" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 23 août 2019

La laïcité


Aujourd’hui, en France, nous vivons dans un État laïc, ce qui signifie pour les uns l’indifférence de l’État en matière religieuse, pour les autres, la restriction de la religion à la sphère privée. Ainsi au nom de la laïcité, soit on demande au gouvernement de ne pas s’immiscer dans les religions tant qu’elles ne nuisent pas à l’ordre public, soit on lui demande d’intervenir pour mieux les encadrer et interdire leur manifestation dans la sphère publique.


Depuis quelques années, des événements réveillent régulièrement ce sujet et pendant quelques jours, selon l’ampleur de l’émotion provoquée, la laïcité devient la « une » des journaux en manque d’informations. Et de manière sempiternelle, ils reviennent sur la laïcité, ses origines, ses principes, ses difficultés, etc. La laïcité est ainsi évoquée pour interdire l’installation de crèches de Noël dans les mairies ou encore le port du foulard dans les écoles. Le développement de l’islam en France soulève surtout de sérieuses questions et semble remettre en cause le principe même de la laïcité. Comment peut-elle en effet avoir du sens dans une religion qui ignore la séparation du temporel et du religieux ou dans la société musulmane qui ne peut être que religieuse ? La laïcité est ainsi difficilement conciliable avec l’islam. Car évidemment, la laïcité n’est viable qu’à l’égard de religions qui savent et veut distinguer les domaines religieux et le temporel.

Le chrétien ne peut être indifférent aux difficultés que pose la laïcité. Il ne peut non plus ignorer ni ses origines ni ses principes. Il ne s’agit pas de réveiller les querelles qui ont tant divisé les chrétiens et la société pendant les deux derniers siècles et de s’égarer dans des débats bien inutiles. Il s’agit surtout de comprendre ce qu’elle signifie et de saisir l’essentiel au-delà des passions. Dans le cadre de notre étude sur les rapports entre les pouvoirs temporel et spirituel, ou encore entre l’Église et l’État, ce sujet nous paraît inéluctable.

La laïcité au sens gouvernemental

Dès l’article premier de notre constitution, il est dit que la France est « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Le terme de « laïque » vient immédiatement après l’unité de la Nation et son indivisibilité, et avant la nature du régime politique. C’est la seule fois que cet adjectif y est employé. Le terme de « laïcité » est en effet absent du texte. Pourtant, ce mot est omniprésent dans les discours qui évoquent la place de la religion dans l’État et la société.

L’Observatoire de la laïcité a été créé en 2007 pour assister le gouvernement dans son action visant au respect du principe de laïcité. Ses compétences s’étendent aussi à la formation de la laïcité dans le secteur public et à la gestion des faits religieux dans le secteur privé. Cet organisme gouvernemental propose les principes de la laïcité avant de la définir.« La laïcité repose sur trois principes et valeurs : la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions. »[1] Toujours selon ce discours, la laïcité garantit la liberté des expressions des convictions des croyants et des non-croyants, le libre exercice des cultes et la liberté des personnes à l’égard des religions ainsi que l’égalité des citoyens face à l’administration et au service public quelles que soient leurs convictions et leurs croyances. Enfin, elle suppose la séparation de l’État et des organisations religieuses, dont l’Église, et par conséquent de la neutralité de l’État, des administrations, des collectivités territoriales et des services publics en matière de religion. 

La laïcité se repose donc sur 
- la liberté de conscience;
- la liberté de culte ;
- la neutralité de l’Église en matière religieuse ;
- la séparation des Églises et de l’État ;
- l’égalité religieuse

Plus concrètement, cela signifie que l’État ne reconnaît ni ne salarie aucun culte et qu’il n’intervient pas dans le fonctionnement des organisations religieuses. Finalement, qu’est-ce que la laïcité ? « La laïcité n'est pas une opinion parmi d'autres mais la liberté d'en avoir une. Elle n'est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public. »[2]

La définition de la laïcité que nous donne l’État contient quelques difficultés, voire de véritables contradictions. Elle présente d’abord la laïcité comme la liberté d’avoir une opinion. Est-elle donc synonyme de liberté de conscience alors qu’elle repose sur elle comme l’affirme le même texte ? Le fait même d’affirmer qu’une croyance religieuse est une opinion revient à prendre position sur sa véracité et donc à ne pas être réellement neutre en dépit des déclarations. L’État peut-il en effet reconnaître une religion ou une organisation religieuse tout en affirmant garder sa neutralité ? Mais qu’est-ce qu’une religion ou une organisation religieuse ? Le texte ne fournit aucune définition qui nous permet de répondre à cette question. En outre, la laïcité ne se réduit pas à une liberté d’avoir une opinion. Elle va au-delà. Elle porte aussi sur la liberté d’exercice de culte et fonde ses limites. Elle peut donc restreindre les actes extérieurs d’une religion. Mieux encore, la laïcité serait « le principe qui les autorise toutes ». Toute religion sans distinction aurait droit de cité. Il est cependant difficile de croire que la liberté de croire et de pratiquer un culte dépend en fait de la laïcité. N’est-ce pas un droit naturel ? Or le terme d’« autoriser » nous renvoie à celui d’« autorité » et donc à un pouvoir qui l’exerce. Cela revient-il à dire implicitement qu’au nom de la laïcité, en tant que principe, l’État autorise l’ensemble des religions ? Mais peut-il prétendre à un tel droit ? En raison de toutes ces difficultés et contradictions, la définition de laïcité que nous donne l’Observatoire de la laïcité ne nous paraît guère satisfaisante.

Le terme de la laïcité

Le terme de « laïcité » est récent. Cela peut nous surprendre puisqu’il ne cesse d’être évoqué comme un des principes fondamentaux de la république. Mais, il est vrai que parfois les choses se réalisent avant qu’un nom leur soit donné. Il apparaît en effet la première fois dans un compte-rendu de délibération qui a eu lieu au conseil général de la Seine transmis par le journal La Patrie daté du 11 novembre 1871. Il nous rend compte qu’une proposition de supprimer tout enseignement religieux dans les écoles a été repoussée. Deux ans plus tard, en 1873, Larousse introduit le mot dans son encyclopédie. En 1877, c’est au tour de Littré.

Que disent nos dictionnaires actuels ? Selon Larousse, il s’agit d’« un système qui exclut les Églises de l’exercice du pouvoir politique ou administratif, et en particulier de l’enseignement [3]. Pour le centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), elle est le « principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse »[4], l’indépendance des institutions publiques ou privées à l’égard du clergé et des Églises ou bien encore la « neutralité de l’État à l’égard des Églises et de toutes confessions religieuses ».

La laïcité définit donc des rapports entre l’État ou la société et toute religion. Ils se caractérisent par l’exclusion, la séparation ou par la neutralité, et finalement par l’indépendance. Ces termes ne sont guère compatibles. En effet, « la notion de laïcité n’est pas univoque »[5], comme le rappelle le vice-président du Conseil d’État en 2016. Elle porte de nombreuses sens et elle fait l’objet de multiple interprétations. Néanmoins, toutes ces définitions excluent tout rôle et pouvoir aux religions dans l’État et la société mais aussi à l’État à l’égard de toute religion.

Pour approfondir notre sujet, nous allons désormais nous intéresser à son étude étymologique. En ajoutant le suffit « ité » à un adjectif, on forme un nom abstrait exprimant la qualité de l’adjectif[6]. Par exemple, la vérité est ce qui est vrai. Ainsi le terme de « laïcité » devrait exprimer la qualité d’être « laïque ». Toute la difficulté repose donc sur le terme de « laïque ». Il est en effet possible de lui attribuer plusieurs sens.

« Laïcité » et « laïc »

Le premier sens possible nous renvoie au terme de « laïc » ou de l’ancien français « lay », ou encore « lai ». Il provient d’un mot latin « laicus », signifiant « ordinaire », « commun », et d’un mot grec « laikos » signifiant « du peuple ». À l’origine, il est utilisé pour désigner « le peuple de Dieu »[7], ce qui suppose un choix de Dieu. Dans des traductions chrétiennes et grecques de la Sainte Écriture du IIe siècle, il désigne les personnes qui n’exercent pas de fonction sacrée ou encore des biens qui ne sont pas consacrés à Dieu. Au Ier siècle, le pape Saint Clément (35-99) l’emploie à son tour pour désigner celui qui n’est pas prêtre. « Aux grands prêtres des fonctions particulières sont confiées, les prêtres ont leur place, les lévites leur service, les laïcs les obligations des laïcs. »[8]

Aujourd’hui, dans l’Église, le laïc désigne encore celui qui n’appartient pas au clergé, c’est-à-dire celui qui n’est pas ordonné. Selon le droit canon de 1983, « par institution divine, il y a dans l’Église, parmi les fidèles, les ministres sacrés qui en droit sont appelés clercs, et les autres qui sont appelés laïcs. »[9]. Ainsi, un moine peut être laïc. Un frère lai est ainsi un religieux qui n’est pas destiné à recevoir les ordres. Par l’ordination, le clerc n’est plus « ordinaire » ou n’est plus « du peuple » ; il est en effet consacré à Dieu. Le sacrement de l’ordre le retire en quelque sorte du « peuple » pour l’attacher au service divin. Ainsi pour l’Église, le terme de « laïc » est un mot distinctif. Dès qu’une personne devient chrétienne, elle est un laïc. Un clerc est donc un ancien laïc qui, après un choix, prend un nouvel état dans l’Église dès la réception du sacrement de l’ordre.

Finalement, le terme de « laïc » est propre au christianisme et dès son origine, il désigne les personnes qui n’occupent pas une fonction sacrée dans l’Église. Terme distinctif, il indique un des deux états possibles dans l’Église. Le terme est univoque et bien concret.

L’état de « laïc » n’est pas définitif, même s’il est le premier dans l’ordre chronologique. L’état de clerc peut aussi évoluer en celui de laïc, même si cela s’avère nettement plus rare. Un clerc peut en effet redevenir laïc par un indult de laïcisation. Le terme de « laïciser » existe aussi. Il désigne le fait de revenir à l’état laïque.

Au lieu de parler de « laïcisation », terme pourtant plus approprié, on parle souvent de « sécularisation ». Ce dernier vient du mot « séculier », c’est-à-dire celui qui vit dans le siècle ou dans le monde. Il s’oppose à « régulier », c’est-à-dire à celui qui vit conformément à une règle religieuse, émet des veux religieux ou encore vit hors du monde. Le terme de « sécularisation » concerne aussi bien les biens que les personnes. Ainsi, la sécularisation consiste à rendre « séculier » ce qui est « régulier »[10]. L’enseignement est par exemple dit sécularisé pour signifier qu’il ne relève plus de congrégation ou de communauté de réguliers. Dans un sens plus large, par sécularisation, on entend le transfert d’un bien d’Église dans le domaine public ou temporel. Le fait de séculariser une chose revient finalement à soustraire de l’Église un bien qui lui appartenait ou une fonction qu’elle exerçait. Il est dommageable de confondre ces deux termes, « laïcisation » et « sécularisation ». Une telle confusion tend en effet à opposer « laïc » et « religieux », ou encore à faire croire que le laïc n’appartient pas à l’Église.

« Laïcité » et « laïque »

Monument à Jules Ferry
Gustave Michel, jardin des Tuileries, Paris
L’adjectif « laïque » existe depuis le XVIIe siècle. Le dictionnaire de l’Académie française le définit comme équivalent à « séculier ». Mieux encore. Il précise qu’il est opposé à « clerc » et à « régulier ».  Dès cette époque, le terme de « laïque » apparaît comme une marque d’opposition entre les deux états. Mais sa définition a évolué. En 1762, il est défini par « qui n’est ni ecclésiastique, ni religieux », en 1835, « ni ecclésiastique, ni religieux, ni du clergé séculier, ni du clergé régulier ». En 1878, le terme est étendu aux biens. Ces définitions ne prennent pas en compte la distinction sacramentelle. En outre, elles ne définissent pas le laïc comme un chrétien. Avant le XIXe siècle, une telle absence paraît normale dans une société chrétienne. C’est plus difficile à entendre en 1835. Ainsi, les définitions du terme de « laïcité » tendent à nous faire croire que le laïque est finalement un profane.

Au XVIIIe siècle, apparaît le terme de « laïc », celui de « laïque » étant désormais réservé à sa forme adjectivale. Puis plus tard, le substantif « laïque » apparaît de nouveau pour désigner le partisan de la laïcité quand celui de « laïc » ne désigne qu’une personne non-clerc.

Depuis le XIXe siècle, le terme de « laïque » est souvent utilisé. Il exprime clairement le monde profane et de manière plus spécifique des positions anticléricales. L’anticléricalisme désigne une doctrine qui refuse la domination ou à l’influence des clercs dans une société.

Enfin en 1935, l’Académie rajoute une nouvelle définition au mot « laïque » : « il signifie aussi Qui est étranger à toute confession ou doctrine religieuse. Enseignement laïque. École laïque. Par extension, l'État laïque. Les lois laïques. Cérémonie laïque ».

Ainsi, le terme de « laïc » nous renvoie à une distinction d’état dans l’Église, distinction résultant d’un sacrement, celui de l’ordre, alors que celui de « laïque» marque plutôt une opposition à l’encontre des clercs mais aussi des religieux. Ce dernier englobe aussi le terme de « laïc ». Nous pouvons alors comprendre la difficulté que génèrent tant d’imprécision et de confusion. Elles génèrent des malentendus et favorisent les manipulations. La laïcité porte finalement cette ambivalence ainsi que la notion de confrontation au point que selon une historienne, spécialiste du sujet, « la laïcité, quoi qu’on en ait, est obligatoirement anticléricale»[11].

Laïcité, une arme contre l’Église ?

Le terme de « laïcité » révèle une opposition. Pour certains, il est « l’écho des tensions anciennes entre les laïcs et les clercs à l’intérieur du catholicisme. »[12] C’est bien le terme de « laïc » qui est utilisé par l’auteur. C’est usé d’un terme peu approprié, bien étranger finalement à la laïcité. Car en fait, cette tension ne concerne pas le laïc ou le clerc en tant que tel mais les autorités temporelle et religieuse, c’est-à-dire entre le seigneur et l’évêque, le prince et le pape. C’est un long conflit des uns pour réduire les pouvoirs de l’autre. Le terme de « laïcité »nous renvoie donc plutôt sur les luttes d’influence qui ont opposé les pouvoirs temporels et religieux telle que nous avons pu voir dans nos différents articles depuis mars 2018. Ces conflits ne relèvent pas du monde profane puisque les autorités temporelles en lutte contre les autorités ecclésiastiques appartiennent aussi à l’Église. Contrairement au XIXe siècle, l’État est chrétien et fidèle à l’Église. Une telle confusion est assez classique dans les discours et semble ainsi légitimer la laïcité en l’appuyant sur des faits historiques.

Depuis le début de notre étude, nous utilisons le terme « temporel ». Certes, dans certains dictionnaires, il est équivalent à « profane » mais cette équivalence n’est guère satisfaisante et elle entretient les anachronismes, sources de manipulation. Nous dirons plutôt que le terme de « temporel » regroupe tout ce qui ne relève pas du religieux ou du spirituel tout en intéressant la religion, les personnes et les biens. Le profane est tout ce qui étranger à la religion, séparé d’elle.

Dans son Encyclopédie, Diderot définit ainsi l’adjectif « laïque » : « en parlant des choses, se dit des biens ou de la puissance ; ainsi l'on dit biens laïques, pour exprimer des biens qui n'appartiennent pas aux églises. Puissance laïque, par opposition à la puissance spirituelle ou ecclésiastique. » L’exemple est significatif. Il nous renvoie encore aux combats menés par les empereurs et les rois pour réduire l’autorité de l’Église et plus concrètement celle du pape dans leur État. Il nous renvoie à la lutte d’influence qui a opposé l’État et l’Église.

Nous retrouvons encore cette notion de combat dans l’usage politique du terme de « laïque ». Lors d’un discours prononcé à la chambre en 1844, Guizot (1787-1874), ministre sous la monarchie de Juillet, utilise ce terme pour désigner la victoire de l’État sur l’Église. « L’État n’est point athée, mais l’État est laïque et doit rester laïque pour le salut de toutes les libertés que nous avons conquises. »[13] Il évoque les acquis des différentes révolutions, c’est-à-dire l’acquisition de droits au détriment notamment de l’Église. La laïcité est donc associée à la négation de droits que l’Église a possédés ou des fonctions qu’elle a exercées. Cela nous renvoie de nouveau au conflit de pouvoir, qui marque les rapports entre l’Église et l’État, rapport exacerbé au temps de la révolution.

Le poids de l’idéologie

Ce discours d’opposition persiste dans certains articles actuels traitant de la laïcité. Ils reviennent inéluctablement au temps précédent la révolution, c’est-à-dire à l’Ancien Régime. Ils évoquent alors une société dominée ou fortement influencée par l’Église, ou encore l’« emprise que l’Église exerçait sur les esprits et les constitutions »[14] Bernard Henri Lévy est encore plus radical. « Qui dit laïcité dit : émancipation des sujets par rapport aux disciplines et carcans religieux, donc liberté. Qui dit laïcité dit : mise à distance, au sein de l’espace public, de toutes les appartenances spirituelles ou communautaires, donc égalité. Qui dit laïcité dit : construction d’un espace citoyen où hommes et femmes communient quelles que soient leurs croyances et leur foi, donc fraternité. La laïcité […] n’est pas un élément parmi d’autres de la pensée républicaine, c’est sa devise. Ce n’est pas un corollaire de la démocratie […], c’est son principe. »[15] Le discours n’est pas innovant. Ferdinand Buisson (1841-1932) précise dans son dictionnaire que toutes les autorités étaient subordonnées à « une autorité unique, celle de la religion »[16]. Finalement, selon ses différents partisans, la laïcité est considérée comme une garantie de liberté pour l’homme qui, sous emprise de la religion, ne peut ni exercer ses droits ni raisonner.

Nous pouvons aussi trouver des définitions moins antireligieuses où la religion est plutôt présentée comme un prétexte à la domination. « La laïcité consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. »[17] Si le terme de « laïcité » est toujours associé au couple « domination, religion », elle est aussi perçue comme une protection pour la religion.

Laïcité, principe d’unificateur de la nation ?

Nombreux sont aussi les articles qui s’opposent à une notion porteuse du combat contre l’Église. Elle est effectivement un héritage du passé. Elle a focalisé le combat qu’ont mené des courants de pensée contre l’Église et la place du christianisme dans l’État et dans la société. « La laïcité est alors conçu comme une idéologie de combat. »[18] Mais avec la victoire de leurs partisans et le déclin de l’Église après la seconde guerre mondiale, est-il encore pertinent de parler de combat ? Vidée de son idéologie, la notion a donc évolué. Les discours et les écrits insistent alors davantage sur les principes qu’elle renferme, notamment la liberté de conscience, incluant la liberté religieuse, et l’égalité des religieux devant l’État et les lois.

Car l’État est face à d’autres difficultés que génèrent la pluralité des religions et la montée du sentiment religieux. Comment peut-il désormais la traiter dans la sphère publique, dans l’enseignement et dans d’autres services ? Il ne s’agit plus de lutter contre le rôle dominant de l’Église mais de faire cohabiter des citoyens de différentes religions selon les principes qu’a établis l’État. Il doit respecter toutes les croyances en leur laissant le libre exercice de culte tout en demeurant dans une étrange posture de neutralité. Il a donc en charge leur cohabitation en prenant bien en compte leurs spécificités. Il ne s’agit donc plus de combattre les religions mais d’assurer leur coexistence avec les principes de la république tout en étant neutre, indifférent, ou encore étranger. Cela paraît bien difficile tant la conciliation de tels principes paraît irréaliste. Ainsi l’État promeut la laïcité comme principe d’unité sociale et politique pour les Français, croyants ou non croyants, puisque l’Église ne peut plus l’assurer en raison même de la laïcité. La laïcité renferme en elle-même l’origine des maux qu’elle essaye de résoudre !...

Autrefois, la religion fondait l’unité d’une nation, d’un royaume, d’un empire. En lui retirant ce rôle par la sécularisation et la déchristianisation, l’État ne peut garantir son unité qu’en s’appuyant sur les valeurs républicaines ou démocratiques qu’il impose. Mais de telles valeurs deviennent bien faibles et surtout impuissantes face à la pluralité religieuse et à la coexistence de religions diverses et variées. Les principes que l’État défend favorisent même cette pluralité et donc disloquent la société en communautarisme. L’identité nationale s’efface. Cela explique peut-être la volonté de l’État de promouvoir la laïcité comme principe d’unité entre croyants et incroyants. Elle tente de maintenir un équilibre fragile alors qu’elle ne cesse d’être cause de déséquilibre. La définition fournie au début de notre article peut alors se comprendre en un certain sens même si elle est inexacte : « La laïcité n'est pas une opinion parmi d'autres mais la liberté d'en avoir une. Elle n'est pas une conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous réserve du respect de l’ordre public »[19]

Conclusions

À l’origine principe d’exclusion, la laïcité a été l’étendard derrière lequel de nombreux courants de pensées ont marché unis pour mettre fin au rôle de l’Église dans l’État et la société. C’est par les principes qu’elle renferme que l’État l’a vaincue dans le conflit qui l’opposait pour le pouvoir. Elle a bien été forgée pour cela. En dépit de la fin du combat, la laïcité garde encore cette finalité pour certaines idéologies. Pour elles, elle est le principe de refus de toute religion dans la sphère publique.

Mais éloigné des préoccupations du XIXe siècle, notamment en raison de la faiblesse du christianisme dans notre société, d’autres y voient un principe fédérateur des croyants et des incroyants devant le pluralisme religieuse qui défragmente la société. Or les principes qu’elle renferme - liberté de conscience, égalité religieuse et neutralité de l’État – favorisent ce pluralisme religieux et le communautarisme.

Néanmoins, depuis le XIXe siècle et encore aujourd’hui, nous trouvons dans la notion de laïcité une confusion qui la rend bien peu réceptive par certaine religion. Il confond en effet temporel et profane. Il sépare alors dans l’individu ce qui relève de la religion et de l’État pour finalement élever le citoyen au-dessus du croyant. Une telle séparation n’est guère viable, surtout pour les religions, notamment l’islam, qui, au contraire du christianisme, ne distingue pas le temporel et le religieux.

Au XIXe siècle, l’État  a enlevé des droits à l’Église en appelant à de bons principes afin de l’exclure de tout pouvoir et de toute influence au niveau politique et social. Aujourd’hui, il maintient ses principes pour maintenir un équilibre entre toutes les religions afin que l’une d’entre elles ne remette pas en cause son hégémonie. La laïcité désigne ainsi une volonté de dominer le monde religieux afin que l’État domine seul la société.


Notes et références
[1] Observatoire de la laïcité, Qu’est-ce que la laïcité ?, site gouvernemental.fr.
[2] Observatoire de la laïcité, Qu’est-ce que la laïcité ?, site gouvernemental.fr.
[3] Dictionnaire Larousse, article « Laïcité »,  www.larousse.fr, lu le 30/07/2019.
[4] CNRTL, article « Laïcité », www.cnrtl.fr.
[5] Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, intervention le 6 décembre 2016 à la Conférence Olivain, « Laïcité et République ».
[6] Voir De la création actuelle de mots nouveaux dans la langue française, F. Vieweg, Librairie éditeur, 1877.
[7] Voir « Laïc », article de Senez Nicolas, www.la-croix.com. Le terme est plutôt rare. Il ne faut pas le confondre avec le terme de « demos », signifiant peuple au sens politique. Il ne désigne pas comme on l’entend souvent le peuple ou la masse populaire. Ce n’est pas tout le monde.
[8] Saint Clément, Épître aux Corinthiens, XXXIL, 5, Les écrits des pères apostoliques, les éditions du Cerf, 1963.
[9] Droit canon de 1983, canon 207.
[10] Précisons qu’il existe des clercs ou des laïcs réguliers.
[11] Jacqueline Lalouette, La République anticléricale, XIXe-XXe siècles, Seuil, 2002 dans Archives de sciences sociales des religions, Rita Hermon-Belot, 128, octobre - décembre 2004, document 128.27, mis en ligne le 16 novembre 2005, consulté le 03 mai 2019, http://journals.openedition.org.
[12] Solange Lefebvre, Origines et actualité de la laïcité, lecture socio-théologique, volume 6, numéro 1, mars 1998, www.erudit.org.
[13] Guizot, Le Moniteur universel, 1er supplément, 26 avril 1844.
[14] Claudine Bassou Chpak, La laïcité est-elle un garant du fait démocratique ? Dans une situation didactique, la conscience de laïcité modifie-t-elle le processus d’apprentissage ?
[15] Bernard Henri Lévy, Le Point, 29 janvier 2004 dans Quelques définitions autour de laïcité, André Marescaux, ERES, VST - Vie sociale et traitements, 2008/4, n°100, www.cairn.info.
[16] Ferdinand Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, article « laïcité », Hachette, 1911.
[17] Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la Laïcité ?, Folio actuel, n°104, Gallimard, 2003.
[18] Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, intervention le 6 décembre 2016 à la Conférence Olivain, « Laïcité et République ».
[19] Observatoire de la laïcité, Qu’est-ce que la laïcité ?, site gouvernemental.fr.

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