" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 6 décembre 2025

La propriété de soi, mensonge et absurdité

 

« Mon corps m’appartient ! ». Cette déclaration, nous l’avons souvent entendu pour justifier des actes condamnables par la morale et la foi. Elle est un slogan célèbre que de nombreuses femmes ont brandi dans les années 70 pour revendiquer l’accès à l’avortement. Elle l’est encore répétée de nos jours par les partisans de l’euthanasie et du suicide assisté. Mais « une erreur n’en devient pas meilleure parce qu’elle est commune, et la vérité n’en est pas pire parce qu’elle est négligée : et si l’on proposait la chose aux suffrages du monde, où que ce soit, je doute, au train où l’on va, que la vérité recueille la majorité, du moins aussi longtemps que l’autorité des hommes, et non l’examen des choses, en sera la mesure »[1]. Ces paroles, pourtant anciennes, gardent toutes leur pertinence. Elles demeurent pour nous une règle. C’est à partir de l’étude de sources sérieuses et recoupées, et avec l’aide de la réflexion, que nous pouvons nous écarter des erreurs comme des mensonges et de saisir la vérité[2]. Notre étude s’appuie aussi sur les autorités légitimes…

Les paroles que nous venons de citer est celles de John Lock (1632-1704). Or, ce philosophe a aussi développé la notion de la propriété de soi qui, selon des commentateurs, serait à l’origine du fameux slogan ou encore de l’individualisme possessif, et donc la source des erreurs et des mensonges qui justifieraient des crimes odieux. L’étude de sa philosophie nous permettra non seulement de lui attribuer la paternité de ce slogan ou, au contraire, de le disculper, puis d’en discerner les causes et les failles. Une telle étude nous paraît donc indispensable pour l’apologétique. Telle est la raison de cet article.

John Locke (1632-1704), un philosophe chrétien

Philosophe anglais et médecin, Locke est connu pour être l’un des fondateurs de l’empirisme et du libéralisme, ou encore un précurseur des Lumières, voire de la laïcité. Les nombreuses bibliographies que nous avons parcourues oublient de rappeler qu’il est aussi un chrétien convaincu, d’un père calviniste. Sans référence à cette foi qui l’habite, il n’est guère possible de comprendre sa pensée et il est alors tentant de l’interpréter selon un regard moderne et anachronique.

Sa pensée est naturellement imprégnée de sa foi et s’appuie sur la Sainte Écriture. Son œuvre est ainsi ponctuée de références bibliques et notamment de l’œuvre de la Création, qu’il considère comme un livre conduisant à son Créateur. Il est notamment convaincu qu’aucun lien social ne peut être tenable sans la croyance en Dieu. Ainsi, condamne-t-il fermement l’athéisme, qui ne mérite aucune confiance. « Ceux qui nient l’existence de Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. »[3]

Le christianisme auquel Locke adhère n’est pas celui d’un calviniste ou d’un anglican. Il est propre à lui. Réticent à l’égard d’une religion établie et à toute autorité religieuse en matière doctrinale, il prône une religiosité intérieure, indifférente au culte, dont la croyance en Jésus-Christ est fondamentale. Tout cela ne l’empêche pas « de se définir publiquement comme chrétien, même s’il se rattache à un courant très ouvert, latitudinatien et unitarien du christianisme »[4] et d’écrire dans une de ses œuvres qu’il n’y a qu’une seule vraie religion.

Le mouvement religieux latitudinaire

Au XVIIe siècle, sous la Restauration anglaise, le terme de « latitudinaire » est employé pour désigner un mouvement de libéralisme doctrinal et d’un humanisme rationnel, fortement opposé à la scolastique. Parmi les partisans, nous pouvons citer l’archevêque de Cantorbéry J. Tillotson, les évêques E. Stillingfleet, J. Glanvill, J. Wilkins et G. Burnet.

Selon le protestant Pierre Jurieu[5], les latitudinaires ne croient ni au péché originel ni à la prédestination, encore moins à la nécessité de la grâce pour le salut de l’homme. Celui-ci réside partout, y compris dans tous les sectes du christianisme. Ils rejettent également le dogme de la Trinité en raison de son inintelligibilité. La raison apparaît en effet comme le seul guide de l’âme dans les matières de foi, un guide infaillible pour nous conduire à la vérité. Finalement, le latitudinarisme est marqué par le rejet du dogmatisme, le refus de toute autorité en matière de foi, exceptée celle de la raison, et l’hostilité à la notion même de l’orthodoxie. Il enseigne ainsi l’acceptation de la diversité religieuse, si possible au sein d’une même Église. « Négligeant le dogme, ils insistent sur la conduite morale et laissent à chacun le soin de définir ses convictions intimes. »[6] Dans son œuvre intitulé The Religion of Protestants, publié en 1638, Chillingworth (1602-1644) fait naître le mouvement latitudinaire.

Par ses idées sur la tolérance religieuse et sur la religion qu’il réduit à quelques articles fondamentaux et à une vie vertueuse, Lock a souvent été accusé, par ses adversaires anglicans, d’être un latitudinaire[7].

Locke au sein la vie politique mouvementée de l’Angleterre

Né d’une famille calviniste, Locke suit ses études à l’école de Westminster et au collège Christ Church de l’université d’Oxford où il acquiert de solides connaissances dans de nombreuses matières comme la rhétorique, la logique, les langues anciennes, la philosophie naturelle ou encore la chimie et la médecine. En 1656, il obtient sa licence et en 1663, censeur de philosophe morale. En 1667, il devient le médecin personnel et conseiller de Lord Ashley, comte de Shaftesbury, grand homme politique et ministre des finances du roi Charles II, ainsi que le précepteur des fils de grandes familles aristocrate. En 1684, il quitte l’Angleterre pour le royaume de France puis, après l’échec d’une révolution menée par son protecteur, il se réfugie en Hollande où meurt Lord Ashley.

Après la révolution de 1688, qui voit l’instauration de la monarchie parlementaire, Locke revient en Angleterre, partisan du nouveau régime. Il y exerce de nombreuses fonctions politiques, ce qui ne l’empêche pas de publier ses principaux ouvrages, dont certains ont été écrits lors de ses périodes d’exile. Ses principales œuvres sont les Lettres sur la tolérance (1689), l’Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690), et les Deux traités sur le gouvernement (1690). Locke s’occupe de médecine, de questions religieuses, politiques et économiques.

Locke, un des fondateurs de l’empirisme

Locke considère que l’expérience est à l’origine de la connaissance, refusant ainsi toute idée innée comme le pensait Descartes. Il considère qu’en naissant, l’homme dispose d’un esprit vide de toute connaissance. Il est comme une page blanche où s’inscrivent, par le biais des sens, les informations venues du monde extérieur. Toutes les idées proviennent soit de la sensation, soit de la réflexion, les idées simples par la perception, les idées complexes par l’entendement.

Locke définit la raison comme la faculté dont Dieu a doté l’homme pour qu’il prenne conscience de sa loi naturelle, constituée elle-même d’un ensemble de lois. C’est en ce sens qu’il peut dire que la raison est elle-même la loi naturelle. Il définit la connaissance comme « la perception de la liaison et de la convenance, ou de l’opposition et de la disconvenance, qui se trouve entre deux de nos idées »[8]. Elle peut s’acquérir par l’intuition ou par la raison. Elle peut en effet se révéler de manière immédiate à la simple perception des deux idées ou être établie par démonstration si les deux idées sont reliées. Il y a donc des connaissances intuitives et raisonnées. Mais dans toute démonstration, il y a connaissance intuitive, qui constitue donc le fondement de toute connaissance.

Parmi les connaissances, Locke distingue les connaissances théoriques, qu’il appelle des principes, qu’elles soient spéculatives ou pratiques. Ces dernières sont constituées des lois morales et politiques. Locke défend alors l’idée qu’il est possible d’établir avec certitude, par la raison, les connaissances théoriques qu’elles soient spéculatives ou pratiques comme la loi morale et politique. Ainsi, la morale comme la politique sont des connaissances rationnelles.

La propriété de soi en vue de subsister et de se perpétuer

Locke considère que l’œuvre de la Création manifeste la toute-puissance divine et révèle sa souveraineté sur toutes choses, y compris sur l’homme. L’homme est la créature de Dieu créé à son service. « Tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout puissant et infiniment sage, tous, les serviteurs d’un seul souverain maître, envoyés dans le monde par son ordre et pour ses affaires ; ils sont donc Sa propriété, à lui qui les a faits, et qui les a destinés à durer selon son bon plaisir et celui de nul autre. »[9]

Cependant, « bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. »[10] Mais, que désigne le terme de « propriétaire » dans son traité, ou « propriété », en anglais « property » ? Pour comprendre ce qu’il signifie, nous devons encore revenir sur la Création et sur la Sainte Écriture…

Dieu a donné à l’humanité la terre et tout ce qu’elle contienne pour que l’homme subsiste. En effet, selon Locke, l’homme doit veiller à se conserver individuellement. L’homme ne domine les autres créatures que pour subsister. Sa domination a donc une limite. Le droit naturel demande donc la conservation de l’espèce humaine. L’homme doit aussi veiller à préserver son environnement sans lequel il ne peut durer. « Chacun est tenu non seulement de se conserver lui-même et de ne pas abandonner volontairement le milieu où il subsiste, mais aussi, dans la mesure du possible et toutes les fois que sa propre conservation n’est pas en jeu, de veiller à celle du reste de l’humanité »[11]

Locke inclut ainsi dans la notion de propriété le droit à la vie et la conservation de l’espèce humaine. « Sauvegarder mutuellement leurs vies, leurs libertés et leurs fortunes, ce que je désigne sous le nom général de propriété. »[12] La propriété s’étend donc au-delà des biens corporels ou matériels que possède l’homme. Elle comprend tout ce qui lui appartient en propre, c’est-à-dire la vie, la liberté, la santé, … « Il faut savoir, qu’ici comme ailleurs, par propriété, j’entends celle que l’homme a sur sa personne et non pas seulement sur ses biens »[13]. En ce sens, la propriété ne peut être prise que contre sa volonté.

En raison de son devoir de conservation, chaque homme doit donc « garder la propriété de sa propre personne »[14]. Locke juge cette loi fondamentale, sacrée et inviolable. « Chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a de droit que lui-même. »[15] Il ne peut donc renoncer à lui-même. « Ni Dieu, ni la nature, n’autorisent jamais l’homme à s’abandonner au point de négliger sa propre conservation »[16]. La vie est finalement un don divin qui n’appartient pas à l’homme. Celui-ci a l’obligation de la conserver dans le dessein divin. Chaque homme vivant en société doit vivre de sa propriété avec paix et sans danger. Par conséquent, « le gouvernement n’a pas d’autres fins que la conservation de la propriété »[17].

Néanmoins, cette « propriété de soi » n’est pas synonyme d’individualisme ou d’égoïsme. Elle est guidée par la morale. John Locke demande en effet que l’exercice du droit de la propriété soit intégré dans l’éducation des enfants en leur enseignant les règles qui doivent régir leurs activités. « La convoitise, le désir de posséder, d’avoir en notre pouvoir plus de choses que n’en exigent nos besoins, voilà le principe du mal : il faut donc de bonne heure extirper cet instinct et développer la qualité contraire, je veux dire l’inclination à partager avec les autres. »[18]

De la possession commune à l’appropriation

Locke précise que la raison nous enseigne aussi que l’homme a, dès sa naissance, un droit à sa propre conservation, et donc à toutes les choses que la nature lui offre pour sa subsistance. Mais, ces choses, il les possède en commun avec l’ensemble des hommes. Il doit donc se l’approprier. « Parce qu’ils [les fruits de la terre] sont donnés pour l’usage des hommes, il doit nécessairement exister un moyen de se les approprier d’une manière ou d’une autre avant qu’ils puissent être d’un usage quelconque, ou qu’ils puissent être d’un effet bénéfique à un homme en particulier. »[19]

Ces choses, l’homme se les approprie par le travail. C’est en effet par le travail qu’une chose devienne la sienne au sens où elle lui est propre et exclusive. « Il est évident que, bien que les choses de la nature soient données en commun, l’homme avait cependant – parce qu’il est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions ou du travail de cette même personne– en lui-même le grand fondement de la propriété. »[20] Locke se justifie par le fait que l’homme est propriétaire de son corps et donc des produits de des efforts et de son travail. Par ses efforts, les choses qu’il s’approprie sont donc siennes « non seulement au sens où elles ne sont plus possédées en partage, mais également au sens où elles font partie de lui, au sens où en les travaillant et en lui les appropriant, il entretient un rapport à lui-même. »[21] Par le travail, il joint à la chose une partie de lui-même. C’est ainsi qu’il la distingue de l’ensemble des choses appartenant en commun au genre humain. « Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et, par-là, il fait de lui sa propriété. Cet objet, soustrait par lui à l’état commun dans lequel la Nature l’avait placé, se voit adjoindre par ce travail quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. »[22] La propriété qu’il a acquise de la chose est en quelques sortes le prolongement de la propriété de soi.  

Quant à la propriété privée, c’est-à-dire des biens extérieurs à la personne, elle est, selon Locke, soumise à la juridiction du magistrat, considéré comme vicaire de Dieu. Celui-ci doit la réglementer en vue du bien public.

La propriété de soi, une appropriation de soi par la conscience

En faisant le parallèle entre l’appropriation d’une chose et celle d’une action par la conscience, des commentateurs ont déduit que l’idée de la propriété de soi de Locke « réside dans le fait que mes pensées conscientes m’appartiennent »[23]. La propriété de soi est une appropriation de soi par la conscience comme la propriété d’un bien est une appropriation du bien par le travail.

Par cette appropriation de soi par la conscience, un individu devient une personne. L’appropriation de soi est l’appropriation des pensées et des actions qui constituent « ce que j’appelle moi-même », en opposition à autrui. Quelles que soient les modifications dont l’individu fait l’objet, puisqu’il s’est approprié des pensées et actions passées et présentes, cet individu demeure la même personne, c’est-à-dire perçu comme étant la même. La propriété de soi est ainsi fondamentale pour la personne. Or, une personne ne peut s’approprier d’un bien par le travail si elle n’est pas consciente de l’effort qu’elle mène. C’est pourquoi, selon Locke, la propriété de soi est le fondement de toute propriété.

Retour au XXe siècle

Murray Newton Rothbard (1926-1995), économiste et philosophe politique américain, est l’un des fondateurs du mouvement libertarien actuel, un mouvement « anarcho-capitaliste », en fait très libéral. Comme les autres anarchistes, il remet en cause l’existence de l’État mais contrairement à eux, il fait de l’individualisme, de la propriété privée et du capitalisme les valeurs cardinales de son système. Il reprend notamment l’idée de propriété de soi de Locke. Dans son ouvrage The Ethics of Liberty, en français L’Éthique de la liberté, il défend l’idée selon laquelle les individus ont des droits propres inhérents à la vie, à la liberté et à la propriété qui ne peuvent être violés par l’État ou par quiconque. Toute taxation est ainsi vue comme une violation de leurs droits fondamentaux.

Les individus sont considérés comme les propriétaires de leur corps, de leurs biens et de leurs ressources, ce qui signifie, pour les libertariens, qu’ils peuvent vivre selon leurs propres désirs et objectifs, tant qu’ils ne violent pas les droits naturels des autres individus. Les libertariens refusent tout lien avec l’État ou interférence avec un corps intermédiaire comme la famille, les parents ou les médecins, rejetant naturellement toute idée d’un État providence ou de justice distributive. Ils défendent un libéralisme intégral, ce qui n’est pas sans conséquence en un temps où tout est marchandable.

C’est ainsi qu’à la fin des années 60 et dans les années 70, les libertariens anglo-saxons utilisent le terme de « propriété de soi » pour désigner la libre disposition de son corps ou l’autonomie de la personne. Interprétant littéralement Locke sans prendre en compte sa pensée dans sa totalité, ils légitiment toutes les actions telles que l’avortement, le don ou la vente d’organes, l’euthanasie, ou encore la prostitution. Dans L’Éthique de la liberté, Rothbard justifie en effet l’avortement par la propriété de soi appliquée à la mère. Celle-ci, étant en effet propriétaire de son corps, ne peut être obligée de subir la présence d’un « étranger » dans son corps. Si elle n’a pas le droit de tuer le fœtus, elle a le droit de s’en débarrasser sans se préoccuper des conséquences. Selon G.A. Cohen, la propriété de soi (« self-ownership ») consiste à disposer de tous les droits que possède un propriétaire d’esclaves sur ses esclaves dans un régime d’esclavagisme pur.

L’absurdité de l’argument

Est-il possible d’être à la fois propriétaire et propriété ? Le terme de « propriété de soi » impose par principe une distinction, voire un dualisme, entre celui qui possède une chose et la chose possédée. Le « soi », ne serait-il pas identique à la personne ? Il est possible de réduire le « soi » au corps mais alors si le corps et la personne sont différents, qu’est-ce qui les différencie ? Je ne suis pas « propriétaire » de mon bras. Celui-ci est une partie de moi-même. Porter atteinte à mon bras revient à toucher à mon intégrité. Le concept de « propriété » au sens moderne du terme est donc absurde.

En outre, la propriété n’a de sens que s’il y a déjà appropriation. Pour que nous soyons propriétaires d’une chose, celle-ci doit auparavant ne pas nous appartenir. Il existerait donc un moment où la personne s’approprie de son « soi » ou de son corps, ou dit autrement, que son « soi » ou son corps ne lui appartiendraient pas. Mais, peut-elle être une personne sans son « soi » ou sans son corps ?

Selon Locke, un individu devient une personne quand elle s’approprie d’elle-même au sens où elle prend conscience de ce qu’elle est, ou plutôt quand elle se perçoit elle-même différente de l’autre. Mon corps est le mien au sens où je le distingue de l’autre. La distinction n’est donc pas réelle. Elle n’existe qu’en soi. La notion de « propriété de soi » relève donc de la psychologie. Elle n’a aucun sens en dehors de ce domaine, ce qui explique son absurdité lorsqu’elle est appliquée dans le monde physique. L’équivalence entre la « propriété de soi » et la propriété d’un bien présente donc des limites à respecter. Il ne peut y avoir confusion.

Revenons au cas de l’avortement. Pourquoi un fœtus ne pourrait-il pas jouir du même droit que celui de la mère ? N’est-il pas propriétaire de lui-même ? Il n’appartient pas plus à la mère que les enfants appartiennent aux parents. Certes, pour certains, le fœtus n’est pas un être humain. Faut-il encore le prouver. Mais, comme le démontre Locke, la notion de « propriété de soi » n’a de sens que si elle a pour finalité la conservation de la vie, non seulement de soi-même mais du genre humain, et même de la vie tout simplement. Or, quoique nous puissions dire, l’avortement ainsi que l’euthanasie et le suicide, n’ont qu’une fin immédiate, la mort

Conclusions

Depuis un siècle, la notion de « propriété de soi » de Locke a été utilisée pour légaliser des actes autrefois interdits, actes que ce philosophe aurait lui-même rejetés. Détournée de son sens et de sa finalité, profondément incomprise, elle accentue son absurdité mais peut encore justifier des actes bien plus monstrueux comme la vente de ses propres organes. En comparant le corps à une chose, livrée au bon plaisir de son « propriétaire », dans une logique économique, elle finit par justifier la marchandisation du corps

En raison de son absurdité et sans-doute de ses implications abjectes, les slogans « Mon corps m’appartient » ou « le corps est à moi » ne sont plus guère recommandés dans l’argumentaire des défenseurs du droit à l’avortement, de l’euthanasie, du suicide assisté… Les plus censés réfèrent en effet rarement à la notion de « propriété de soi » et préfèrent désormais celle de la « liberté privée » ou de la « liberté de conscience ».

Les slogans « mon corps, mon choix » ou encore « un enfant si je veux, quand je veux » sont ainsi davantage utilisés. Le corps n’est plus considéré comme une chose ou comme la propriété de quiconque, y compris de soi, ce qui permet d’enlever aux revendications toute connotation socio-économique, si chère aux libertariens. Plus insidieux, ces slogans les intègrent aux libertés fondamentales et focalisent l’argumentation sur l’intérêt existentiel. Toute contestation revient alors à s’attaquer à ces libertés et à remettre en cause la dignité humaine telle qu’ils la présentent. Ils prônent ainsi le « droit de définir sa propre conception de l’existence, du sens de la vie, de l’univers et des mystères de la vie humaine. »[24] Le choix existentiel, la décision ou l’autodétermination personnelle deviennent alors un droit, que l’État ou toute autre société ne peut contraindre[25]

Le combat n’est donc plus le même. La question a changé de sens et de dimension. Elle implique en fait de nombreuses interrogations. L’existence et la vie humaine dépendent-elles de la manière de concevoir la vie ? Est-il juste que l’État défend et finance les avortements, les euthanasies ou le suicide assisté en raison d’un choix personnel qui va à l’encontre de la vie et de l’existence humaine ?





Notes et références 

[1] John Lock, Seconde réponse à l’évêque de Worcester,1698, dans Morale et loi naturelle, textes sur la loi de nature, la morale et la religion, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, Collection « Bibliothèque des textes philosophiques », présentation, traduction et notes par Jean-Fabien Spitz 1990 dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet, note 909, Université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2015, theses.hal.science, 6 février 2017.

[2] Remarquons que, par principe, les textes générés par l’intelligence artificielle ne peuvent suivre cette règle. Ils peuvent aussi être biaisés par des règles implémentées dans le programme.

[3] John Lock, Lettre sur la tolérance, 1686 dans Lettre sur la tolérance et autres textes, 2007, dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet.

[4] Patrick Thierry, L’épreuve du miracle : quelques remarques sur la religion de Locke¸ dans Lumière et religions, Cahiers de Fontenay, année 1993, 71-72, persee.fr.

[5] P. Jurieu, La Religion du latitudinaire, avec l’apologie pour la Sainte Trinité, appelée hérésie des trois Dieux, Rotterdam, 1696, dans Locke et les premiers âges de l’homme, Franck Lessay, Presses Sorbonne Nouvelle, books.openedition.org.

[6] Claude-Jean Betrand, Le Méthodisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, dans La Grande-Bretagne face à la menace unitarienne (XVII-XVIIIe siècle), Jérôme Grosclaude, hall.science.

[7] Le docteur John Edwards considère Lock comme un socinien, c’est-à-dire partisan d’une secte protestant qui renie le dogme de la Trinité.

[8] John Locke, Essai de l’entendement, IV, i, 1 dans Le libéralisme de Locke : des déductions de la raison à la politique du jugement, Michaël Biziou, dans Le libéralisme au miroir du droit, L’État, la personne, la propriété, sous la direction de Blaise Bachofen, 2008, ENS éditions, 5 avril 1922, books.openedition.org.

[9] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §6, 1977.

[10] John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, II, 5, §27, Cambridge University Press, 1988, traduction de Spitz dans Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, Raphael Authier, Les études philosophiques, Milieux, ambiance, environnement, Presses universitaires de France, 21/07/2022, mise en ligne le 2 août 2022, cairn.info. 

[11] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §6.

[12] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §123.

[13] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §193.

[14] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §27.

[15] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Vrin, 1997.

[16] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, §168.

[17] John Locke, Essai sur la tolérance.

[18] John Locke, Quelques pensées sur l’éducation,1693.

[19] John Locke, Deuxième Traité du gouvernement civil, §26, trad. Spitz.

[20] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, , dans Milieu, ambiance, environnement, 2022/3, éditions Les Éditions philosophiques, cairn.info.

[21] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi.

[22] John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Vrin, 1997.

[23] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi.

[24] O’Connor, Kennedy et Souter, juges majoritaires dans la décision Planned Parenthood v. Casey, 1992, dans Droit à l’avortement, propriété de soi et droit à la vie privée, Yves Sintomer, cairn.info.

[25] La jurisprudence anglo-saxonne justifie ce droit par le droit à la « privacy ».

samedi 1 novembre 2025

La notion de propriété, de la souveraineté de Dieu à la propriété privée

Au XXe siècle, la notion traditionnelle de propriété était au centre de nombreux conflits. Considérée comme « fondatrice dans le système capitaliste »[1], le capitalisme lui accordait un caractère absolu alors que le communisme lui refusait toute existence. Dans leurs encycliques, les papes ont souvent contesté les conceptions libérale et communiste de la propriété, légitimant le droit de propriété tout en lui refusant un caractère absolu. Par ailleurs, partant de la souveraineté de Dieu sur toute chose, la doctrine chrétienne enseigne que Dieu a un droit absolu sur tout bien, y compris sur ceux que nous possédons légitimement. Devons-nous alors, comme Proudhon (1809-1865), dénoncer la propriété comme un vol ou plutôt comme un blasphème ? Mais dans notre société de consommation, où l’usage prime sur la possession, dans notre société où l’information devient la seule richesse, la notion de propriété a-t-elle encore un sens ? C’est ainsi qu’au début de notre siècle, malgré la fin des régimes socialistes et le développement du capitalisme, des voix semblent annoncer « sa mort imminente »[2] ou du moins sa décadence, réclamant alors une réinvention de cette notion. La déclaration des droits de l’homme définit pourtant la propriété comme un « droit naturel et imprescriptible de l’homme » aux côtés de la liberté, de la sûreté et de l’égalité, ou encore « inviolable et sacré »[3]

Toute évolution de la notion de propriété n’est pas sans conséquence sur la société et sur nous-mêmes. C’est pourquoi elle n’intéresse pas uniquement les juristes, les législateurs ou les idéologues. En fonction des définitions qu’on lui donne, la société n’a plus le même visage, le même sens. La cité communiste est radicalement différente de celle que rêvent les libéraux et les capitalistes. Notre conception de la propriété détermine notre conception de la société et celle de notre propre existence. Elle n’est donc pas sans conséquence sur la liberté.

C’est pourquoi, nous allons revenir sur ce sujet en portant notre regard sur son histoire afin d’en tirer quelques éléments utiles à l’apologétique. Néanmoins, nous ne prétendons pas apporter une vue complète sur un sujet reconnu comme étant particulièrement complexe.

 « Proprietas » et « dominum »

Il est étrange d’entendre que la notion de propriété telle qu’elle est définie aujourd’hui est tirée du droit romain de l’antiquité. Or, nous n’avons guère d’informations sur le droit de la propriété au temps de la Rome antique. Les Romains étudient plutôt la chose en relation avec la personne. Pour qualifier le régime de la propriété civile[4], ils utilisent ainsi le terme de « dominum », non pour désigner un droit mais la « potestas », une puissance qui s’applique à la chose corporelle ou incorporelle, une puissance dont la chose est sujet. Le terme de « proprietas », rarement utilisé, fait référence à l’attribut de la chose, sa qualité d’être propre à quelqu’un. Au IIème siècle, le manuel destiné aux étudiants de Gaius, intitulé Institutes [5], ne mentionne guère la propriété, et lorsque le terme de « proprietas » est évoqué, il est associé à « dominus » pour désigner la faculté de disposer d’une chose par opposition à l’usufruit. De même, les Institutes de Justinien [6](533) n’envisage que la « pleine puissance dans la chose »[7].

La propriété n’est donc pas perçue comme une appropriation au sens moderne du mot. « Conformément à leur démarche toute pragmatique et casuistique, les jurisconsultes n’ont jamais développé une analyse dogmatique des droits du propriétaire »[8]. Ils ont défini un ensemble de pouvoirs concrets du propriétaire en étudiant les démembrements d’une terre, les recours judiciaires et les revendications. Ainsi, « la propriété n’a jamais été considérée à Rome comme un pouvoir arbitraire et illimité dans le temps et dans l’espace. » Elle est plutôt considérée comme « l’exercice d’une souveraineté relative »[9], qui s’adapte aux conditions économiques et sociales. Elle est ainsi limitée par intérêt public ou pour éviter des abus.

Jusqu’au IIIe siècle, il existe plusieurs types de « proprietas » ou puissance appliquée sur une chose, selon le mode de transfert[10]. Puis, ces différents types ne sont plus distingués en raison de la généralisation de la citoyenneté romaine et de la législation fiscale. Au VIe siècle, l’empereur Justinien les fusionne définitivement. Le terme de « dominum » est désormais utilisé pour désigner les situations de simple possession. La propriété et la possession ne sont plus distinguées.

Au Haut-Moyen-âge et jusqu’au XIIe siècle, apparaît la notion de saisine, d’origine germanique. Elle désigne « la situation de celui qui est posé sur la chose, qui la saisit, qui exerce sur elle une mainmise dans un rapport très concret. »[11] Ainsi, « être en saisie, c’est avoir la maîtrise de la chose et plus précisément de ses utilités. »

Selon la Sainte Écriture

« Je suis le Seigneur, ton Dieu. » Toute chose Lui appartient. La propriété de Dieu sur toute les choses est ainsi sans équivoque. « Au Seigneur est la terre et toute sa plénitude, le globe du monde et tous ceux qui l’habitent. »(1, Psaume XXIII, 1)

Au jour de la création de l’homme, créé à son image, Dieu lui a donné pouvoir sur toute chose. « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et assujettissez-là »(Genèse, I, 26). L’homme peut les dominer pour un usage bien précis : subvenir à ses besoins. La finalité de l’usage des biens détermine leur possession pour tout le genre humain. Les choses sont aussi données à tout le genre humain, et non à un individu en particulier ou de manière diffuse comme dans le collectivisme.

Mais, l’Ancien Testament affirme et défend aussi clairement la propriété individuelle. « Tu ne voleras pas », nous dit-Il. Nous devons respecter le bien d’autrui. Le désir même de s’en approprier est interdit. « Tu ne convoiteras point […] ni sa maison, ni son champ, […] ni son bœuf, ni son âne, ni aucune des choses qui sont à lui. »(Deutéronome, V, 21) Deux commandements divins défendent ainsi le vol et la convoitise des biens d’autrui. Des peines sévères sont alors appliquées aux contrevenants. Pourquoi de tels commandements ? Dieu, qui connaît l’homme mieux que quiconque, sait combien il peut être injuste et qu’il peut commettre le mal, individuellement et collectivement. L’acte de voler n’est pas non plus sans conséquence. Puisque la possession d’un bien répond aux besoins de l’homme, le vol remet en cause sa subsistance. La Loi lui fait donc connaître le mal et par conséquent la justice.

Enfin, toujours pour répondre à sa finalité, la Sainte Écriture précise que la propriété n’est pas définitivement transmissible ou irrévocable. La Loi demande en effet que les biens acquis légitimement doivent retourner à leurs anciens possesseurs au bout d’un certain temps. Elle est en effet sensible aux besoins de la famille, dont la subsistance est assurée par les biens qu’elle possède. En effet, pour éviter la pauvreté ou réduire ses maux, l’Ancien Testament établit des lois sévères qui vont à l’encontre du droit de la propriété individuelle telle que nous l’entendons aujourd’hui. Ainsi, par exemple, les fruits de la terre doivent être abandonnés aux pauvres pour qu’ils y trouvent aussi leur subsistance[12]. L’usage des biens n’est pas limité à leurs propriétaires afin de répondre aux nécessités du prochain. Au temps médiéval, lorsqu’une terre était en friche et ne servait pas à leurs propriétaires, les papes autorisaient à tous de la cultiver pour répondre à leurs besoins.

Ainsi, souverain bien de toute chose, Dieu permet aux hommes d’acquérir et de posséder des biens de manière juste pour répondre à leurs besoins, lui interdisant alors, non seulement de les voler mais aussi de les convoiter. S’Il demande de respecter la propriété privée, Il souligne avec fermeté que celle-ci ne doit pas empêcher l’homme d’accomplir ses devoirs envers les faibles et les nécessiteux. S’Il interdit le vol, Il demande aux riches de subvenir aux besoins des pauvres.

La possession d’un bien est-elle naturelle ?

Au XIIIe siècle, une des questions que soulève la question du droit de la propriété, au sens de possession d’un bien, porte sur ses origines. Est-il de droit naturel ?

Dans sa somme théologique, Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) y apporte une réponse dans le cadre de l’étude du péché appliqué au cas du vol, qu’il considère comme un péché contre la justice par lequel on nuit à autrui dans ses biens en prenant ce qu’il possède. Pour bien entendre son enseignement, il est essentiel de bien cerner la notion de propriété qu’il utilise, qui correspond à son époque et non à la nôtre, et sous le regard du théologien. Il utilise ainsi le terme de « dominum », qu’il emploie aussi pour désigner le pouvoir. Ce terme est, de plus, une notion beaucoup plus large que celle d’aujourd’hui. Il englobe aussi la juridiction sur les choses, la possession commune et le droit d’usage.

Pour traiter le sujet du vol, Saint Thomas d’Aquin s’interroge sur la possession des biens. « Est-elle naturelle à l’homme ? » Selon la méthode scolastique, il commence par rappeler les réponses connues des autorités sur la question. Selon la Sainte Écriture, qui déclare la souveraineté de Dieu sur toute chose, et selon les Pères de l’Église, Saint Basile de Césarée et Saint Ambroise, qui semblent s’opposer à la possession, la réponse semble négative. Pourtant, selon la Parole divine, Dieu a donné toute chose à l’homme pour répondre à ses besoins.

Pour résoudre cette apparente contradiction, Saint Thomas distingue la nature d’une chose et son usage. Par sa nature, toute chose est soumise à Dieu. Donc, l’homme n’a aucun pouvoir sur la nature des choses. Mais quant à leur usage, il a un pouvoir naturel (« naturale dominum ») sur les choses, car, par sa raison et sa volonté, il peut les utiliser comme étant faites par lui. Dieu a en effet ordonné certaines choses à sustenter la vie corporelle de l’homme. Ainsi, il en déduit que « l’homme a la possession naturelle de ces choses, en ce qu’il a le pouvoir d’en faire usage. »

Concernant l’enseignement de Saint Basile, Saint Thomas d’Aquin y apporte un éclaircissement qui y enlève toute contradiction. En commentant la scène évangélique du riche insensé, Saint Basile blâme en fait, non la possession en elle-même, mais ce riche qui croit que la possession de ses biens est de lui seul « comme s’il ne les avait pas reçus d’un autre, c’est-à-dire de Dieu. »

L’homme peut-il posséder une chose en propre ?

Dans l’article suivant, Saint Thomas se demande si l’homme peut posséder une chose en propre, c’est-à-dire en avoir la propriété au sens strict. Saint Basile et Saint Ambroise s’y opposent de nouveau. En outre, Saint Thomas affirme que « selon le droit naturel tout est commun », ce qui s’oppose donc à « la propriété des possessions ». Cependant, Saint Augustin soutient qu’il est « faux de soutenir que l’homme ne peut posséder quelque chose en propre. »

Face à cette apparente contradiction, Saint Thomas établit une nouvelle distinction, l’administration des biens, c’est-à-dire le pouvoir de les produire, de les gérer et de les fournir, et leur usage. Dans le premier cas, celui de l’administration des biens, il est permis, et cela est nécessaire, à l’homme de posséder des choses propres ou en d’avoir la propriété pour trois raisons. L’homme est plus soucieux de la chose qui relève de lui et non de plusieurs ou de tous. Il a alors tendance à laisser à autrui le travail commun. L’expérience commune le montrent suffisamment, comme celle du collectivisme dans les pays communistes, d’honteuse mémoire. Puis, sans cette propriété, il y aurait souvent de la confusion et des disputes. « La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient. » Ainsi, Saint Thomas d’Aquin justifie la légitimité et la nécessité de la propriété des choses pour en assurer l’administration. Concernant l’usage des choses, l’homme ne les possède pas comme si elles lui étaient propres mais comme s’il devait les partager volontiers avec ceux qui en auraient le besoin Saint Thomas d’Aquin rappelle donc que la propriété des choses n’empêche pas de les utiliser pour les besoins d’autrui. Il préconise donc une juste répartition des biens en vertu du droit naturel selon la morale chrétienne. Ainsi, en cas de nécessité urgente et évidente, l’homme peut subvenir à ses besoins en prenant le bien d’autrui sans qu’il y ait vol. La jouissance du bien propre est donc limitée.

La propriété contraire au droit naturel ?

Finalement, la propriété est-elle de droit naturel ? Saint Thomas d’Aquin précise que, selon le droit naturel, toutes les choses sont communes. Cela ne signifie pas que le droit naturel prescrit que tout doit être possédé en commun et rien en propre. Cela signifie que la distinction des possessions ne découle pas du droit naturel mais d’une convention humaine. Par conséquent, « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, mais elle s’y surajoute par une précision due à la raison humaine ». Cependant, dans un autre article, Saint Thomas affirme que la propriété relève d’une certaine manière du droit naturel, non directement mais par voie de conséquence. Par exemple, un champ en lui-même peut appartenir à celui-ci ou à celui-là. Mais si nous considérons sa culture et son usage paisible, il convient qu’il appartienne à l’un et non à l’autre. Les deux positions de Saint Thomas d’Aquin ne sont pas contradictoires.

Finalement, Saint Thomas d’Aquin justifie la propriété des biens par leur bonne administration et la rejette quant à leur usage. Il ne voie aucun obstacle pour les donner à autrui en cas de nécessité. Ainsi, contrairement à la conception moderne de la propriété, il impose des limites à la jouissance des biens.

Remarquons que Saint Thomas d’Aquin ne traite pas des relations entre la propriété et le pouvoir bien que le même terme, « dominum », les désignent. Or, cette question est au centre des discussions des juristes.

Sur les rapports entre propriété et pouvoir

Au temps féodale, une chose peut appartenir à plusieurs personnes sous des aspects différents. Il y a en fait autant de « propriétés » que de manière de jouir d’une terre. La « propriété » est donc conçue comme « un faisceau de droits sur une chose ou sur un terrain, hiérarchiquement échelonnés entre eux et appartenant à différentes personnes impliqués dans des relations juridiques diverses. »[13] C’est ainsi que, dans les querelles entre les différents pouvoirs, la propriété fait l’objet de nombreuses réflexions.

Une des questions est de savoir si le vassal ou le tenancier[14] a un « dominum » sur le fief. À partir du droit romain, les juristes accordent au vassal le droit de jouir du bien du seigneur en raison de son action réelle utile sur la terre. Ainsi, se met en place le « dominum » utile en faveur du vassal par rapport au « dominum » direct ou éminent du seigneur sur le fief. Ainsi, se développe la théorie du double domaine.

Le juriste Accurse (v. 1181-v.1259) se préoccupe de cette question dans les rapports entre les droits de l’empereur, dont les partisans revendiquent pour lui la propriété du monde, et ceux du roi. À partir de la théorie du double domaine, il attribue au personne la priorité de ses biens et à l’autorité leur juridiction.

Dans la cadre de la querelle qui oppose le roi Philippe le Bel au pape Boniface VIII, portant sur les rapports entre les pouvoirs spirituel et temporel, le dominicain Jean de Paris (vers 1240 – v. 1304), dit Jean Quidort, distingue, dans la notion de propriété, l’administration et la juridiction. Selon sa thèse, le roi n’a aucun droit, ni de propriété ni de juridiction, sur les biens de ses sujets mais il exerce une juridiction sur eux en cas de conflit entre propriétaires ou administrateurs. Les juristes finissent par distinguer, ce que n’ont jamais fait les Romains, le « jus in personam », c’est-à-dire le droit que possède une personne, et le « jus in re », le droit associé à la chose.

Enfin, toujours en étudiant les rapports entre le vassal et le seigneur, le juriste Bartole de Sassoferrato (1313-1356) fait évoluer la notion de « dominum » pour qu’il devienne finalement un droit, perdant ainsi son caractère corporel. Il définit le « dominum » comme le « jus de re corporali perfecte disponendi », c’est-à-dire le droit de disposer parfaitement d’une chose corporelle. Nous devons ainsi à Bartole la définition moderne du droit de propriété, le droit de jouir et de disposer de manière absolue pourvu qu’il n’y ait pas d’usage prohibé par les lois ou les règlements. Par conséquent, dans les limites de la loi, le propriétaire dispose au sein de l’espace que constitue la propriété une souveraineté immense. Sur la chose, aucune autre personne ne dispose d’un droit. Défini désormais comme un pouvoir sur une chose, le droit de la propriété devient un droit d’exclusion. Contrairement au moyen-âge, la propriété commune ou les « propriétés » sur un bien n’existent plus. Plus personne ne peut se déclarer à des titres différents propriétaires d’une même chose. Le droit est ainsi exclusif. Telle sera la conception de la propriété au temps de la Révolution.

La propriété pour la paix et la justice sociale

Au XVIe siècle, la notion de propriété soulève de nouveau la question de son fondement. C’est ainsi que l’École de Salamanque remet d’actualité les thèses thomistes. À leur suite, des juristes, comme Grotius (1583-1645) et Pudendorf (1632-1694), font encore évoluer la conception de la propriété en prenant en compte le droit naturel. Pour Grotius, “ le droit de la propriété a été introduit par la volonté des hommes mais dès le moment où il l’a été, est apparue la règle de droit naturel selon laquelle "on ne peut sans crime prendre à quelqu’un, malgré lui, ce qui lui appartient en propre ". »[15] Pour Pudendorf, Dieu a donné à l’homme le « dominum » sur toutes choses pour satisfaire à leurs besoins mais « la propriété des biens tire immédiatement son origine des conventions humaines, ou expresses ou tacites »[16] afin d’apaiser tout possible conflit que suscite nécessairement, pour lui, le partage des ressources provenant des fruits du travail commun.

Ainsi, le droit de propriété s’explique par le souci de paix et de la justice sociale. Grotius et Pudendorf font du consentement des hommes ou d’une convention humaine l’origine de la propriété.

La théorie de l’appropriation selon John Lock (1632-1704)

Dans son Second traité du gouvernement civil, John Lock traite à son tour, en philosophe, de la propriété pour aboutir à une théorie de l’appropriation, selon laquelle un individu peut s’approprier la part des choses communes à laquelle il mêle son travail. Le travail devient ainsi le fondement de la propriété.

Locke part de la situation où toutes les choses sont possédées en commun pour arriver à celles où elles sont délimitées individuellement ou personnellement. Les fruits de la terre « sont donnés pour l’usage des hommes »[17] ou encore, nous dit-il, « la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes »[18]. La terre et tout ce qu’elle contient nous appartiennent déjà, collectivement en tant qu’hommes, avant même que nous nous en approprions une partie en tant que personnes.

Pour qu’une possession en commun devienne une possession individuelle, il doit exister un moyen pour se les approprier. Ce moyen consiste dans l’effort individuel ou travail, ou encore l’argent qui en est le substitut. « En le faisant sortir de cet état commun où ils se trouvaient, le travail, qui était mien, a établi sur eux ma propriété. »[19] Locke se justifie par le fait que l’homme est propriétaire de son corps et donc des produits de son travail. Par ses efforts, les choses qu’il s’approprie sont donc siennes « non seulement au sens où elles ne sont plus possédées en partage, mais également au sens où elles font partie de lui, au sens où en les travaillant et en lui les appropriant, il entretient un rapport à lui-même. »[20] Ainsi, Locke fait du travail le fondement de l’appropriation des biens matériels, celle-ci reposant en dernière instance sur la propriété de soi. Néanmoins, il doit accepter le nécessité d’une convention comme autre fondement dans une société complexe, notamment pour justifier la transmission d’une propriété.

En outre, Locke définit trois niveaux de propriétaires : Dieu, qui est propriétaire de toute chose, le genre humain, qui possède en commun la terre et les choses qu’elle contienne et l’homme en tant que personne, qui s’approprie d’un certain nombre de choses. Le niveau supérieur constitue une limite à l’appropriation dans le niveau inférieur comme il en constitue le fondement. La propriété d’un niveau inférieur ne peut contredire celle du niveau supérieur.

Selon Rousseau, la souveraineté, fondement de la propriété

Dans sa doctrine, Rousseau s’oppose à l’idée que le droit de la propriété soit un droit naturel. Originellement, la terre et ses fruits appartenaient à tous et aucun homme ne pouvait imaginer se l’approprier exclusivement, ne se considérant que comme des occupants sans titre sur un domaine appartenant à Dieu. Il ne reconnaît à l’homme que la faculté de jour des fruits de la terre. Ainsi, refuse-t-il tout fondement moral et théologique à la division du domaine de Dieu et donc à la propriété.

Rousseau considère alors la propriété comme une usurpation ou encore une aliénation. L’homme est donc capable de s’approprier du bien commun mais, conscient des conséquences de son vol, il en définit la nécessaire légalité. C’est ainsi que le souverain reçoit les biens des particuliers et les restitue à chacun le sien, considéré non plus comme une possession naturelle, donc précaire, mais comme un droit de propriété complet, reconnu et garanti par la puissance publique. « Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en véritable droit, et la jouissance en propriété. »[21]

La propriété n’est alors un droit sacré et inviolable que si elle est garantie par la loi, c’est-à-dire qu’elle soit sous l’emprise juridictionnelle d’un souverain légitime. Elle n’est donc pas sacrée en elle-même mais dans le sens que la loi est elle-même sacrée puisqu’elle exprime la volonté du souverain légitime, c’est-à-dire de la volonté générale. Elle est donc un droit inviolable au même titre que les autres droits reconnus par la loi. Elle n’est pas absolue ni en elle-même ni vis-à-vis de la loi, sans néanmoins être arbitraire de la loi. Finalement, le fondement de la propriété est, selon Rousseau, la souveraineté.

Vers la notion de propriété au sens moderne

Au XVIIe siècle, Jean Domat (1625-1696) revient sur la notion de propriété inséparable de celle de possession. « L’usage de la possession est tel que sans elle la propriété serait inutile car ce n’est que par la possession qu’on a les choses en sa puissance, qu’on en use et qu’on en jouit, ce qui fait que l’on se sert assez souvent du mot de possession pour signifier la propriété »[22]. C’est ainsi que Pothier (1699-1772), premier juriste à écrire un traité consacré à la propriété, définit le droit de la propriété comme « le droit de disposer à son gré d’une chose, sans donner néanmoins atteinte au droit d’autrui, ni aux lois »[23].

Le droit de propriété comprend le droit d’avoir tous les fruits qui naissent de la chose, c’est-à-dire les produits matériels de cette chose (fructus), le droit de se servir de la chose pour quelque usage que ce soit (usus) et le droit de changer la forme de la chose, de le convertir en une autre chose, de la perdre, de l’aliéner (abusus). Ainsi, le droit de propriété exprime la toute-puissance du propriétaire au travers de la trilogie devenue classique usus, fructus, abusus.

La distinction entre les domaines utile et éminente est toujours en usage à la vieille de la Révolution avec une nette limite des responsabilités entre leur détenteur. Selon Pothier,« la seigneurie directe d’une chose, en tant qu’elle est considérée comme séparée de l’utile, ne consiste qu’en une seigneurie d’honneur, et le droit de se faire reconnaître seigneur par ceux qui la possèdent »[24] alors que « le domaine utile au contraire comprenait le droit de percevoir toute l’utilité de la chose, d’en jouir, d’en user, d’en disposer même, à la charge néanmoins de reconnaître le seigneur direct »[25].

Le droit de la propriété, devenu un droit sacré

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 définit, par son article 2, que la propriété est un droit naturel de l’homme, un droit individuel et fondamental, au même titre que la liberté et la sécurité. Par conséquent, il est du devoir de l’État de la conserver. Par son article 17, elle la qualifie d’inviolable et de sacré. C’est pour cela que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »[26] Ainsi, ces deux articles, toujours en vigueur, affirme le caractère fondamental de la propriété tout en fondant le droit à l’expropriation.

Le code civil des Français de 1804 consacre cette conception de la propriété : « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »[27] Portalis (1746-1807), un des rédacteurs du code civil, fonde le droit de la propriété par les besoins de l’homme et par son travail. Il expose les motifs de la définition dans une séance du Corps législatif : « l’homme, en naissant, n’apporte que des besoins ; il est chargé du soin de sa conservation ; il ne saurait exister ni vivre sans consommer ; il a donc un droit naturel aux choses nécessaires à sa subsistance et à son entretien. Il exerce ce droit par l’occupation, par le travail, par l’application raisonnable et juste de ses facultés et de ses forces. Ainsi, le besoin et l’industrie sont les deux principes créateurs de la propriété. »[28] Ainsi, le droit de propriété n’émane ni de l’État ni d’une quelconque convention ou loi humaine. « Le principe de ce droit est en nous est un droit naturel […] ; il est dans la constitution même de notre être et dans nos différentes relations avec les objets qui nous environnent. »

Cependant, comme les hommes vivent en société et sous des lois, l’exercice de ce droit, comme tout autre droit, doit être réglementé par la législation et ne peut contrevenir aux autres règlements ou lois. Enfin, toujours selon Portalis, l’État ne peut règlementer que sur l’usage des biens des citoyens ainsi que sur la propriété des biens pour des objets d’utilité publique. Quand l’intérêt commun l’exige, il peut en tracer des limites. Ainsi, comme le montre la jurisprudence, le droit de la propriété privée n’est en fait ni absolu ni intangible[29]. Il peut admettre des restrictions en raison de l’intérêt général.

Conclusions

Au cours de son histoire, la notion de la propriété a évolué. À l’origine, elle désignait les rapports entre les personnes et une chose, et distinguait, au sein de ce rapport, la possession, la gestion et l’usage, ou encore le domaine utile et le domaine éminent. Ainsi, pouvait-il avoir plusieurs propriétaires sur une même chose mais sous des aspects différents. Au XVIIe siècle, la propriété devient un droit, puis à la Révolution, un droit sacré et inviolable au même titre que la liberté. Enfermant dans un même terme possession et usage, elle finit par désigner le pouvoir dont dispose pleinement une personne sur une chose, dont elle est le seul propriétaire et la seule à en jouir pleinement. Il n’existe plus non plus des propriétés mais une seule propriété[30]. Le droit devient exclusif. En première lecture, il semble même être absolu comme souvent, nous le pensons. Mais ce serait vite oublier que l’État a droit de limiter ce droit pour répondre à des nécessités d’intérêt publique, aujourd’hui nombreuses…

La notion moderne de propriété semble ainsi créer une sorte de bulle dans laquelle le propriétaire demeure le maître de toutes les choses. La propriété est même considérée, depuis le XIXe siècle, comme un droit fondamental pour l’exercice de sa liberté et de son épanouissement personnel. Les choses qu’il possède font comme partie de son existence et semblent prolonger son être. Comment peut-il alors facilement s’en défaire ? Il lui est en effet douloureux de se défaire de ses biens pour les faire partager aux nécessiteux. Le droit de la propriété peut alors freiner la générosité et favoriser ou couvrir la cupidité et l’avarice.

En outre, ce qui est vrai pour l’homme, l’est aussi pour la société. Celle-ci aussi a besoin de choses pour satisfaire à ses besoins et se développer tout en répondant aux intérêts communs. Se confrontent alors deux sortes de pouvoirs, celui du propriétaire et celui de l’État. Mais, comme le démontrent des théologiens, des juristes et des philosophes, la propriété se fonde nécessairement sur une convention humaine ou encore sur un consentement. Il convient donc à la loi de la limiter au profit de l’intérêt général. Sont ainsi fondés l’impôt ou encore l’expropriation. Comment ce droit peut-il alors être déclaré sacré et inaliénable ? Mais, selon Rousseau, la propriété en elle-même n’est pas sacrée. Elle est sacrée en raison de la loi qui la garantie. Que devient alors la propriété si la loi n’est plus considérée comme « sacrée », si le « vivre ensemble » n’existe plus ou encore s’il n’y a plus de consentement ?

Selon la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la propriété est un droit accessible à tout homme. Elle n’est pas réservée à un nombre limité de personnes. Mais comment est-il possible de fournir à chacun ce droit quand les choses sont elles-mêmes limitées ? La question ne porte donc plus sur le droit de la propriété mais sur le droit à la propriété. Dans la déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, l’article 17 est plus explicite. Elle déclare que « toute personne […] a droit à la propriété. »[31] L’exclusivité du droit est difficilement compatible avec le libre accès à la propriété.

Pour répondre aux contradictions inhérentes au droit de la propriété tel qu’il est défini, des idéologies ont proposé des solutions, soit de l’attribuer à la seule société qui en assure alors le libre et égal usage, c’est-à-dire à l’État, ce qui signifie de supprimer la propriété individuelle, soit de favoriser la compétition pour laisser à chacun sa chance, ce qui revient à mettre hors-jeu l’État et à développer encore la soif de l’argent. Communisme ou libéralisme ? Ces deux solutions ne sont pas acceptables pour le chrétien comme pour l’homme sensé. C’est ainsi que, conscients de ces difficultés, les papes ont enseigné une troisième voie[32] plus conforme à la Parole de Dieu. Relevant aux fondamentaux, ils distinguent la possession et l’usage, la première relevant de la justice, la seconde de la charité. Au droit s’ajoute finalement un devoir indissociable, « un devoir non de stricte justice, sauf les cas d’extrême nécessité, mais de charité chrétienne. » Les papes n’ont pas non plus cessé de rappeler, avec fermeté et clarté, que si la propriété est légitime, elle n’est pas un droit absolu.

Faut-il enfin se rappeler le jour où Dieu a donné à l’homme la terre et lui a demandé de l’assujettir, non pour s’enrichir ni pour accumuler des biens, mais pour subvenir à ses besoins. Car finalement, « au Seigneur est la terre et toute sa plénitude, le globe du monde et tous ceux qui l’habitent. »(1, Psaume XXIII, 1) …

Épilogue…

Lorsque les députés travaillent sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en 1789 puis en 1791, la société est en proie à de multiples violences. Les biens des seigneurs sont pillés, ceux de l’Église aussi. Les domaines et toutes les richesses qui s’y trouvent sont confisqués et offerts aux plus offrants. C’est par ce pillage et cette violence qu’un monde nouveau naît. De même, au lendemain de leur prise de pouvoir, les bolchéviques ont offert aux paysans la terre des seigneurs en attendant de les reprendre pour leur funeste et mortelle politique de collectivisation. Le temps révolutionnaire est un temps où la terre et les fortunes changent brutalement de mains… Le droit de la propriété devient-il alors sacré, pour le pouvoir, afin de s’assurer de sa pérennité ?…

 


Notes et références

[1] Natacha Valla, La propriété : une notion à réinventer dans l’économie de demain ?, radiofrance.fr, 13 décembre 2022.

[2] Luigi Moccia, Réflexions sur l’idée de propriété, dans Revue international de droit comparé, année 2011, 63-1, persee.fr.

[3] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, article 2 et 17.

[4] Propriété dite quiritaire (transfert d’un bien par un mode formaliste). Elle ne porte que sur les choses romaines et ne bénéficie qu’aux Quirites, c’est-à-dire les Romains, ou aux Latins et non-citoyens qui disposent d’un privilège (« commercium »). Il existe trois autres types de propriétés en fonction du mode de transfert : « in bons habere » (par tradition), « bonorum emptor » (acquis d’un failli), « bornorum possessor » (par héritage). Il existe aussi les biens appartenant à l’État qui en concède l’exploitation à des particuliers, moyennant le paiement d’une redevance. Enfin, la propriété dite pérégrine concerne les biens des non-citoyens romains ou latins, reconnue par les magistrats.

[5] Les Institutes est un ensemble de manuel du droit romain, élaboré vers 161 par Gaius, professeur de droit.

[6] Les Institutes de Justinien forment une partie de la codification du droit romain élaboré à la demande de l’empereur Justinien. Ils ont été promulgués en 533. Le manuel est destiné aux étudiants dans leur apprentissage du droit romain.

[7] Institutes de Justinien, II, 4,4, « plenam habere un rem potestas ».

[8] Jean-Pierre Coriat, La notion romaine de propriété : une vue d’ensemble, dans Le Sol et l’immeuble, Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d’Italie (XIIe-XIXe siècle), actes de la table ronde organisée par le Centre interuniversitaire d’histoire et d’archéologie médiévales et le Centre Pierre Léon (Université Lumière Lyon 2, École des hautes études en sciences sociales, CNRS) avec le concours de l’École française de Rome, 14-15 mai 1993, presses.uni-lyon2.fr.

[9] Jean-Pierre Coriat, La notion romaine de propriété : une vue d’ensemble.

[10] La propriété dite quiritaire, pour les citoyens romains ou latins, qui correspond à un transfert d’un bien par un mode formaliste,  « in bons habere » (par tradition), « bonorum emptor » (acquis d’un failli) et « bornorum possessor » (par héritage). Il existe aussi les biens appartenant à l’État qui en concède l’exploitation à des particuliers, moyennant le paiement d’une redevance. Enfin, la propriété dite pérégrine, qui concerne les biens des non-citoyens romains ou latins, est reconnue par les magistrats.

[11] Jacques Pumarède, Le point de vue de l’historien, , dans Qu’en est-il de la propriété ? L’appropriation en débat, sous la direction de Daniel Tomasin, Presse de l’Université de Toulouse Capitole, actes du colloque des 27 et 28 octobre 2005, books.openedition.org.

[12] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ ».

[13] Dieter Gosewinkel, Introduction, Histoire et fonctions de la propriété, trad ; de l’allemand par L. Cantagrel, dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2014/1, n°61-1, shs.cairn.info.

[14] Le tenancier est un paysan dépendant d’un seigneur, qui lui attribue une terre en échange de services.

[15] Caroline Guibet Lafaye, La naturalisation de l’appropriation privative.

[16] Pudendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. par Barbeyrac, Amsterdam, 1734, t. I, Université de Caen, rééd. 1987 dans La naturalisation de l’appropriation privative, Caroline Guibet Lafaye, dans Revue philosophique économique, 2014/2, vol. 15, éditions Vrin.

[17] Locke, Second Traité du Gouvernement, II, 5, §26.

[18] Locke, Second Traité du Gouvernement, II, 5, §27.

[19] Locke, Second Traité du Gouvernement, II, 5, §28, trad. de Spitz, dans Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, Raphaël Authier, dans Milieu, ambiance, environnement, 2022/3, éditions Les Éditions philosophiques, cairn.info.

[20] Raphaël Authier, Les deux traités de la personne. Locke et l’idée de propriété de soi, dans Milieu, ambiance, environnement, 2022/3, éditions Les Éditions philosophiques, cairn.info.

[21] Rousseau, Œuvres complètes, tome III, Paris Gallimard, 1964 dans La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau, Mikhaïl Xifaras, Introduction, Les études philosophiques, 2003/3, n°66, cairn.info.

[22] Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1669 dans La naturalisation de l’appropriation privative, Caroline Guibet Lafaye.

[23] Pothier, Traité du droit du domaine de propriété, Tome Ier, Première partie, I, n°4, 1772, books.google.fr.

[24] Pothier, Des fiefs, n°8 dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet, note 909, Université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2015, theses.hal.science, 6 février 2017.

[25] Emile Chenon, Les dénombrements de la propriété foncière avant et après la Révolution, thèse Faculté des droits, éditions Larose et Forcet, 1881, dans Contribution à l’étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété : enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, Laurent Millet, note 909.

[26] Déclaration du 26 août 1789 des droits de l’homme et du citoyen, legifrance.gouv.fr.

[27] Code civil des Français, titre II, n°544, 1804, décrété le 6 pluviôse en XII, 27 janvier 1804, wikisource.org.

[28] Portalis expose ses motifs dans la séance du Corps législatif du 17 janvier 1804, dans Baron Locré, Législation civile … des codes français, t. IV, 1836, repris dans La propriété individuelle et le collectivisme, Alphonse Capart, dans Mémoire de l’Académie royale de Belgique, année 1898, n°57, persee.fr.

[29] Le Conseil constitutionnel reconnait le droit de propriété comme un droit fondamental à valeur constitutionnelle (25 juillet 1989) mais non comme un droit absolu (13 décembre 1985).

[30] Le texte officiel de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 mentionne en fait « les propriétés ». En 1791, les députés imposent le singulier. Voir Discussion de la déclaration des droits de l’homme, lors de la séance du 8 août 1791, Archives parlementaires de la Révolution françaises, année 1888, 29, persee.fr.

[31] Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948, Nations Unies, www.un.org.

[32] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ ».