" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 5 août 2019

L'abbé Grégoire, un curé révolutionnaire

L’heure est enfin arrivée. Les esprits sont bien échauffés et concertés. Le régime vit ses dernières heures. Rassemblés à Versailles, les députés s’apprêtent à bouleverser l’histoire et à la lancer dans une aventure inimaginable. L’abbé Grégoire est l’un d’entre eux. Ses idées sont claires, sa volonté indéfectible. Il sait qu’il n’est pas seul à vouloir en finir avec la monarchie absolue. En arrivant à Versailles, il a découvert Lanjuinais et le club breton [1]. Il veut aussi en finir avec la domination des évêques. Il le sait. Le temps est favorable pour mener des réformes radicales. C’est aussi le temps de la confrontation entre l’Église et l’État. Depuis longtemps déjà, ce dernier veut la soumettre à ses lois. Est-ce le temps de la victoire ?



Les écrits de l’abbé Grégoire nous sont accessibles. Ils nous permettent de saisir sa pensée mais aussi de comprendre en partie la révolution de 1789 et toute une idéologie qui va conduire à la terreur, à une terreur que le XXe siècle imitera et dépassera. S'y dresse aussi une nouvelle conception de l’Église, une Église entièrement au service de la nation.

L’abbé Grégoire en faveur de la réunion des ordres, nécessaire aux réformes radicales

Souvenons-nous de ces événements historiques. Longtemps tombés en désuétude[2], les États généraux sont convoqués pour régler les problèmes financiers du royaume de France. Traditionnellement, ils se réunissent selon les trois ordres : la noblesse, le clergé et le tiers-états. Mais en ce XVIIIe siècle, leur convocation soulève rapidement la question du vote : par ordre ou par tête ? La répartition par ordre est rapidement remise en question. La noblesse et le clergé choisissent le schéma traditionnel alors que le tiers-états opte pour le vote par tête et la réunion des ordres. Finalement, le roi décide la répartition par ordre mais avec dédoublement des députés du tiers-états. Ce dernier pourrait ainsi obtenir la majorité, représentant les deux tiers des députés, si l’ensemble des députés se réunissent en un seul corps. Le tiers-états est en position de force. Rappelons néanmoins qu’ils n’ont pas de mandats représentatifs mais impératifs [1]. Ils ne doivent qu’être les portes paroles des cahiers de doléance de leurs sénéchaussées et baillages. Si le vote reste par ordre, le scrutin dépendra de l’attitude du clergé.

Or le nombre de curés parmi les députés est important. Le "bas clergé" est majoritaire. Pourtant, les évêques représentent généralement le clergé. Mais le bas clergé n’apprécie guère les différences de revenus et de traitement. Les évêques ne sont guère appréciés et sont finalement écartés au profit de simples curés. Ainsi, deux cent huit curés de paroisse et quarante-six prélats constituent le clergé aux États généraux. 

L’abbé Grégoire est l’un d’entre eux. Il est très favorable à la fin des ordres. Pour attirer ses collègues, il adresse une lettre[2] aux curés, députés aux états-généraux et leur demande de s’associer au tiers-états et donc d’abandonner la répartition par ordre.

Le programme de l'abbé Grégoire

Dans sa lettre, l’abbé Grégoire s’oppose à tous ceux qui refusent le vote par tête au profit d’un vote par ordre et qui rejette la réunion des trois ordres, c’est-à-dire aux nobles et aux évêques. Il les réunit souvent dans une même accusation, les désignant par le terme d’ « aristocrates » ou de « grands ». Nous sentons dans ses termes toute son aigreur. Il raille leur crainte. Ils voient dans cette union une source de désordre et d’anarchie, et une remise en cause de la monarchie et du catholicisme. L’abbé Grégoire dénonce alors leur hypocrisie. Car derrière leur crainte, se cachent, selon l’abbé, la défense de leurs intérêts et le mépris de ceux de la nation. Ils ne pensent qu’à leurs privilèges. Ce sont « les fauteurs des abus » qui « veulent identifier leurs intérêts avec ceux de la divinité ». Dans le refus de la noblesse et des évêques de voter par tête, l’abbé Grégoire voit « la lutte du pouvoir arbitraire contre la loi qui veut l’enchaîner ; de l’intérêt contre les droits et les réclamations du besoin. » Le vote par ordre ne fait que perpétuer les abus et renoncer aux réformes nécessaires.

Ainsi, l'abbé Grégoire définit l’objectif des États généraux et met en place l’opposition entre les réformistes et les privilégiés, les premiers défendant l’intérêt de tous, les seconds s’opposant à la patrie. La noblesse « paraît animée de l’esprit de corps qui est l’ennemi de l’esprit public, l’ennemi de la patrie. » C’est pourquoi il les accuse de présenter en réalité un véritable danger contre la nation. Il dénonce même la noblesse d’avoir déclenché dans le passé de nombreux conflits. Elle est un « corps impétueux », toujours « despotes avec les inférieurs », inspirant la crainte par l’épée. Selon l’abbé Grégoire, elle incarne le despotisme. Il associe à la noblesse le haut clergé dans sa dénonciation. Les aristocrates de la noblesse et du clergé « méprisent les classes inférieures du clergé et de la noblesse, et dominent sur elles avec autant de hauteur que sur le tiers-états. » Ainsi s’associent-ils pour perpétuer leur domination. « La noblesse regarde le peuple comme son esclave, le roi comme son rival, le clergé comme la proie. » Le vocabulaire est déjà révolutionnaire. Ses paroles annoncent un changement, un bouleversement…

L’abbé Grégoire dénonce aussi le haut clergé, c’est-à-dire les prélats fastueux et mondains, les évêques absents de leur diocèse, les commanditaires « nuisibles comme les insectes dans les vergers ». Il dénonce leur manque de vocation et leur cupidité, toujours à la recherche de riches bénéfices. Il n’oublie pas les moines indignes de leur fondateur et les chanoines prétentieux. Les mots sont durs, très durs. Les caricatures sont aussi fortes.

L’abbé Grégoire défend ensuite les bonnes intentions du tiers-états qui veut régénérer au contraire les ordres et respecter le droit de la propriété. Cela nous fait sourire aujourd’hui quand quelques semaines après, l’assemblée nationale dilapidera les sources de revenu de l’Église en s'appropriant de ses biens ! Certes, convient-il, le peuple peut se révolter mais les émeutes sont causées, ajoute-t-il, par l’injustice et les vexations dont il fait l’objet. La cause de sa fureur réside dans les institutions politiques et sociales, « dans les filets de la fiscalité et dans les entraves de la féodalité ». Il énumère de longs exemples concrets sur la misère des paysans. Ainsi faut-il réformer l’État.

L’abbé Grégoire revient sur les destinataires de sa lettre, c’est-à-dire sur les curés. Il souligne leurs mœurs et leur fidélité. Il présente les curés comme les remparts de la religion. Ils « scelleraient de leur sang la cause de la religion, plutôt que de consentir ce qu’on lui portât la moindre atteinte. » C’est une raison supplémentaire pour que les curés soient présents au sein du tiers-états. Par leur présence, ils défendront la cause de la religion. Par leur bonne influence, les députés du tiers-états ne pourront pas s’opposer au catholicisme. Craint-il alors de mauvaises intentions de leur part ? Il précise néanmoins que seuls les prêtres ont droit de statuer sur la religion. La puissance temporelle peut néanmoins intervenir pour la réformer sur plusieurs points de la discipline. « Si l’autorité civile ne peut les opérer sans le concours indispensable de l’autorité ecclésiastique, celle-ci ne doit pas exclure l’influence de la première. » Rien n’est dit sur l’autorité pontificale ou sur l’autorité des conciles. L’abbé Grégoire ne les mentionne pas dans sa lettre. Les États généraux ont-ils donc pour objectif de réformer l’Église ? L’action de l’État ne serait-elle réduite qu’à une influence ?

L’abbé Grégoire revient sur l’opposition qui existe entre les évêques et les curés. Il dénonce les abus dont sont victimes les curés et défend leurs droits contre le pouvoir des évêques. Qui a mal réparti les décimes, dispute les modiques accroissements de leurs pensions alimentaires, leur enlève le droit de gouverner les diocèses ? Il donne des exemples d’injustices dont ils peuvent faire l’objet, opposant clairement le haut clergé et le bas clergé. Le moment est alors pertinent pour qu’ils reconquièrent « leurs droits envahis par le régime épiscopal […], d’assurer le succès de leur ministère en rendant à la religion sa splendeur antique. » Les États généraux sont-ils donc le lieu pour modifier les pouvoirs au sein de l’Église ? Des réformes radicales vont-elles toucher la hiérarchie ecclésiastique ?

L’abbé Grégoire vante de nouveau le corps des curés et soulignent leurs qualités. « Le salut de la patrie » est entre leurs mains. « Unissons nos destinées à celles du monarque qui nous gouverne. Travaillons à régénérer un des plus beaux empires de l’univers, et puissions-nous dire un jour qu’ayant la France pour berceau et pour tombeau, nous sommes nés dans un État despotique, et que nous mourrons dans un pays libre sous un roi qu’on peut louer sans flatter, c’est-à-dire sans s’avilir ». Ainsi, les États généraux ont pour finalité de régénérer le royaume et de le libérer du despotisme. Quel programme dans sa lettre ! Nous sommes bien éloignés des buts officiels de la convocation des États généraux.

La lettre de l’abbé Grégoire est surtout une véritable diatribe contre le haut-clergé, les moines, les chanoines et la noblesse. Le ton est violent. Dans ses Mémoires, il parle d’« impétuosités ». Le sarcasme nous impressionne. Il met clairement au même niveau les évêques et les curés, défendant avec vigueur les droits de ces derniers. Venant d’un curé, sa lettre peut donc nous surprendre. Elle porte à la haine et attise la division au sein du clergé. Nous sentons clairement toute son aigreur à l’égard des évêques. Et comme nous l’avons noté à plusieurs reprises, la lettre décrit aussi un programme : la réforme en profondeur de l’État, la réforme de l’Église et la hiérarchie ecclésiastique sans oublier la régénération du royaume. Est-ce le rôle de députés de toute origine, dont certains sont athées, de s’occuper de l’Église ?

Naturellement, l’abbé Grégoire est l’un des premiers curés à rejoindre le tiers-état. Il engage fortement ses collègues à le faire. Cinq jours après sa désinsertion, la majorité du clergé le suive. C’est la fin du clergé. C’est aussi le début de la révolution.

L’abbé Grégoire, ardent défenseur de la constitution civile du clergé

C’est encore l’abbé Grégoire qui, le 27 novembre 1791, monte à la tribune et prête en premier le serment à la constitution civile du clergé. Son discours mérite d’être lu. Il ne voit dans la constitution civile du clergé aucune règle contraire aux vérités crues et enseignée [9]. Il accuse tous ceux qui s’y opposent et qui voient dans ce texte la fin du catholicisme. Or, qui pourrait croire le contraire, nous dit-il ? Est-il naïf ou aveuglé par sa passion révolutionnaire pour ne pas voir la tempête qui menace l’Église ? Bien plus tard, il sera probablement empli de désillusion…

L’assemblée nationale « a manifesté solennellement son profond respect pour la religion catholique, apostolique et romaine. […] Jamais elle n’a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à la hiérarchie, à l’autorité spirituelle du chef de l’Église. » Pourtant, a-t-elle daigné s’entretenir avec le pape pour parler de la constitution et pour abroger le concordat de Bologne ? Là réside le véritable problème, révélateur de l’esprit qui anime les députés dans leur majorité…

Mais qu’importent les faits ! Seules comptent les discours et l’esprit ! L’abbé Grégoire est en effet fortement convaincu de la compatibilité entre la révolution et l’Église, entre le patriotisme et le catholicisme au point que le vrai catholique ne peut être contre la révolution. Contre les opposants, il affirme aussi que les députés connaissent bien leur incompétence dans le domaine religieux. Nous touchons là encore un point essentiel. Il sera plus longuement développé dans la lettre[3] qu’il écrit pour légitimer le serment.

Les rapports entre l’Église et l’État selon l’abbé Grégoire

L’abbé Grégoire reconnaît deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui gouvernent les hommes et qui se prêtent un soutien mutuel. Chacun porte sur des objets différents. Le spirituel nous instruit de la vie après la mort et la justice divine, le temporel s’occupe du bonheur individuel et social. Le premier « pénètre dans l’âme pour y créer des remords », le second détient la force coercitive. L’abbé Grégoire nous montre là l’aspect social de la religion, bien utile pour l’État. En effet, nous dit-il, sans religion, ni culte et temple, l’État ne peut subsister. C’est pour cela qu’il a besoin de son appui. Robespierre sera du même avis, Napoléon également…

L’abbé Grégoire respecte l’indépendance des deux pouvoirs dans chacun de leur domaine de responsabilité. « Ces deux puissances jouissent respectivement dans leur sphère d’une souveraineté contre laquelle rien ne peut lutter ». Et ajoute-il aussitôt : « et qu’aucune autorité étrangère ne peut paralyser. » Sans-doute, évoque-t-il le pape et la cour de Rome. Il semble donc restreindre l’autorité religieuse à l’intérieur de la nation, déniant toute autorité au pape. Quels sont les domaines de chacun ? « L’Église […] a pour domaine les consciences » alors que l’État agit dans le domaine social et politique.

L’abbé Grégoire poursuit : « lorsque reçu légalement dans l’État, [le christianisme] fait partie de l’administration publique, son régime extérieur admet les modifications que commande le bien général dès qu’elles sont manifestées par l’évêque du dehors, le souverain, c’est-à-dire la volonté nationale. » Étrange discours qui mêle bien des idées : le césaropapisme, le gallicanisme et les principes révolutionnaires. C’est une étrange combinaison que défend l’abbé Grégoire. Autrefois, l’évêque du dehors était l’empereur ou le roi, c’est-à-dire le souverain. Désormais, c’est la volonté nationale ! Mais c’est oublier que cette volonté générale peut ne pas être chrétienne et au contraire opposée à l’Église, ou indifférente à l’Église. L’esprit révolutionnaire transforme le vocabulaire traditionnel, des expressions venues du lointain passé, sans-doute pour mieux faire adhérer ses idées. Là se trouve aussi la ligne de démarcation entre les deux puissances, ligne difficile à tracer. L’application des principes se fait alors cas par cas.

L’abbé Grégoire revient ensuite sur l’indépendance de l’Église dans le gouvernement. Elle « conserve le droit de se gouverner sans l’intervention de personne, dans tout ce qui est étranger à l’autorité civile. » Mais pour lui, l’État ne reçoit, ne reconnaît la religion que pour son utilité sociale. Ainsi n’agit-elle avec elle que par opportunisme. C’est pourquoi elle a droit d’en régler les formes extérieures et s’il a la charge financière du culte et l’entretien de ses ministres, il lui importe de ne salarier que ceux qui lui sont nécessaires. Et justement, la nécessité implique les immiscions de l’État au sein même de l’Église. Mais dans son discours, l’abbé Grégoire semble perdre la mémoire et se perd dans l’abstraction de ses idées. Il oublie en effet le contexte dans lequel la constitution civile a été rédigée et les raisons pour lesquelles les députés doivent subvenir aux besoins de l’Église. La raison initiale est plus terre à terre. L’État devait subvenir aux besoins de l’Église après avoir supprimé ses revenus et nationalisé ses biens ! Il ne s’agit pas de théoriser mais d’appliquer la loi. Or l’abbé Grégoire oublie l’appropriation des biens et des richesses de l’Église, le secours mutuel qu’il a pourtant rappelé ou encore la simple influence de l’État sur l’Église comme il a évoqué dans sa lettre aux curés en 1789 ! 

Affiche du jugement du tribunal révolutionnaire d'Angers
condamnant à mort le curé de Saint-Macaire-en-Mauges
 (A.D. 85, A.N. BBB3/11-2)
Ainsi la Nation peut ne pas vouloir salarier des clercs inutiles. Notons que l’abbé Grégoire se plaint uniquement du nombre surabondant des évêques, ceux d’Avignon par exemple. Mais est-ce encore à l’État de définir ce qu’est utile pour l’Église ? Cela revient à soumettre l’Église aux exigences et au contrôle de l’État. L’abbé Grégoire justifie de même le droit de l’État de répartir les temples et les ministres, de déterminer l’étendue et la division territorial de l’Église. Ainsi les députés ont droit de diviser son territoire en 83 diocèses. Et soulignons que cette nouvelle répartition s’est faite sans concertation avec le pape et les évêques ! Point de concile national non plus…

À plusieurs reprises, l’abbé Grégoire défend les mesures fixées par la constitution civile du clergé en donnant à l’État l’exercice extérieur de la religion. Il intervient quand l’ordre public est en danger. Certes, il ne peut ni restreindre les missions de l’évêque ni invalider ses fonctions spirituelles, mais il peut lui interdire l’exercice extérieur en tant qu’il est lié à l’administration public. En tant que fonctionnaires de l’État, il peut être empêché « extérieurement » d’exercer ses fonctions. Qu’est-ce cela veut dire ? Si un évêque est lié à l’État comme un fonctionnaire, il n’est guère libre pour assurer ses fonctions.

Une constitution ni hérétique ni dangereuse pour la religion catholique selon l’abbé Grégoire

L’abbé Grégoire traite aussi de l’élection des évêques et des curés par une partie de la population, y compris par des protestants, des juifs ou des athées. Il ne voit aucun dogme contraire à cette mode d’élection. « Le peuple choisit, l’Église ordonne ». Il est vrai que l’Église n’a jamais pensé à demander à des païens d’élire les évêques ! Qui aurait pu le penser ? Qui pourrait le penser aujourd’hui tant cela est une aberration de l’esprit ! « Cette manière d’élire n’est ni une hérésie, ni une chose nouvelle. » 

L’abbé Grégoire oppose ensuite le mode d’élection aux mesures définies dans le concordat de Boulogne. Mais sa lettre abuse des mots. Nous commençons à en être bien habitués. Il est vrai que dans les temps primitifs, les évêques étaient élus, mais est-ce par « le peuple » ? Est-il possible de désigner l’ensemble des fidèles par le terme de « peuple » ? Le sens même de ce mot a bien évolué au cours du temps. Certes, l’abbé Grégoire s’est déclaré opposé à l’élection par des personnes non catholiques mais en bon citoyen, il se soumet au décret de l’assemblée nationale, c’est-à-dire à la majorité des voix. La raison se plie au nombre des votes ! Le prêtre s’efface devant le citoyen. Là réside la révolution...

L’abbé Grégoire revient sur les mesures de l’assemblée nationale que des évêques accusent d’être contraires au christianisme, en particulier la suppression des vœux solennels. Il ne voit rien qui puisse déranger le chrétien. Il précise que l’assemblée nationale a supprimé les effets civils des vœux, que l’État a droit d’abroger. Mais nouvelle perte de mémoire ! L’abbé oublie qu’elle a suspendu l’émission des vœux dans tous les monastères et qu’elle les interdit, abrogeant ainsi l’essence même du monachisme. Aucun religieux n’a plus le droit de prononcer des vœux. Et les religieux qui refusent de quitter leur monastère sont regroupés, tout ordre confondu, dans des maisons. Nous sommes loin de l’effet civil des vœux ! La vie monacale est atteinte mortellement…

L’abbé Grégoire s’attaque ensuite sur « les fameux articles du clergé de France, conservateurs des droits des évêques » au détriment des droits des curés. Il réclame pour eux plus de participation dans le gouvernement des diocèses. Il demande une représentation dans les conciles. Il évoque les premiers temps, lorsqu’ils avaient droit de délibérer et de juger, même en matière de foi. Les curés doivent former une sorte de sénat auprès de l’évêque. « L’aristocratie me paraît aussi contraire aux principes dans l’Église que dans l’État. » De nouveau, comme dans la lettre qu’il a adressée aux curés, il relie le combat que mènent les réformateurs contre la noblesse dans l’État avec celui qu’il mène contre les évêques dans l’Église. L’abbé Grégoire veut ainsi porter la révolution dans l’Église

Sur le pouvoir des papes, l’abbé Grégoire lui reconnaît une primauté d’honneur et de juridiction. Mais il ne peut intervenir dans un diocèse en cas de négligence, de dépravation et d’erreur de l’évêque. Il est considéré comme un surveillant. Il ne voit aucune erreur dans l’interdiction de se faire confirmer par le pape telle qu’elle est demandée par la constitution civile du clergé. « Elle a prétendu interdire tout acte juridique, en vertu duquel le souverain pontife le prétendrait en droit d’instituer nos évêques ». En outre, il s’appuie sur les « libertés gallicanes » pour rejeter l’obligation d’une investiture par le pape.

La constitution civile du clergé, une réforme nécessaire

Enfin, l’abbé Grégoire renvoie l’incapacité de l’assemblée du clergé et des prélats de mener les réformes nécessaires. Il dénonce les excès du clergé et son absence de principe religieux, sources de ruines morales et de dépravation. C’est par son attitude qu’il a égaré bien des âmes et armé bien des adversaires de l’Église. Il voit donc la constitution civile du clergé comme un moyen de la réformer, de la régénérer. Cela revient à avouer que ses effets recherchés dépassent l’exercice extérieur de la religion.

Sa conclusion est éloquente. Écoutons-là. « Trois millions de bras sont armés pour défendre la constitution, dont les principes d’égalité, de justice sont fondés sur l’Évangile. La constitution s’établit sur les décombres féodaux ; la religion catholique sort triomphante des nuages qui obscurcissaient sa gloire. La religion et la constitution, unies par des liens indissolubles, élèvent majestueusement la tête au milieu de l’empire, pour faire le bonheur des Français et mériter les hommages de l’univers. »

Mais comment l’abbé Grégoire a-t-il pu imaginer que l’Église accepterait un tel texte et se soumettrait à l’autorité civile de manière si unilatérale ! La constitution civile porte gravement atteinte à sa discipline et à son droit de juridiction. Elle remet en cause la hiérarchie et voit ses moyens de gouvernement fortement dégradés. L’assemblée nationale a déjà bouleversé la vie monastique. L’Église devient finalement un rouage de l’État pour son utilité sociale. Mais ne comprend-il pas que lorsqu’il la considérera inutile, il pourra la supprimer tout simplement ?

Chose encore plus étonnante. L’abbé Grégoire ne croit pas que la constitution civile du clergé puisse aboutir à un schisme profond. Est-il si aveuglé par son esprit révolutionnaire qu’il a si peu anticipé la réaction des catholiques ?

Le choix terrible

En janvier 1791, devant l’assemblée nationale, l’abbé Grégoire se montre respectueux du prêtre réfractaire, et compréhensif devant leur choix. Il espère peut-être les convertir et vaincre leurs doutes. Mais, son attitude change. Il devient en effet beaucoup plus virulent lorsqu’il s’aperçoit rapidement de la force de leur résistance. Il les attaque comme « ennemis de la patrie »[4]. Il lie leur cause à celle des contre-révolutionnaires attachés à leurs privilèges. « La religion est un voile sacré dont les pervers abusent pour couvrir leurs complots... la seule hérésie qu'ils trouvent dans la constitution, c'est l'égalité. »[5] Sa déception nourrit sa violence à l’égard de tous ceux qui s’opposent à la constitution civile du clergé. Il en vient même à accuser les « complots antirévolutionnaires » d’avoir lancé les mouvements de déchristianisation. Ceux-ci seraient imposés de l’extérieur, extérieurs à la révolution. L’abbé Grégoire est fortement convaincu que la révolution est favorable à l’Église et la régénérera

Pourtant, à son tour, l’abbé Grégoire doit choisir entre la révolution et le christianisme qu’il croit pourtant indissociables. Mais il refuse de faire un choix. En pleine persécution religieuse et campagne de déchristianisation, il reste prêtre assermenté et évêque constitutionnel, s’obstinant à garder sa soutane. Devant la Convention, il refuse d’abjurer son état. « Quant à moi, catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, j’ai été désigné par le peuple pour être évêque ; mais ce n’est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. J’ai consenti à porter le fardeau de l’épiscopat dans un temps où il était entouré de peines ; on m’a tourmenté pour l’accepter ; on me tourmente aujourd’hui pour faire une abdication qu’on ne m’arrachera pas. J’ai tâché de faire du bien dans mon diocèse ; agissant d’après les principes sacrés qui me sont chers et que  je vous défie de me ravir, je reste évêque pour y en faire encore ; j’invoque la liberté des cultes. »[6] Il en appelle ainsi à la constitution. Il se larmoie aussi devant le vandalisme dont il est témoin.

Mais en 1801, quand il lui est demandé de démissionner, Grégoire proteste et affirme : « Ce que nous fîmes en 1791, nous le ferions encore aujourd’hui. Le serment qu’on nous reproche consacrait nos devoirs envers la religion et la justice. »

Conclusion

La constitution de 1791
L’abbé Grégoire a cru et défendu « la sainte alliance du christianisme et de la démocratie » [7], ou plutôt, celle du christianisme et de la révolution. Mais l’échec est patent, cruellement évident. Dans ses Mémoires, il accuse tous ceux qui ne se sont pas opposés aux tyrans révolutionnaires, à ces tièdes qu’il vomit, tièdes que vomissent aussi les révolutionnaires. Il oublie ses responsabilités dans les événements dont il a été souvent acteur, dans ses discours violents épris de passions révolutionnaires et d’idéologie, dans ses diatribes parfois haineux contre les évêques et les autorités royales, contre tous ceux qui se sont opposés à la folie révolutionnaire. Orateur souvent écouté, il a encensé les actes révolutionnaires. Il a été révolutionnaire. Il prône certes la tolérance mais elle n’est valable que pour les citoyens dignes, c’est-à-dire les « patriotes », ceux qui adhèrent fermement à la révolution. Le reste ne mérite pas de vivre. Ce ne sont pas des citoyens…

L’abbé Grégoire est sans-doute l’exemple de ces religieux qui ont voulu incarner la révolution mais se sont égarés dans une terrible illusion, celle de croire qu’il représentait le peuple et à ce titre pouvait détruire l’ordre ancien pour en construire un nouveau, quel que soit le prix à payer.  Il a cru aussi élever une nouvelle Église, la régénérer, cru aussi pouvoir concilier la religion et la révolution, ses principes politiques et religieux. Mais  ces principes, sont-ils vraiment compatibles ? Quand leur incompatibilité devient évidente, il demeure attaché à la révolution. Quels principes ont-ils prévalu en lui ? Ceux de l’Église ou de l’État ? La volonté divine ou la volonté générale ? La cause de Dieu ou celle de la nation ? Mais finalement, n’a-t-il pas été citoyen avant d’être prêtre ? Là vient la question redoutable et sans-doute la réponse au délicat problème que soulèvent les rapports qui existent entre l’Église et l’État. Sommes-nous d’abord chrétiens avant d’appartenir à une nation, à un régime politique ou à une idéologie ? Revenons alors au temps premier du christianisme. Le courage et le sang des martyrs nous apportent clairement une réponse …




Notes et références
[1] Voir article précédent : L'abbé, un curé engagé.
[2] Les États généraux n’ont pas été réunis depuis 1615.
[3] Abbé Henri Grégoire, Nouvelle lettre à messieurs les curés, députés aux états-généraux, juin 1789, accessible sur gallica.bnf.fr.
[4] Abbé Grégoire, Légitimité du serment civique exigé par les fonctionnaires ecclésiastiques par M. Grégoire, 1791, gallica.
[5] Abbé Grégoire, Lettre pastorale de M. l'évêque du département de Loir-et-Cher, 24 mars 1791.
[6] Abbé Grégoire, Discours sur la fédération du 14 juillet 1792, Orléans.
[7] Abbé Grégoire, Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois, II.
[8] Abbé Grégoire, Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois, IV.
[9] Voir les articles sur la constitution civile du clergé,juillet, Émeraude : La constitution civile du clergé : l'Église sous le jour de l'État ; La constitution civile du clergé : un abus de pouvoir, et La constitution civile du clergé : : division et persécution de l'Église.



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