" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 13 février 2021

Qu'est-ce que le bonheur ? Une question mal posée. Dis-moi plutôt ce que je suis et je saurai alors te répondre...

La quête du bien-être est au cœur de notre société au point qu’elle en est devenue un trait caractéristique de notre temps. Sous différentes formes et selon des degrés, elle s’impose comme une finalité dans de nombreux domaines, en particulier en médecine et plus globalement dans le monde de la santé. Elle est alors devenue si primordiale que le bien-être se confond avec le bonheur. La vie mérite désormais d’être vécue si l’homme est épanoui, s’il se réalise, s’il atteint sa plénitude ici-bas.

Plein épanouissement de soi, expérience intérieure ou considération de soi, la quête du bien-être est ainsi un impératif catégorique de notre société ou encore une véritable culture, voire une religion. Gare à ceux qui ne n’obéissent pas à ses règles et à ses rites. Malheureux ceux qui ne pratiquent pas les cours de yoga et de massage, ne dévorent pas les livres de méditation, ou ne suivent pas les stages de coaching. De nos jours, le constat est indéniable : le bouddhisme à la mode occidental, le New Age discret et efficace, la psychologie positive sont omniprésents…

La quête du bien-être fuit toute contrainte, s’échappe de tout carcan et repousse tout devoir. Le sacrifice lui est une abomination, la souffrance, une horreur. Toute émotion déplaisante ou négative est ainsi détestée, rejetée, refoulée. Or, quoique l’homme fasse, il doit arriver à un terme qui met fin à tout, y compris à cette quête et à ses chimères. La mort est là comme un retour inéluctable à la réalité. L’homme peut encore mentir à la vieillesse et refuser de voir son corps s’user et dépérir. Il ne peut éviter qu’un jour, il ne soit plus. Ô redoutable aiguillon qui lui fait sentir toute sa vanité !

Les chrétiens qui veulent vivre dans le monde ne peuvent guère ignorer cette quête si essentielle à nos contemporains. Animés de bonnes intentions, ils sont alors tentés d’y participer et de contribuer au développement de cette culture au point de leur vendre leur religion comme un élément indispensable au bien-être, à la joie intérieure, à la considération positive. Mais faut-il que tout ce qui s’y oppose ou semble s’y opposer dans la religion y soit caché, supprimé ou mis sous silence ? Pour certains d’entre eux, l’idée de souffrance est même devenue insupportable et inadmissible allant jusqu’à prôner l’euthanasie. Mais que devient alors l’amour de Dieu et du prochain dans le christianisme si l’idée même de douleur ou de sacrifice y est exclue ?

Tout doit se plier à la quête du bien-être, sans exception. Des chrétiens s’insurgent alors contre une Église qui discipline les corps et réglemente les comportements, qui impose des vérités et une morale, qui fixe un culte. Comme ses adversaires, ils dénoncent une Église qui rend les chrétiens tristes et peu épanouissants. C’est ainsi que pour ces chrétiens d’un nouvel âge, la santé mentale devient aussi importante que la santé physique et la spiritualité catholique. Ils n’hésitent pas à adhérer à des stages de méditation bouddhiste, que favorise l’œcuménisme moderne et attardé. Le New Age et la psychologie positive se développent alors avec succès dans des communautés chrétiennes[1]. Que pouvons-nous dire à ces chrétiens vivant du monde, à ceux qui hésitent encore ou à ceux qui veulent résister à ce mouvement qu’ils sentent au fond d’eux-mêmes si étranger à la foi ?

La condamnation de la culture du bien-être

Dans son homélie contre la mondialisation de l’indifférence[2], le pape François dénonce « la culture du bien-être, qui nous amène à penser à nous-mêmes, nous rend insensibles aux cris des autres, nous fait vivre dans des bulles de savon, qui sont belles, mais ne sont rien : elles sont l’illusion, illusion du futile, du provisoire, illusion qui porte à l’indifférence envers les autres, et même à la mondialisation de l’indifférence. » Il condamne ainsi « celui qui s’est accommodé et s’est enfermé dans son propre bien-être qui porte à l’anesthésie du cœur. »

L’égoïsme ou l’individualisme, que génère la culture du bien-être, sont en effet incompatibles avec les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ et l’enseignement de l’Église comme le souligne la parabole du Bon Samaritain. Ils enferment l’homme dans un monde illusoire dont le principe les éloigne de toute idée de miséricorde. Ils laissent le voyageur détroussé et blessé aux bords du chemin. Ils préfèrent changer de trottoir...

Comme nous l’avons souvent démontré[3], le bien-être tel qu’il est recherché dans notre monde ne fait qu’accroître l’égocentrisme. Tout est déterminé en fonction de notre « moi », de son exaltation, ou encore, selon le langage du monde, de la réalisation de soi ou de la considération positive de soi. Le solipsisme qui en découle s’oppose clairement à la morale chrétienne, en particulier aux béatitudes qu’a prononcées Notre Seigneur Jésus-Christ[4]. C’est une évidence…

Une condamnation néanmoins dangereuse

La culture du bien-être est certes condamnable parce qu’elle détourne l’homme de l’amour du prochain et le rend impossible. Mais si notre regard ne porte que sur cette indifférence condamnable, il pourrait nous conduire à d’autres dangers aussi néfastes.

Nous pourrions en effet croire que la vie chrétienne consisterait à regarder la misère qui s’étale autour de nous et à soulager les souffrances de nos contemporains. Nous risquerions alors de réduire notre vie chrétienne à cette compassion et à ces œuvres bienfaisantes, aux actions jugées positives en raison des bienfaits qu’elle doit apporter à l’autre, à celui qui a besoin d’aide et de soutien. Une telle conception de la vie chrétienne pourrait alors conduire à mépriser la vie pieuse ou contemplative qui serait considérée comme inutile, perte de temps ou anachronique. Or sans vie de prière, le chrétien s’égare dans un activisme insensé, qui finit par tout envahir, ne laissant guère de place à l’amour de Dieu. Nombreux sont les saints qui se sont appuyés sur leur vie intérieure pour soulager la misère de leurs prochains.

Nous pourrions aussi penser que la culture du bien-être est mauvaise seulement en raison de l’indifférence qu’elle génère ou du monde illusoire dans lequel elle nous enferme. Or, certains de ses adeptes pourraient nous expliquer que la solidarité ou la fraternité contribuent au bien-être, et que le bien-être favorise l’action auprès des autres. Selon de nombreux commentaires, l’épanouissement personnel ou la considération positive de soi appellent à un véritable altruisme. Nous ne pouvons donc guère réduire le mal que produit la culture du bien-être à la seule indifférence à l’égard de celui qui souffre.

Enfin, ne voyant pas de différences entre « culture du bien-être » et « bien-être », le christianisme ferait encore l’objet d’accusations, d’inadaptation au monde et d’obsolescence. Les vieilles images de l’inquisition et des bûchers réapparaîtront sans aucun-doute. Les images de chrétiens peu épanouis et d’une tristesse affligeante reviendront aussi en mémoire de nombreux contemporains, poussant encore plus les apôtres modernes à la compromission avec le monde.

La démission au cœur du drame

La culture du bien-être conduit sans aucun doute à l’indifférence à l’égard de notre prochain, ce qui constitue déjà une contradiction profonde et insoutenable avec la foi. Dieu sera miséricordieux à notre égard, non selon les principes du monde, mais selon la mesure de notre propre miséricorde à l’égard de ceux qui vivent dans la misère. La question essentielle est alors de connaître cette misère et par conséquent l’état contraire, c’est-à-dire le véritable bonheur ou encore la finalité de notre vie.

Le véritable problème n’est donc pas essentiellement un problème de comportement à l’égard de notre prochain, qui, finalement, n’est que la conséquence d’un fait plus grave, encore plus grave que celui de l’indifférence. Comment pouvons-nous en effet aujourd’hui condamner la culture du bien-être quand nous nous sommes ouverts au monde, quand nous avons élevé la personne humaine à un rang quasi-divin, quand nous avons refusé de défendre la vérité et de dénoncer les erreurs, quand finalement, nous avons refusé d’assumer notre mission ?

Qu’est-ce que le bonheur ?

La question de notre bonheur paraît à beaucoup d’hommes et de femmes insolubles tant elle a donné bien des réponses, souvent insatisfaisantes. Dans notre société où les valeurs, y compris religieuses, sont définies au gré des opinions et des consciences, elle paraît même absurde. Et pourtant, nous pensons, nous vivons, nous agissons en fonction des réponses que nous apportons à cette question.

Le relativisme ambiant témoigne que l’homme contemporain a trouvé une réponse. Il est en effet lui-même son bonheur. C’est pourquoi il habite une bulle fermée dans laquelle il s’y complaît. Et c’est parce qu’il trouve en lui l’essence de son bonheur qu’il a développé une culture du bien-être jamais encore égalée dans l’histoire. Tout est relatif hors de lui puisque son « moi » est finalement le seul principe à partir duquel tout est jugé. L’égalitarisme qu’il veut absolument appliquer dans le monde dans lequel il vit en est aussi une conséquence encore plus claire. C’est donc cette conception du bonheur qu’il faut condamner et tout ce qui contribue à la développer ou à l’affermir. Il faudra alors remettre en cause le chemin que nous avons pris depuis plus de cinquante ans…

Une question mal posée ?

La question du bonheur que nous nous posons est difficile car elle est d’abord mal adressée. La réponse peut-elle en effet vraiment venir uniquement de nous-mêmes, nous qui éprouvons déjà bien des difficultés pour vivre ? Nos ignorances, nos erreurs passées et actuelles révèlent nos limites et nos faiblesses comme elles témoignent de nos vanités. Pouvons-nous avoir confiance en la seule raison alors que notre histoire nous montre qu’elle peut être guidée par de mauvais conseillers ? Qui sommes-nous pour répondre seuls à une question si déterminante ?

Nous revenons ainsi à notre nature humaine. Nous savons aujourd’hui qu’une science ne peut répondre à certaines questions fondamentales sans avoir recours à une science plus haute. Le vocabulaire, les principes qu’elle s’est érigée et les règles qu’elle s’est fixées sont en quelques sortes trop mêlés au problème qu’il faut résoudre. Nous-mêmes, que pouvons-nous dire de l’éternité quand nous sommes si pleins de temps ? Aucun mot n’est capable de le saisir pleinement…

Comment un malade peut-il dire objectivement qu’il est guéri ? Les symptômes sensibles ne suffisent pas toujours. L’objet de la quête que nous entreprenons est en effet nous-mêmes. Et ce « nous » ne se réduit pas à notre corps, encore moins à notre moi ou plutôt à l’image que nous avons de nous. Il désigne des hommes complets avec leur complexité. L’idée de bonheur n’est pas concevable sans celle  de notre plénitude comme être entier. C’est ainsi qu’en dépit de leur multiplicité et de leur diversité, les théories sur le bonheur se rejoignent dans l’idée de plénitude de l’être. Derrière les termes d’épanouissement, de réalisation, ou de pleine satisfaction, nous retrouvons encore cette idée. Mais ces théories se séparent aussitôt lorsqu’elles veulent définir ce qu’elles entendent par plénitude de l’être. Consisterait-elle en une plénitude de biens matériels, source de confort et de tranquillité, en une plénitude de plaisirs qui ravissent les sens et le corps, en une exaltation du moi, qui n’est qu’une plénitude de satisfactions intérieures, etc.[5] ?

Le bonheur et le temps

La plénitude de l’être est aussi une plénitude pérenne. Le bonheur ne peut être ni éphémère, ni passager. Certes, il existe des instants de bonheur qui envahissent subitement tout le présent, le laissant dans une sorte d’éternité comme surplombant la réalité. Il est comme éternel au moment nous l’éprouvons. Mais si cette éternité dure dans l’immédiateté, elle a aussi une vie brève, une fin souvent brusque. Cet instant de bonheur reste souvent permanent dans notre mémoire comme une seconde intemporelle, comme un soupir qui ne cesse jamais, un sourire qui nous reste. En un instant, nous croyons alors que nous avons possédé le bonheur. Le bonheur ne peut être pensé sans l’idée de possession définitive, de conquête irrévocable ou d’état inébranlable. Ainsi, le recherchons-nous encore…

Le bonheur, le bien suprême ou la révélation d’un besoin

Selon Aristote, le bonheur est le bien ultime, la fin suprême de toutes nos actions, le « souverain bien ». Tous les philosophes et les hommes sensés sont unanimes sur ce point. Ils se retrouvent aussi sur la volonté de chaque homme de l’atteindre. Il est donc la source de nos motivations comme le centre de toute morale. Mais l’accord cesse lorsqu’il faut savoir ce qu’est ce bien suprême et comment l’obtenir. Nous revenons de nouveau à la multiplicité et à la diversité…

Mais comme toute quête, celle du bonheur n’est possible que si nous en ressentions un besoin, un besoin vital puisqu’elle commande nos comportements et nos motivations, elle détermine notre vie. Ce besoin exprime alors un manque, une absence. Il est d’autant plus intense que ce manque nous est cruel, viscéral. Qu’est-ce que la plénitude si ce n’est d’abord une absence, une faiblesse, une imperfection ? En accédant au bonheur, nous serons pleinement satisfaits, n’ayant plus aucune aspiration, ni désir. Nous serons finalement dans un état de perfection, d’achèvement de notre être comme nous l’enseigne Saint Thomas d’Aquin.

Sans-doute, la relation forte qui lie le bonheur au sentiment qui en résulte explique que parfois ils se confondent dans nos discours. Cependant, il serait une erreur funeste de vouloir éprouver le sentiment de bonheur sans vouloir atteindre cette perfection. Il est clair que certains vendeurs de rêves proposent des moyens de l’éprouver sans leur donner leur bonheur.

La question de l’être

C’est pourquoi pour répondre à la question du bonheur, nous devons nécessairement revenir à notre nature humaine. Nous ne pouvons pas en effet lui apporter des éléments de réponse satisfaisants sans nous interroger sur ce qu’est la plénitude de notre être, et donc sur ce qu’est l’homme. Toutes les théories qui nous décrivent notre bonheur et le chemin pour y parvenir contiennent nécessairement, si elles sont sérieuses, une description de ce que nous sommes. Le nombre important de réponses données à la question du bonheur peuvent alors s’expliquer par la multiplicité des conceptions de l’homme.

Mais la multiplicité ne signifie pas que la question n’a pas de réponse. Elle signifie seulement qu’elles sont toutes incomplètes ou fausses, sauf peut-être une. Lorsqu’un miroir ne reflète pas notre visage tel qu’il est, nous n’allons pas en déduire que notre visage n’existe pas ou qu’il ne peut pas avoir d’image mais nous savons simplement que le miroir l’a déformé et qu’il est lui-même déformé. Plus la conception que nous avons de l’homme est différente de la véritable nature de l’homme, plus nous vivons dans l’illusion, plus nous nous détournons de notre bonheur, plus nous faisons fausse route. Par conséquent, la quête du bonheur est inséparable de la connaissance de la nature de l’homme. C’est ainsi que le bien est inséparable de la vérité.

Nous ne pouvons donc pas nous contenter de condamner la culture du bien-être sans définir la conception de l’homme qui la fonde afin de condamner la source même du mal qu’elle génère.

Conclusions

La quête du bonheur est ancrée dans tout homme. Tout homme recherche une plénitude d’être ou de vie. Il pense trouver cette perfection en lui, auprès des autres ou encore ailleurs. Si le bonheur est si recherché, il est aussi si difficile à l’homme de le définir. Il est vain de vouloir le saisir sans connaître son objet même qui est l’homme. Toute idée de bonheur est inévitablement fondée sur une idée de la nature humaine, de son origine et de sa fin. Si celle-ci est fausse ou mal-comprise, il est alors bien inutile de vouloir obtenir le bien suprême.

La quête du bien-être si caractéristique de notre temps ne peut pas non plus négliger la question de l’être puisqu’il en recherche le bien. Derrière les méditations, les exercices de yoga ou encore les leçons de coaching, se trouve généralement une conception de l’être qu’ils véhiculent, parfois de manière inconsciente.

Lorsque le chrétien songe au bonheur et au bien-être, il revient nécessairement sur ce qu’est l’homme selon le regard de la foi. Le sujet est si déterminant pour lui qu’il ne peut pas envisager de réponses en dehors de l’enseignement de l’Église. Or depuis ses origines et éclairée par la parole divine, l’Église a enseigné que l’homme, créature de Dieu, est l’union d’un corps et d’une âme à l’image et à la ressemblance de Dieu. S’il a été créé doté de dons exceptionnels, chef d’œuvre de la Création, l’homme est cependant devenu par la faute originelle enfant de colère, enfant à sauver, enfermé désormais dans le temps, à la recherche de son salut, d’un salut désormais accessible depuis que Notre Seigneur Jésus-Christ lui a ouvert le chemin de sa dignité, d’une dignité retrouvée encore plus excellente. Au bout de ce chemin désormais éclairé et jalonné ici-bas, se trouve une vie pleine et entière, au-delà de la mort, fixée dans l’éternité. Corps et âme, l’homme sanctifié vivra dans l’amour de Dieu. Ainsi, pour le chrétien, le bonheur n’est pas seulement connu, il est désormais possible. Il sait aussi que par lui-même, il peut manquer ce chemin et perdre à tout jamais le bonheur tant promis et espéré. Le monde propose-t-il le même bonheur ?

 Nos prochains articles traiteront de la nature humaine...


Notes et références

[1] Voir Émeraude, décembre 2020, article « Le New-Age (1), est-ce encore bien utile d'en parler ? ».

[2] Pape François, Homélie du 8 juillet 2013 lors de sa visite à Lampedusa, vatican.va.

[3] Voir Émeraude, août 2020, article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, narcissisme.  Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne. ».

[4] Voir Émeraude, juillet 2020, article « La Morale et l’Évangile (5) : le sermon sur la montage (2) - les huit béatitudes ».

[5] Voir Émeraude, décembre 2020, article « Où réside mon bonheur ? Le Seigneur est mon secours ».

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