme. « Fi ! Quelle grossièreté ! Quelle erreur comique ! »[24]... « Ces histoires puériles, bonnes pour des enfants en bas âge et des femmelettes, on a quelque peine à les entendre sans colère. »[25]... « Les animaux eux-mêmes protesteraient en leur langage s’ils pouvaient comprendre. » [26]... Les chrétiens ne seraient que des ignorants, faibles et sans esprit. Nous sommes toujours en présence d’un esprit hellénique hautain et sûr de lui-même.

Tout cela dénote un certain état d’esprit. Porphyre ne cherche pas finalement à comprendre la pensée chrétienne. Il se jette dans la bataille de toutes ses forces. Tout est bon pour attaquer et avilir les chrétiens. Il n’évite pas la niaiserie, la stupidité, la mauvaise foi. Aucun effort n’est tenté pour comprendre le sens caché de certaines paraboles pourtant évidente. Toute la Sainte Bible est passée au crible afin d’en extraire tout ce qui est utile pour nourrir sa critique. « Il semble que le paganisme lui-même se plaigne, dans sa langue, que l’Évangile lui a enlevé le monde par surprise. Le ressentiment de la vieille société perce dans ces accusations. »[27]

La contre-attaque chrétienne

Les chrétiens ne se sont pas trompés sur la nocivité des critiques porphyriennes. Les défenseurs de la foi et les empereurs ont considéré Porphyre comme « l’ennemi le plus acharné du christianisme »[28]. Il en est même devenu le symbole infamant. Ainsi certains hérétiques comme les ariens et les nestoriens ont été traités de porphyriens.

Le traité Contre les Chrétiens a fait l’objet de nombreuses réfutations de la part des chrétiens, notamment de la part de Méthode d’Olympe, d'Eusèbe de Césarée et d’Apollinaire de Laodicée [29]. De ces réfutations, nous ne disposons plus aujourd'hui que de petits fragments. La réponse la plus complète est celle d’Eusèbe de Césarée dans le traité Contre Porphyre. Néanmoins, s’il est mentionné à plusieurs reprises par des auteurs chrétiens, son existence semble faire aujourd'hui l’objet de discussions.

Les contradictions de Porphyre

Les critiques de Porphyre nous étonnent. Comment peuvent-elles se contredire plusieurs fois ? Il reconnaît le Dieu des Hébreux, un Dieu terrible qui fait frémir toutes les divinités mais comme le souligne Saint Augustin, il n’a pas peur de ne pas l’honorer comme il se doit.

Mais ce qu’il honore, ce n’est point Dieu, c’est la représentation de Dieu telle qu’il s’est formé. C’est pourquoi il s’indigne contre l’enseignement des chrétiens. Il ne peut comprendre que le Christ puisse endurer la souffrance de la Croix. Car pour lui, la divinité se manifeste par la force et la quiétude, par l’ordre et la paix. Il ne peut non plus comprendre que le « bas-peuple » puisse adorer en vérité Dieu. Porphyre ne peut admettre qu’un Christ parmi la compagnie des dieux comme un héros antique immortalisé. Ainsi loue-t-il cette image du Christ tout en méprisant le Christ qu’adorent les chrétiens. Il condamne finalement le christianisme pour protéger la culture antique. Il perçoit probablement l’incompatibilité entre le monde chrétien et le monde antique.

Saint Augustin voit aussi une contradiction dans les oracles. Les uns louent la piété du Christ quand d’autres louent les accusations qu’on porte contre lui. Comme nous l’avons déjà évoqué, certains commentateurs résolvent cette contradiction en opposant le Christ de l’histoire et le Christ des Évangiles. Or Saint Augustin est plus perspicace. « En louant le Christ, Porphyre […] prétend qu’il est pour les chrétiens une fatalité d’erreur ». En effet, un oracle d’Hécate nous apprend : « l’âme des justes réside en paix aux célestes erreurs. Or, pour les âmes à qui les destins n’ont pas permis d‘obtenir les faveurs des dieux ni la connaissance de Jupiter immortel, l’âme de cet homme a été comme une fatalité d’erreur. Elles sont détestées des dieux, … »[30] Il pose alors la légitime question : est-ce intentionnel ou involontaire ? S’il a voulu être une « fatalité d’erreur », comment est-il juste ? S’il ne l’a pas voulu, comment est-il heureux ? Dans les deux cas, il ne peut être Dieu.

Prenons un autre exemple plus flagrant de ses contradictions. Porphyre recherche à défendre et à revivifier les mythes antiques notamment en les spiritualisant. Pour cela, il utilise l’allégorie dans ses ouvrages. Il défend même son usage. « On ne doit pas croire que de telles interprétations soient forcées et en voir en elles qu’hypothèses d’esprits subtils »[31]. Or il refuse aux chrétiens le même emploi de l’allégorie. « Il ne veut pas qu’ils éludent les passages difficiles et compromettants, qu’il entend bien exploiter contre eux. »[32]

Finalement, Porphyre attaque Notre Seigneur tel qu’il se le représente à partir des Évangiles car cette représentation ne correspond pas à l'image de Dieu qu'a développée la culture grecque. Le Christ porphyrien n’a rien de commun avec le véritable Christ. Il l’imagine sans s’appuyer sur des faits. De quel droit ? 

En outre, la moindre difficulté est source de critique et non d’interrogations. Il ne cherche pas en effet à résoudre les difficultés qu’il perçoit. Il ne recherche que des prétextes pour rabaisser le christianisme. Certes il semble ménager Notre Seigneur tel qu’il se le représente mais ce n’est que pure tactique. Il ne cherche pas à comprendre. Il accuse, il méprise…

Enfin, de manière paradoxale, Porphyre nous aide à mieux comprendre le mystère profondément divin du christianisme. Il nous décrit les Apôtres comme des faibles qui ne savent pas manier l’art du discours pour enseigner et pourtant ils ont convaincu l’empire romain. Il présente l’enseignement du christianisme comme étant vulgaire, absurde, avilissant et pourtant, il a conquis l’élite intellectuelle. Il s’oppose à cette religion si contraire à la culture antique et cette dernière a été vaincue. En dépit de ses apparentes contradictions, la foi a conquis des cœurs et des intelligences. Les faiblesses du christianisme qu’il souligne tant révèlent d’autant mieux le mystère de sa victoire. Étrange contradiction qui explique tant de rancœurs et de mépris chez un homme bien impuissant…

Drôle de destin que celui de Porphyre. Il a voulu revivifier la religion antique et épurer le culte traditionnel mais les païens ne l’ont pas accepté, ne voyant dans ses manœuvres qu’un sacrilège. Pire encore. Les chrétiens ont utilisé certains de ses arguments pour remettre en cause leur idolâtrie. La Philosophie des Oracles a été pour les Pères de l’Église un bel instrument apologétique…

Porphyre a voulu combattre le christianisme pour sauver la culture antique. Tout en l’accablant de critiques, il a cherché à spiritualiser le culte païen. Cet effort de spiritualité et d’intériorité sera encore plus marquant chez ses successeurs qui voudront aussi défendre leur monde. Ils essayeront même d’institutionnaliser et de restructurer la religion antique à la manière du christianisme. Ce sera un échec. L’évolution n’est pas la voie naturelle du succès...






[1] Pierre de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au IVe siècle, Cerf, 2005.
[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, XXIII, trad. par L. Moreau, revu par JC Eslin, éditions du Seuil, 1994.
[3] Philosophie des oracles, fragment 303 cité dans Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens de Richard Goulet, 24 mars 2008, CNRS,  Villejuif, publié dans Hellénisme et christianisme, Michel Narcy et Eric Rebillard (Ed.) 2004.
[4] Richard Goulet, Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens.
[5] Porphyre, Images des Dieux, trad. par J. Banez.
[6] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[7] Harnack (1851-1930), théologien protestant. Il est l'historien de l'Eglise le plus important du XIX et début XXe siècle.
[8] Concile de Nicée.
[9] Pier Franco Beatrice, Le traité de Porphyre contre les Chrétiens, L'état de la question, Kernos, Centre International d’Étude de la religion grecque antique, 1991, mis en ligne le 11 mars 2011, consulté le 16 octobre 2012, http://kernos.revues.org.
[10] Une grande partie des fragments provient de l’Apokritikos de Macaire, évêque de Magnésie. Ce dernier réfute un païen qu’Harnack a identifié à Porphyre. Aujourd’hui, son hypothèse s’avère fausse. C’est un auteur anonyme du IVe siècle.
[11] Thèse développée par P.F. Beatrice dans de nombreux ouvrages, thèses reprises par d’autres historiens. Voir  Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens de Richard Goulet, CNRS,  Villejuif.
[12] Porphyre, fragment n°15, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[13] Porphyre retranscrit par Eusèbe de Césarée dans Histoire ecclésiastique, chapitre XIX, trad. Grapin, collection Hemmer-Lejay, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[14] Porphyre retranscrit par Eusèbe de Césarée dans Histoire ecclésiastique, chapitre XIX, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[15] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[16] Porphyre, Fragment n°63 cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[17] Porphyre, Philosophie des Oracles, III, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII, trad. Louis Moreau revue par JC Eslin, éditions du Seuil, 1994.
[18] Porphyre, Philosophie des Oracles, III, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[19] M. Bidez cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[20] Porphyre cité dans dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[21] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[22] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[23] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[24] Porphyre, Fragment n°4.
[25] Porphyre, Fragment n°54.
[26] Porphyre, Fragment n°35.
[27] Edgar Quinet, Revue des deux Mondes, 1er décembre 1838 cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[28] Sait Augustin, La Cité de Dieu, Livres XIX, XXII.
[29] Voir Saint Jérôme, Lettre LXX. Saint Jérôme juge qu’Eusèbe de Césarée, Méthode et Apollinaire ont bien répondu aux critiques de Porphyre. Philostorge a le même jugement, soulignant l’excellence de l’ouvrage d’Apollinaire.
[30] Porphyre, La philosophie des Oracles, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[31] Porphyre, Antre des Nymphes, §36, trad. Trabucco.
[32] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.

jeudi 6 novembre 2014

Contre les Ébionites et les Marcionistes : intégrité et unité de la Sainte Ecriture en danger

Dès le commencement, les chrétiens font l’objet de nombreuses oppositions doctrinales tant externes (judaïsme, paganisme) qu’internes (hérésie). Face à chaque adversaire, ils doivent se défendre avec des arguments propres pour qu’ils soient entendus. Leurs adversaires eux-mêmes doivent aussi répondre à leurs attaques. Chacun tente alors de se justifier en prenant soin de reposer leur argumentation sur une base solide commune. La philosophie est par exemple l’un des champs de bataille où s’affrontent les chrétiens et les païens. Nous allons nous intéresser plus particulièrement aux premières hérésies dont le lieu d’affrontement est la Sainte Bible.
Les hérétiques et les chrétiens fidèles à la foi défendent leur doctrine notamment à partir de la Sainte Écriture. Chacun justifie en effet ses positions en fonction des textes sacrés. Mais dans ce combat, la Sainte Bible n'est pas identique. Pourtant chacun la présente comme étant la seule véridique. Chacun apporte aussi sa propre grille de lecture. Rapidement, la défense de la foi soulève un problème de fond : l’intégrité de la Sainte Écriture.
Une des premières difficultés que rencontre l’Église est notamment de préserver l’unité de la Sainte Bible, en particulier les liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Deux erreurs la remettent en cause. Les uns veulent rattacher le Nouveau Testament à l’Ancien au point que la Nouvelle Alliance est soumise à l’Ancienne. Telle est la position des ébionites. Les autres veulent rompre ce lien au point de les opposer. C’est la position des marcionistes.
L’ébionisme
Une partie des juifs convertis au christianisme reste très attachée au judaïsme. Après la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple en l'an 70, ils ont abandonné la Ville sainte et ont accentué leur particularisme. Certains d’entre d’eux finissent par s’écarter du christianisme. Ce sont les judéo-chrétiens

L’ébionisme est un mouvement judéo-chrétien du IIe siècle. A partir de Jérusalem, il se répand en Alexandrie et à Rome. Son nom est tiré du terme hébreu « ebion » qui signifie « pauvreté ». Selon Tixeront [1], il viendrait d’une communauté chrétienne émigrée et établie au-delà du Jourdain. Sa doctrine est une continuation du judaïsme.
Pour les ébionites, Notre Seigneur Jésus-Christ est le dernier prophète, le plus grand, fils naturelle de Sainte Marie et de Saint Joseph. Certains d’entre eux croient à sa naissance virginale. Mais tous refusent catégoriquement de reconnaître la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils prônent donc un ferme monothéisme. La seule vertu de Notre Sauveur serait d’avoir été justifiée par sa fidélité à la Loi. Dieu l’aurait en effet élu le jour de son baptême. Pour arriver au salut, il faudrait donc l’imiter, c’est-à-dire observer intégralement la Loi. Les ébionites gardent donc toutes les prescriptions du judaïsme (circoncisions, sabbat, etc.).
Vers 100, certains ébionites s’unissent aux esséniens et forment une communauté qui prône une ascèse rigoureuse : ablutions quotidiennes, régime végétarien, etc. Leur doctrine est un mélange de judaïsme, de christianisme, d’essénisme et de pythagorisme. A partir de ces ébionites esséniens, un nouveau groupe émerge, celui des elkasaïtes [2].
Les ébionites persévèrent ainsi dans l’attachement à l’Ancienne Loi. Ils choisissent donc les textes du Nouveau Testament selon leurs doctrines. « Ils n’utilisent que l’Évangile selon Matthieu, rejettent l’apôtre Paul qu’ils accusent d’apostasie à l’égard de la Loi. »[3] L’Évangile selon Saint Matthieu est en effet écrit pour des chrétiens de la Terre Sainte nés dans le judaïsme. Il est le plus proche du judaïsme. Saint Paul est logiquement rejeté puisque dans ses épîtres, il s’oppose avec force aux judéo-chrétiens et étend la Parole du salut aux Gentils. Dans ses lettres, il expose en effet l’union et la parfaite égalité des juifs et des païens dans l’œuvre du salut, ce que rejettent finalement les ébionites. 
Le marcionisme
Le marcionisme est une version particulière du gnosticisme. Marcion en est le fondateur. Contrairement à l’ébionisme, il refuse toute soumission à l’Ancienne Loi au point d’opposer le judaïsme et le christianisme en un dualisme radical : « entre judaïsme et christianisme opposition irréductible aboutissant à un dualisme métaphysique absolu. »[4]
La doctrine de Marcion s’appuie sur un dualisme fondamental qui expliquerait l’histoire de l’humanité. Il croit en effet en l’existence de deux dieux, l’un malfaisant, l’autre bienveillant. « Marcion est l’homme d’une idée, ou plutôt d’une opposition d’idée : le Yahvé juif, Dieu juste et rigoureux, le Christ, Dieu bon et miséricordieux. Loi du talion pour le premier et miséricorde pour le second.»[4] Le premier serait décrit dans l’Ancien Testament, le second dans le Nouveau Testament. Il voit dans le premier un démiurge revendicatif incompatible avec le Dieu d’amour révélé dans le Nouveau Testament. Ainsi naturellement, il rejette l’Ancien Testament en faveur du seul Nouveau Testament.
Nous retrouvons aussi ce dualisme chez les justifiés. Marcion considère les Justes comme étant les fidèles au dieu mauvais quand les réprouvés de l’Ancien Testament (sodomites, égyptiens, gentils) se rallieraient à Notre Seigneur Jésus-Christ. Le Dieu bon laisserait les infidèles au Dieu mauvais qui les châtierait.
Marcion se démarque des autres hérétiques gnostiques par son attractivité. Plus simple et remarquable administrateur, plus efficace et donc séduisant, il s’avère être un adversaire plus sérieux et redoutable pour les défenseurs de la foi. Il fonde une église hiérarchique sur le même modèle que l’Église. Le marcionisme subsiste jusqu’au Xe siècle. Après sa mort, le marcionisme se divise en plusieurs sectes. Son principal disciple, Apelle, atténue le dualisme de Marcion et revient au monisme, c’est-à-dire à un seul principe divin.
Manipulations de la Sainte Écriture

Marcion exposant son canon


Contrairement aux ébionites et autres gnostiques, Marcion est « le seul à avoir eu l’audace de mutiler ouvertement les Écritures »[5]. Il modifie les textes sacrés et expurge des épisodes. Tout doit en effet se plier sur son dualisme métaphysique. Est par exemple rejeté tout livre supposé entaché de judaïsme. Il élabore sa propre version de la Sainte Bible à partir de l’Évangile selon Saint Luc et des épîtres de Saint Paul sauf les épîtres aux Hébreux, à Tite et à Timothée. Certains épisodes de l’Évangile selon Saint Luc sont aussi supprimés, par exemple toute mention de Sainte Marie et des « frères » de Notre Seigneur Jésus-Christ, l’annonce de la Passion et toute référence avec l’Ancien Testament comme la référence au signe de Jonas. Il expurge tout hébraïsme et tout lien avec le judaïsme.
Pour justifier sa doctrine, Marcion mène un travail de critique biblique. Dans ses Antithèses, il relève les contradictions apparentes dans la Sainte Écriture. Il souligne l’opposition entre l’Ancien Testament qui manifeste un Dieu terrible et le Nouveau Testament qui révèle un Dieu de miséricorde et d’amour. Ainsi refuse-t-il les deux alliances et parlent plutôt de deux dieux.
Le christianisme, synthèse du judéo-christianisme et du marcionisme ?
Nous pourrions croire que le christianisme résulterait d’une synthèse entre le judéo-christianisme et le marcionisme selon une dialectique bien pratique. Mais les faits historiques nous ramènent à la réalité. Saint Paul s’oppose aussi bien aux chrétiens qui veulent soumettre la Nouvelle Loi dans le giron du judaïsme et aux gnostiques qui excluent l’Ancienne Loi dans le plan de Dieu. Et les premiers chrétiens ne se sont pas non plus trompés. Ils se sont battus aussi bien contre les uns que contre les autres. Leur histoire apparaît comme une radicalité d’une position intangible.
Rajout de Textes sacrés
D’autres hérétiques rajoutent à la Révélation de nouveaux textes. Les Valentiniens se vantent de posséder d’autres Évangiles. Les disciples de Marc le Magicien « introduisent subrepticement une multitude infinie d’Écritures apocryphes et bâtardes confectionnées par eux pour faire impression sur les simples d’esprit et sur ceux qui ignorent les écrits authentiques. »[6] Comme nous l’informe aussi Sainte Irénée, d’autres gnostiques arrivent même à réécrire les Évangiles en disposant autrement les paroles et les actes de Notre Seigneur Jésus-Christ[7].
Ainsi les hérétiques élaborent une nouvelle Bible. Ils tirent des textes sacrés ce dont ils ont besoin, en expurgent les extraits les plus défavorables à leurs doctrines, en rajoutent à la lumière de leurs convictions. La défense de la foi nécessite alors de préciser et de défendre l’intégrité de la Sainte Écriture.
La lecture de la Sainte Écriture sous le regard de la règle de foi
Pour défendre l’enseignement de la foi contre le gnosticisme, il n’est guère pertinent d’argumenter à partir de la Sainte Écriture puisque les hérétiques ont diffusé de nombreux livres qu’ils considèrent aussi comme inspirés. 
Puis que devient leur lecture de la Sainte Bible quand ils ne sont pas convaincus de sa véracité ? Ils l’interprètent à leur fantaisie et soulèvent contre elle d’incessantes difficultés. Ce ne sont que d’intarissables ergoteurs.
Enfin, que devient la Sainte Écriture quand ils en détournent certaines paroles ? Tout est interprété selon leurs doctrines. Marcion croit d’abord au dualisme puis l’applique dans l’interprétation des versets. Leurs pensées dirigent la lecture de la Sainte Bible alors que cette dernière devrait les inspirer. Ainsi faut-il montrer leurs erreurs en soulignant cette  perversion.
Ainsi le problème ne réside pas dans les textes sacrés en eux-mêmes mais dans leur lecture. Saint Irénée et Tertullien rappellent en effet aux gnostiques que la Sainte Écriture doit être lue à la lumière de la foi. La lecture n’est pas livrée à l’imagination mais bien soumis à une règle bien simple, celle du symbole de foi baptismal, « règle de vérité » pour Saint Irénée ou « règle de foi » pour Tertullien. Seule l’Église a reçu la grâce de l’Esprit Saint de transmettre cette règle.
C’est donc aux véritables pasteurs, gardiens de cette règle, qu’il faut interroger pour connaître la véritable interprétation de la Sainte Bible et pour trouver une réponse aux difficultés qu’elle soulève. Il est donc inutile et dangereux d’en chercher une explication hors de l’Église. Et cette explication n’est point cachée. La vérité est accessible à tous. « Il ne faut donc plus chercher auprès d’autres la vérité qu’il est facile de recevoir de l’Église, car les apôtres, comme en un riche cellier, ont amassé en elle, de la façon la plus plénière, tout ce qui a trait à la vérité, afin que quiconque le désire y puise le breuvage de la vie. »[9]
Le dernier critère de la vérité est donc dans la Sainte Tradition « qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par ceux qui veulent voir la vérité »[10]. Parmi toutes les Églises que les Apôtres ont fondées, celle qui apparaît comme la plus sûre est l’Église romaine. C’est donc au regard de son enseignement que nous pouvons distinguer l’erreur et la vérité. Nous « confondrons tous ceux qui, de quelques manières que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes »[11].
La complémentarité de la Sainte Tradition
Saint Irénée évoque l’autorité de la Tradition. Grâce à la succession continue des évêques, la vérité est en effet enseignée de manière continue depuis les Apôtres. C’est le rôle des évêques de préserver la pureté des vérités de foi. « Nous devons garder sans l’infléchir la règle de foi »[12]. C’est donc à la lumière de l’Église et de la Tradition que nous devons étudier et interpréter la Sainte Écriture.
Et c’est au nom de l’autorité de la Tradition que Saint Irénée défend l’existence des quatre évangiles. Ce sont les seules versions d’Évangile qui nous donnent l’accès à la Parole de Dieu. Disciple de Polycarpe, lui-même disciple des Apôtres, il peut rappeler le témoignage des anciens de l’Église qui ont connu les Apôtres et raconté ce qu’ils ont vu et entendu. Le témoignage de ces anciens est donc complémentaire des Saintes Écritures. Et ce témoignage est publique, accessible à tous contrairement aux gnostiques qui ne transmettent leurs connaissances qu’à leur élite, les élus. Rien n’est caché…
Appropriation illégitime
Tertullien
Saint Irénée n’est pas le seul à dénoncer l’illégitimité de ces « groupements » qui prétendent enseigner la vérité. Tertullien s’oppose aux marcionistes en leur soulevant une objection fondamentale : qui sont-ils pour toucher et modifier la Sainte Écriture ?
De formation d’avocat, Tertullien rappelle la procédure romaine en usage dans le droit. Un plaignant peut être débouté de sa plainte avant même que l’affaire ne soit jugée sur le fond si la partie adverse peut prouver que le plaignant n’a aucun droit sur l’objet réclamé. Or, par leurs déviations doctrinales, les gnostiques se sont exclus de l’Église, la seule légitime à commenter la Révélation. Par conséquent, ils ne peuvent toucher ce dont ils ne sont pas propriétaires. Tertullien nie donc aux marcionites le droit de modifier et d’interpréter librement la Sainte Bible. Faut-il vraiment examiner leurs objections puisqu'elles s’appuient sur des preuves rejetables ?
Qui sont-ils pour modifier l’enseignement de l’Église ? Nul ne peut prétendre à une telle folie. L’Église elle-même ne fait que transmettre ce qu’elle a reçu. Car comme le rappelle Tertullien, l’enseignement des vérités de foi est intouchable. « Le Christ recommande de ne pas s’enquérir d’autre chose que de ce qu’il a enseigné »[13]. Cela vaut aussi pour l’interprétation de la Sainte Écriture qui jouit d’une pleine autorité parce qu’elle vient des Apôtres. Elle appartient au dépôt primitif dont l’Église doit défendre l’intégrité. « O Timothée, conserve le dépôt » (I, Timothée, VI, 20).
Contrairement aux agissements des gnostiques, le dépôt sacré a pour rôle de justifier l’enseignement de l’Église et non de le contredire. Ainsi doit-il être conservé dans son intégrité. Il est un moyen de preuve pour la doctrine. Si des personnes souhaitent enseigner autrement que fait l’Église, alors elles sont dans l’obligation de toucher à l’intégrité du dépôt sacré. La modification de la Sainte Écriture est la marque d’une nouveauté. « Ceux qui voulaient changer l’enseignement ont dû nécessairement disposer autrement les instruments de la doctrine »[14].
Les ébionites et les marcionites ne recherchent ni Dieu ni la vérité dans la Sainte Écriture. Ils se recherchent et ne veulent que consolider leurs doctrines…
Unité et continuité de la Sainte Écriture
Les ébionites et les marcionites ont aussi un autre point commun : ils remettent en cause l’unité des deux Testaments. Une lecture erronée peut en effet conduire à leur opposition et à leur exclusion mutuelle. Or comme le rappelle Saint Irénée, l’Église nous enseigne que la Révélation a un seul auteur. L’unité de Dieu implique l’unité des Livres Saints. Tout ce qui est révélé ne peut provenir que de Lui. « Écoute Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. »(Deutéronome, VI, 4). Et puisque Dieu est parfait, sa volonté est unique, son plan également. Donc la Sainte Bible doit aussi révéler l’unité du plan de Dieu. Seul l’homme est changeant. C’est pourquoi s’il peut exister des contradictions entre les deux Testaments, elle ne doit pas aller à l’encontre de cette unité. Elle doit être explicable.
L’Ancien Testament, une préparation au Nouveau
L’unité de la Sainte Écriture trouve sa pleine justification dans l’unité du dessein de Dieu, c’est-à-dire dans sa volonté de sauver l’homme, tous les hommes, c’est-à-dire l’humanité dans sa globalité. Une remise en cause de l’unité des Livres Saints revient à refuser cette Rédemption universelle. C’est ne plus rien comprendre de l’œuvre divine. C’est mépriser la pédagogie divine. L’Ancien Testament prépare finalement le Nouveau. Selon Saint Irénée, les deux Testaments seraient deux moments de l’éducation de l’homme, deux étapes de sa marche vers la vérité et la liberté.
Une apparente contradiction

Pour se justifier, Marcion souligne une contradiction entre les deux lois. L’une préconise la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent », quand l’autre exige le précepte de l’amour de l’ennemi. Dans son ouvrage Contre Marcion, Tertullien réfute son argument. En dépit de leur apparente incompatibilité, il démontre que les Livres Saints prescrivent en fait la même loi. C’est aussi ce que dit Saint Paul. Il ne faut point rendre le mal pour le mal car « à moi est la vengeance ; c’est moi qui ferai la rétribution, dit le Seigneur ». (Rom., XII, 19). Saint Paul trouve dans l’Ancien Testament (Deutéronome, XXXII, 35-36) la justification de la loi d’amour.
L’ancienne loi interdit à tout homme de faire justice soi-même et impose d’oublier les offenses dont il était victime « Voici ce que dit le Seigneur des armées : Jugez selon la vérité, usez de miséricorde et de clémence chacun envers son frère. Et n’opprimez point la veuve, ni l’orphelin,, ni l’étranger, ni le pauvre ; et qu’un homme ne médite pas dans son cœur le mal contre son frère. » (Zacharie, VII, 9-10). Le prophète nous le répète encore : « qu’aucun de vous ne médite en son cœur le mal contre son ami. » (Zacharie, VIII, 17).
Tertullien voit dans la loi du talion une force dissuasive : « le talion de la Loi […] retenait de prendre l’initiative d’une offense par crainte que celle-ci ne fut rendue en retour »[15]. Elle s’adresse donc moins à celui qui veut rendre justice qu’à celui qui veut commettre l’injustice. Elle est aussi généralement comprise comme une juste rétribution du préjudice : la pénitence ne peut dépasser le crime commis. Elle encadre donc la peine et évite une sanction injuste de l’offensé que pourrait inspirer la vengeance. Pour Saint Justin, de manière générale, elle est un moindre mal pour maintenir un peuple difficile et rude dans la fidélité et la justice.
Tertullien s’attaque à d’autres prétendues contradictions et montre leur fausseté par l’emploi exact et judicieux des versets bibliques. Il utilise en effet des passages qui contredisent directement les objections de Marcion. Les contradictions apparentes peuvent notamment s’expliquer lorsqu’elles sont remises dans leur contexte.
Enfin, nous pouvons peut-être rajouter que la justice n’exclut pas l’amour ; elle le présuppose même. Car face à un ennemi détesté, rien ne peut arrêter le bras armé. L’amour est capable de rappeler la loi et de la faire appliquer. Elle est même l’unique force de loi qui permet de freiner la haine de l’offensé. Existe-il une autre vertu capable de faire taire la haine ? La justice est ainsi bien appliquée lorsqu’elle prend sa source dans la loi de l’amour. Telle est une des leçons que nous donne Notre Seigneur Jésus-Christ et que nous transmet la Sainte Écriture…
Notre Seigneur Jésus-Christ va au-delà de la simple application de la loi en rappelant la source d’où elle doit émaner et la vertu avec lequel la justice doit s’appliquer. Il nous demande de dépasser la lettre pour suivre l’esprit de la loi. Tous ses préceptes « n’impliquent ni la contradiction ni l’abolition des précédents, comme le vocifèrent les disciples de Marcion, mais leur accomplissement et leur extension »[16]. Il élève finalement les exigences de la loi et les enracine en nous. « Si votre justice ne dépasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » (Matthieu, V, 20). Il ne nous prescrit pas simplement de ne pas nous abstenir ce que défend la Loi mais même de ne pas le vouloir. Est-ce contredire la Loi de ne pas se restreindre à l’acte mais de l’étendre aussi à l’intention ? Il n’y a pas contradiction mais sublimation…

Nous percevons ainsi la pédagogie de Dieu. La Loi était établie pour éduquer l’âme et la rendre docile aux commandements par des actes extérieurs. L’homme apprend ainsi à obéir à Dieu. Il était encore sous le joug de la servitude du péché. Mais avec Notre Seigneur Jésus-Christ, le temps de la Rédemption tant promise est arrivé. Notre Seigneur est en effet venu libérer l’âme et la détacher de cette servitude. L’homme n’est donc plus esclave mais libre, ce qui exige désormais une autre soumission plus exigeante, celle de l’esprit. Il ne cède plus ni à la crainte ni à la nécessité mais il donne désormais de bon cœur. Dieu étend finalement la Loi sans la contredire. « Je ne vous appelle plus esclaves […] mais je vous ai appelés amis. »(Jean, XV, 15).
Ainsi dans leur combat contre les judéo-chrétiens et les gnostiques, Saint Irénée et Tertullien sont animés d’une même volonté de protéger la Sainte Écriture de tout commentaire déviant et de toute manipulation. Ils défendent aussi sa lecture : elle ne doit pas être lue dans le but d’asseoir une doctrine contraire à l’enseignement de l’Église. Une telle lecture implique inéluctablement une altération de la vérité. L’esprit biaise le regard et le détourne de la pureté de la foi. 
Toute lecture et toute interprétation doivent donc être guidées à la lumière de la foi. Elles s’appuient donc sur l’enseignement de l’Église puisque seule l’Église est le dépositaire du dépôt sacré. Elle-seule détient la lumière suffisante pour l'éclairer. La Sainte Bible ne peut non plus être séparée de la Sainte Tradition. Finalement, sans la lumière de la foi, la Sainte Écriture ne devient qu’un instrument de nos pensées et non celui de la vérité.

Références

[1] J. Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, chap. IV, §3, librairie Lecoffre, 1909.
[2] Leur nom est tiré soit de leur fondateur El Kasaï (ou Elxaï) ou d’un terme hébreu « Hêil-Kesai » qui signifie face « cachée ». Voir Le Dieu du Salut, chap. I, B. Sesboüe et J.Wilinski, Desclée, 1994 et  Histoire de l’Église de Dom. C Poulet, Tome I, 1ère période, chapitre VII, II, , Beauchesne, 1926.
[3] Saint Irénée, Contre les Hérésies, I, 26, 2.
[4] Dom C. Poulet, Histoire de l’Église, Tome I, deuxième période, chap.II, II.
[5] Saint Irénée, Contre les Hérésies, I, 27, 4.
[6] Saint Irénée, Contre les hérésies, I, 20, 1.
[7] Voir Saint Irénée, Contre les hérésies, I, 8, 1.
[9] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 4, 1.
[10] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[11] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[12] Saint Irénée, Démonstration de la prédication apostolique.
[13] Tertullien, Sur la Prescription des hérétiques, 9, 4
[14] Tertullien, Sur la Prescription des hérétiques, 38, 2.
[15] Tertullien, Contre Marcion, V, 14, 13.
[16] Saint Irénée, Contre les hérésies, IV, 13, 1.

lundi 3 novembre 2014

Le prix de l'amoralité ambiante

A Paris, le Kâma-Sûtra est en honneur dans une exposition. Le livre de l’exposition en vente, joliment illustré, est significatif. Un enfant se promenant à la FNAC peut ainsi se former en toute tranquillité. Pour les plus petits, nous avons aussi le retour de Titeuf au palais des sciences (exposition zizi sexuel). Le sexe est au goût du jour. Ne parlons pas de cette médiocrité en plastique qui comme une baudruche s’est dégonflée. Elle pouvait aussi suggérer bien des choses. La publicité est aussi friande de cette libéralisation si attractive et rentable. Promenez-vous dans le métro parisien et les affiches de femmes s’embrassant ne sont pas rares. En 2012, un magazine publie une photo d’une petite fille de dix ans dans de tenues et postures suggestives et dérangeantes. Des voix se sont enfin levées et protestées ...
Le monde de la sexualité des enfants existe. Qu’est-ce qui n’est pas à vendre ? Récemment encore, Europol a  brisé un réseau de prostitution d’enfants en Europe. Qu'importe pour l’insatiable jouisseur bien fortuné, qui n’hésitera pas à se rendre dans des pays lointains pour se nourrir de viande fraîche. Tout est permis quand on n’a pas de moral. Tout est possible quand on possède de la fortune ou de la puissance politique. Ces jouisseurs sont bien contents de la laïcité, de la tolérance, de la libéralisation… A qui profite le crime ?
Voyons encore plus prêts de nous. Écoutons ces juges et ces associations qui s’alarment de la hausse des viols d’enfants par d’autre enfants et de la délinquance sexuelle envers les mineurs. Des écoles deviennent un enfer pour des enfants ! Est-ce une surprise ? Et ces jeunes filles souvent « hypersexualisée »[1], aux attitudes de femmes, insouciantes dans leur provocation, sont-elles conscientes de leur mise en scène ? Les publicités alléchantes, les discours des libertins, l’apprentissage de la sexualité dans les écoles, … n’ont-elles vraiment aucun effet sur les enfants ? En 2011, un rapport britannique  « met en avant l’érotisation précoce des petites filles imposée de l’extérieur par la société et en particulier un monde des médias où la surenchère sexuelle est omniprésente »[2]. Et tous ces enfants qui errent sur Internet en toute quiétude et sans aucune surveillance ? Les parents peuvent-ils imaginer ce qu’ils peuvent trouver sur la toile ?... Mais qui se soucient des enfants ? Il est temps d’ouvrir les yeux…
Et après tout cela, la société se plaint de la pédophilie ! Mais il est le produit de notre société, de ces idéologues aux commandes de l’État. « Nous sommes ici face a un paradoxe saisissant : d’un coté, la société réprimande la pédophilie tout en proposant aux hommes des images de plus en plus présentes d’adolescentes sexualisées et en encourageant les jeunes filles à se voir comme des objets de désir masculin. » Vivre sans Dieu, c’est se condamner à une telle perversion…


Références

[1] "Hypersexualité" : « Usage excessif de stratégies axées sur le corps dans le but de séduire » (tenue vestimentaire qui met en évidence des parties du corps, accessoires pour accentuer certains traits, transformation du corps, posture exagérées, etc.). Les jeunes filles émettent un « signal de disponibilité sexuelle » (S. Richard-Bessette, lexique sur les différences sexuelles, le féminisme et la sexualité, UQAM, 2006). L’hypersexualisation se manifeste dès lors qu’il y a surenchère à la sexualité qui envahit tous les aspects de notre quotidien et que les références à la sexualité deviennent omniprésentes dans l’espace public : à la télévision, à la radio, sur Internet, dans les cours offerts, les objets achetés, les attitudes et comportements de nos pairs, etc. » (Lucie Poirier et Joane Garon, Guide pratique d’information et d’action, 2009).

[2] Rapport remis au premier ministre britannique David Cameron : ≪ Let children be children ≫, 2011, par Reg Bayley cité dans le rapport de la sénatrice C. Jouanno, Contre l’hypersexualisation, un nouveau combat pour l’égalité, 5 mars 2012.