L’Église est-elle au service
de l’État ou au contraire, l’État est-il subordonné à l’Église ? Telle est la question que pose le « gallicanisme ». Ce problème n’est
pas nouveau. Nous l’avons déjà rencontré lors des querelles qui ont opposé les empereurs
et les papes[1].
Désormais, il touche le royaume de France au fur et à mesure de
l’affermissement de l’autorité royale. Il reflète la confrontation qui peut
exister entre les exigences chrétiennes et les nécessités politiques, entre la puissance que
l’Église représente sous l’ancien régime et la puissance que détient désormais
le roi de France. Qui doit en fait prédominer lorsque ces deux puissances sont
en opposition ?
Pluriel et évolutif, le
« gallicanisme » est
l’objet de notre étude depuis quelques mois. Notre premier article sur le sujet[2]
nous paraît désormais loin et nous avons certainement progressé dans notre
connaissance sur ce mouvement. Il est temps d’en faire une synthèse et d’en
apercevoir ses conséquences…
De la protection d’anciennes
coutumes à l’affirmation de l’autorité royale au sein de l’Église
Propre et restreint au
royaume de France, le « gallicanisme »
s’est d’abord centré sur la protection des « libertés gallicanes » considérées comme des privilèges et des
immunités du clergé contre toute intervention abusive de la papauté. Le point
central demeure alors le conciliarisme qui s’illustre en particulier dans la Pragmatique
Sanction de Bourges[3].
Le « gallicanisme » subordonne
l’autorité du pape à celle des conciles et demande la protection du roi pour
défendre les « libertés gallicanes ».
Puis, au cours des
événements tragiques du XVIe siècle, le « gallicanisme » cherche à affermir la souveraineté royale dans l’État
et dans l’Église gallicane. Il anime tous ceux qui veulent bâtir un État fort après
les déchirements la guerre civile. Les « libertés
gallicanes », telles qu’elles sont décrites dans l’œuvre de référence
de Pierre Pithou[4],
sont désormais évoquées par les juristes et les « gens du roi » pour accroître les pouvoirs de l’État et l’affermir
contre toute puissance et influence étrangère, c’est-à-dire contre la papauté.
Après le Concordat de Boulogne[5]
de 1516, le roi finit par être le véritable maître de l’Église gallicane. Notons
que les « libertés gallicanes »
ne sont désormais plus considérées comme des privilèges mais de véritables
droits.
Le « gallicanisme » n’est pas simplement
une opposition ecclésiastique ou une posture politique, il est aussi doctrinal
dans le richerisme[6],
étrange doctrine que celle-là, qui, tout en justifiant le rôle du roi dans
l’Église gallicane, développe une nouvelle conception de l’Église. Elle remet
en question la hiérarchie ecclésiastique ainsi que le mode de gouvernement.
Dans sa doctrine, le pape ne joue plus qu’un rôle honorifique, voire
ministériel. L’Église n’est plus qu’une association d’Églises particulières,
dont l’évêque détient le pouvoir en association avec les prêtres dans une sorte
de démocratie. Les commentaires parlent aussi de monarchie tempérée.
Le « gallicanisme » évolue donc au gré
des époques et des intérêts des souverains temporels. Les « libertés gallicanes » du XIVe siècle ne sont plus
celles du XVIe siècle. Pourtant, en dépit de cette diversité et des multiples
formes qu’il peut prendre, il reste inchangé sur un point : l’opposition,
voire l’hostilité, à l’égard de l’autorité du pape au sein du royaume de
France. Il veut réduire son pouvoir dans l’Église gallicane soit au profit des
évêques (« gallicanisme
ecclésiastique ») ou des prêtres (« richerisme »), soit au profit de l’État (« gallicanisme parlementaire ») et
plus précisément du roi (« gallicanisme
royal »). Si les gallicans subordonne l’autorité du pape à celle du
concile dans un conciliarisme de type radical, ils finissent, probablement sous
l’influence des rois, par ne plus remettre en cause la primauté pontificale
dans le domaine spirituel même si Louis XIV fait encore brandir la menace d’un appel
à un concile face à la résistance d’Innocent XII. Tous refusent l’ingérence du
pape en matière temporelle.
Tous font la distinction
entre le spirituel et le temporel. Mais cette distinction induit-elle une séparation ?
Peuvent-ils évoluer comme des étrangers l’un à l’égard de l’autre ? Et dans des
domaines où ils sont mêlés, et ces domaines existent nécessairement, quelle est
l’autorité capable d’arbitrer, c’est-à-dire de distinguer ce qui appartient à l’une
des puissances ? Or, « il n’est pas
souvent si aisé de distinguer dans les matières mixtes ce qui appartient à
chacun des juges séculier et ecclésiastique »[7],
dans ces matières qui appartiennent tout à la fois à la juridiction temporelle
et à la juridiction spirituelle. Pourtant, les magistrats sont unanimes.
« Dans toutes les matières
prétendues mixtes, c’est au Souverain à décider seul et sans partage. »[8]
En clair, c’est à la puissance royale d’arbitrer…
En outre, au fur et à mesure
du développement du « gallicanisme
parlementaire » ou « royal »,
les prérogatives du roi ne cessent de croître, y compris au sein de l’Église
gallicane. Il peut ainsi intervenir dans les questions de discipline
ecclésiastique. Devant les prétentions des juristes et des « gens du roi » laïcs, les évêques finissent
par s’étonner et s’effrayer. Ils découvrent ainsi les limites et les dangers de
l’esprit gallican. Après de multiple et vaines demandes, las devant
l’opposition des parlementaires, le clergé accepte les décrets du concile de
Trente[9]
sans attendre sa réception officielle par l’autorité royale, qui, par ailleurs,
ne les a jamais reçus. Il montre ainsi leur autonomie à l’égard du pouvoir
temporel. Pourtant, quelques années plus tard, l’ensemble du clergé cautionnera
la politique royale de Louis XIV en approuvant la Déclaration de l’Église gallicane
en
huit articles[10]
de 1682.
Finalement, le « gallicanisme » est un état d’esprit
qui tente de préserver les particularismes du royaume de France et une certaine
autonomie en matière religieuse à l’égard de Rome. Il marque la volonté d’une
certaine indépendance à l’égard de la papauté. Il tente de fonder une Église
nationale que soutient et protège le roi, tout en demeurant néanmoins fidèle à
l’Église.
Cependant, face à la
monarchie absolue, une monarchie dit de droit divin, l’Église gallicane seule
ne fait guère le poids. Car en revendiquant une origine divine à l’égal de
l’Église, la puissance royale se déclare rivale de la puissance spirituelle
tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’État. Il n’est alors par surprenant de
voir l’Église gallicane intégrer l’État au début du XVIIIe siècle. Nous
revenons ainsi à la situation dans laquelle l’Église se trouvait au Xe siècle
avant la réforme grégorienne. Tels sont en fait les vœux des gallicans
parlementaires. L’histoire nous montre de nouveau ce qu’il arrive quand un
clergé veut s’éloigner de Rome. Il finit
par perdre sa liberté …
L’idéal de l’Église au temps
ancien
Nous retrouvons ce désir de
retour en arrière dans les instructions que le marquis de Puyzieulx, ministre
des affaires étrangères de Louis XV, adressent au duc de Nivernais, allant à
Rome en qualité d’ambassadeur extraordinaire : « L’influence prédominante que la Cour de Rome a eue pendant plusieurs
siècles dans les affaires générales de l’Europe faisait autrefois de cette
capitale du monde chrétien le centre des principales négociations […] Les
Papes, abusant de la déférence que l’esprit de religion inspirait aux princes
séculiers pour toutes les volontés de la Cour de Rome, formèrent avec succès
des prétentions injustes et entreprirent souvent de soumettre à leur tiare la
couronne même des rois. On sentit enfin les inconvénients et les abus de cette
juridiction pontificale qui ne peut avoir aucun droit sur une autorité que les
souverains ne tiennent que de Dieu seul et de la forme du gouvernement de
chaque nation, indépendamment du pouvoir ecclésiastique et avant même que
l’Église fut fondée. On a donc travaillé comme de concert depuis environ trois
cents ans dans presque tous les États de l’Europe à renfermer la puissance
romaine dans ses justes bornes, et on y a si parfaitement réussi qu’il ne reste
presque plus au pape, même dans les pays catholiques, qu’un grand nom et la
faculté de distribuer des indulgences et de dispenser des règles de droit
établies par les canons et la discipline de l’Église. »[11]
Si le ministre dénonce
l’usurpation des papes, il rappelle aussi à son ambassadeur que « les Rois, prédécesseur de Sa Majesté, ont
toujours conservé la plus grande vénération et le plus inviolable attachement
pour le Saint-Siège et pour le vicaire de Jésus-Christ, et ils ont mérité, au
titre le plus juste et le mieux acquis, la qualité de Fils ainé de
l’Église. » Et là réside tout le paradoxe de la position des rois de
France.
Faut-il alors voir le
« gallicanisme » comme une
tentative de mainmise sur l’Église de France ? Ou simplement la marque
d’un esprit antiromain de plus en plus hostile et vigoureux ? Il est certain
que certains gallicans se montrent particulièrement fougueux contre la papauté,
voire manifeste une certaine haine à l’égard des papes. En dépit, des actes de
respect et de dévotion que le royaume prête au pape dans le « gallicanisme », pouvons-nous alors pressentir
dans le « gallicanisme » l’anticléricalisme
de la fin du XVIIIe siècle ?
La question de la raison
d’État
Les dangers et les
contradictions du « gallicanisme »
apparaissent en fait clairement dans une des affaires qui secouent le XVIIe
siècle. Ils sont en effet évidents quand nous songeons à l’attitude du royaume
de France dans les relations internationales. Sa politique étrangère est
éclatante et diffère de sa politique intérieure à l’égard de Rome et de
l’Église. Pendant que l’autorité royale défend l’Église gallicane contre les
prétentions pontificales et affermit sa souveraineté dans l’Église gallicane, elle s’allie avec des États protestants pour combattre le roi d’Espagne, dit le
roi « Très catholique »,
dans la guerre de Trente ans (1618-1648).
Cette alliance contre nature
est choquante. Le cardinal Richelieu en est conscient puisqu’il demande à Besian
Arroy de la justifier. Tel est en effet le sujet du traité intitulé Questions
décidées, sur la Justice des Armes, des Rois de France, sur les Alliances avec
les hérétiques ou les infidèles et sur la conduite de la conscience des gens de
guerre. Dans ce livre, publié
en 1634, l’auteur loue l’essence divine de la monarchie française, et considérant
le roi comme étant seul prince de droit divin, il le proclame prince du monde. Fort
de cette incontestable supériorité, le roi de France, toujours considéré comme
le successeur de Charlemagne, peut prétendre à son empire, et les guerres qu’il
mène sont des guerres justes.
Mais au lieu d’apaiser le
trouble que suscite une telle alliance, le traité ne fait que l’exciter. Un
évêque en est particulièrement indigné. Il s’agit de Cornélius Jansen
(1585-1638), évêque d’Ypres, plus connu sous le nom de Jansénius. Docteur de
théologie en 1617, il devient régent de la faculté de Louvain en 1628.
Dans un ouvrage connu sous
le nom de Mars Gallicus[12],
publié en 1634, il récuse toutes les thèses de Besian Arroy. « Se liguer avec les infidèles et leur fournir
argent, hommes et armes contre les princes catholiques, c’est proprement mettre les armes à la main des ennemis de
notre foi pour la détruire. C’est coopérer à leur impiété ; c’est
approuver leurs sacrilèges […] Que
s’il est vrai que l’impie n’aurait ni pouvoir ni l’assurance d’entreprendre
semblable chose, sans aide ou promesse d’assistance, j’ose dire que le complice
est également ou plus grièvement coupable que l’auteur. »[13]
Jansénius et le Mars Gallicus
Jansénius s’insurge aussi
contre les prétendus privilèges de la monarchie française qui n’ont pour but
que de cautionner une action illégitime. Les grâces divines qu’il peut avoir ne
peuvent cautionner des actions contraires à l’Église. « Ce sont pures fables, qui ne servent qu’à
cajoler le peuple, et à vous donner champ ouvert, pour discourir à votre mode,
faisant passer des absurdités intolérables pour des vérités très importantes. »[14]
Le ton est, comme nous le voyons, virulent et passionné. Il montre également
que le roi d’Espagne dispose autant de grâces que celui du royaume de France et
que ces « beaux faits »
sont bien plus comparables que ceux des rois de France. Il n’hésite pas non
plus à rappeler les crimes de certains rois de France, notamment ceux de
Philippe le Bel[15].
Jansénius est aussi menaçant. Les huguenots français pourraient bien eux-aussi
faire appel à des souverains étrangers.
Certes, Jansénius est un
catholique des Pays-Bas qui relèvent du royaume d’Espagne. Il a mal vécu la
sécession des provinces protestantes du Nord. Nous pourrions alors croire à un
évident manque d’impartialité. Selon les commentateurs, son pamphlet n’a pas
pour but essentiel de défendre les intérêts du royaume d’Espagne mais de
condamner une alliance contraire, dans son principe, à la politique générale de
la réforme catholique, dont il est un fervent défenseur.
Le Mars Gallicus est un
véritable succès dans toute l’Europe. Jansénius use de toute son érudition pour
argumenter. Il s’appuie sur la Sainte Écriture, les Pères de l’Église et les
philosophes antiques sans oublier sur l’histoire.
La foi, fondement de
l’action politique
Jansénius en vient alors à
remettre en cause l’autorité du roi de France et des raisons qui ont conduit le
cardinal Richelieu à traiter une telle alliance. Il a bien cerné les enjeux
qu’elle soulève et l’erreur qui en est la cause. Sa pensée est d’une grande
clarté : l’État n’a pour fin que le salut de l’homme dont il est le garant
sans être le maître. Il ne peut donc agir contre la foi catholique. Il
s’attaque ainsi à la pensée dominante de l’époque, pensée que défend les
gallicans et qui conduit progressivement l’État à agir hors de toute
préoccupation spirituelle. « Secourir
les ennemis de la foi, ou de conseil, ou de forces, quelque raison d’État qui
nous y semble obliger, c’est absolument détruire la religion par la main
d’autrui qu’on sait avoir juré sa ruine. »[16]
Fidèle à Saint Augustin et à
son œuvre intitulé La Cité de Dieu[17],
Jansénius défend la subordination des puissances politiques à la puissance
spirituelle. Mais ne nous trompons pas. Il n’évoque pas le pape mais plutôt
Dieu. En un mot, un État ne peut mener une politique contraire à la volonté
divine et susceptible de porter atteinte à l’intégrité de la foi. Il ne peut donc
exister de raisons d’État justifiant une action contraire aux lois divines.
D’une manière moderne, nous dirions qu’il ne peut suivre une politique laïque.
Ainsi s’oppose-t-il naturellement à toute alliance entre des princes chrétiens
et de confessions protestantes pour combattre un royaume chrétien.
Les « politiques », tel est le titre en
usage pour désigner les défenseurs de la raison d’État, prétendent que l’État est garant de l’unité des
hommes qu’il doit diriger. Jansénius récuse leur prétention. Il fonde en effet l’union
des hommes sur la foi catholique. Elle-seule est capable de les unir. Car
elle-seule est universelle. Certes, il ne conteste pas que le pouvoir du prince
vienne de Dieu mais ce pouvoir que Dieu lui a conféré a pour but de garantir
l’ordre terrestre afin de préparer les hommes à recevoir la foi. La fin de
l’État demeure donc le salut des âmes. Ainsi, le seul et véritable fondement de
l’État demeure la foi. « Mais
croiront-ils qu’un état séculier et périssable le doive emporter sur la
Religion et sur l’Église ? Je sais bien que la Politique de ce temps tire, et
fonde toutes ces maximes sur cette croyance, au moins en quelques Provinces ;
mais je n’ignore pas aussi que, si elle passe pour certaine dans l’esprit des
amateurs du siècle et de la fortune, ceux qui n’aiment que la vérité l’abhorre,
comme la peste du Christianisme »[18]
Le roi, vicaire du Christ
Jansénius place les rois
sous l’autorité directe de Notre Seigneur Jésus-Christ, « le
Seigneur des rois » [19].
Son rôle de vicaire du Christ impose des obligations et des devoirs, dont ceux
de conserver la foi. Il doit donc agir en chrétien afin de préserver la foi,
seule véritable principe de l’unité des hommes. Le prince chrétien est
responsable devant Dieu du peuple qu’il dirige.
L’Église est bien au-dessus
de la République. « Parmi les
païens, qui n’ont jamais ouï parler du Royaume spirituel, que Dieu a établi
parmi les hommes, la première et la plus importante loi de leurs Républiques,
c’est le salut et la paix de l’État. Mais parmi les Chrétiens, qui savent ce
que c’est du Royaume de la terre et celui du Ciel, c’est-à-dire de la
République et de l’Église, il faut régler le temporel selon les lois de
l’éternel, auquel il est référé naturellement, et ménager la paix de la
République, avec autant de prudence, et de retenue, que l’Église n’en soit
aucunement troublée, voire même que ses intérêts, et son repos aille toujours au-dessus
de tous ses desseins, et de toutes les pensées des hommes. »[20]
Il y a finalement véritablement péché lorsque pour préserver l’État, on menace
l’Église. C’est la conséquence de l’œuvre de la Rédemption. Il n’est plus
possible d’agir comme si rien ne s’était produit.
Ainsi dans son ouvrage, Jansénius
réaffirme avec vigueur la souveraineté de Dieu dans l’État et dans l’action
qu’il mène. Il s’attaque alors aux « politiques »
qui « font servir la religion à
l’État, l’âme au corps, et l’éternité au temps. » [21]
Mais, comme il le souligne, le devoir du prince à l’égard de Dieu est aussi valable
pour tous. Il n’est pas l’apanage du roi de France. Lorsqu’un prince agit à
l’encontre de la foi catholique, son action devient injuste. Ainsi
s’oppose-t-il à toute idée de prééminence du roi de France.
La réponse des « politiques »
Les « politiques » ne peuvent pas ne pas
répondre. Certains, comme Fancan, le chanoine de Saint-Germain, oppose les bons
Français et les autres, « mauvais
sujets rebelles ». La religion n’est même plus au centre de leurs
préoccupations. D’autres reviennent sur le sujet. Léonard de Marandé est l’un
d’entre eux. Lecteur de Montaigne, humaniste, « conseiller et aumônier du roi », titre purement honorifique,
il est connu comme un écrivain vulgarisateur de la théologie et de la
scolastique. Il cherche aussi à rendre accessible la théologie de Saint Thomas.
Il est enfin connu en tant qu’adversaire du jansénisme. Brillant polémiste, il
s’attaque à Antoine Arnauld. Son livre intitulé Inconvénients d’État procédant du
jansénisme, publié en 1654, est l’une de ses critiques.
Dans ce dernier ouvrage, Marandé
réfute Mars Gallicus. Certes, son livre attaque le jansénisme[22]
et par conséquent Jansénius, le comparant avec le plus célèbre de ses ouvrages,
Augustinus.
Il en dénonce les contradictions. En effet, les idées qu’il développe dans Mars
Gallicus sont fortes éloignées du jansénisme. Comme les autres
critiques, Marandé accuse aussi Jansénius d’être à la solde de la Maison
d’Autriche. « Son but principal est
d’élever la Maison d’Espagne sur les ruines de la haute réputation et de
l’auguste renommée que nos Monarques ont acquise depuis douze siècles par tant
de travaux et de fidélité, qu’ils ont rendues à la gloire de Dieu, au service
de l’Église et à la grandeur du Saint Siège. »[23]
L’État, une fin en soi
Dans son ouvrage, Marandé
exprime une certaine conception de la politique où le bien de l’État subordonne
toute chose. Il considère en effet les intérêts de la nation comme une fin en
soi. Néanmoins, il défend l’idée selon laquelle la religion est principe
d’unité nationale mais totalement associée aux mécanismes de l’État Elle en devient un instrument aux mains du gouvernement. Sans unité
religieuse, l’État ne peut demeurer. Ainsi, il rejette toute nouvelle religion
et toute tolérance religieuse. « La
religion et l’État dans un empire chrétien, sont unis et liés d’une étreinte si
ferme, qu’il est impossible que quelque nouveauté donne atteinte à la Religion,
et divise le cœur de ses sujets, par des sentiments différents ; qu’elle
ne blesse en même temps le corps de l’État, et n’en partage l’unité ;
parce que les sujets de l’Église, sont les sujets de l’État. C’est la
raison pour laquelle toute secte en matière de Religion, est toujours une secte
d’État. »[24]
La présence de différentes « sectes » ne peuvent que remettre en question
l’autorité du prince et entraîner irrémédiablement la chute de l’État. Une foi,
une religion, une loi…
En fait, si le roi est
d’origine divine, cela ne signifie pas qu’il doit se soumettre à la puissance
spirituelle mais qu’il en est l’incarnation. Ainsi, lorsque le roi s’allie avec
des protestants, cela ne peut soulever de l’indignation puisqu’il est voulu par
le représentant de Dieu sur terre. Toute critique à l’égard du roi porte
atteinte à la grandeur de Dieu. C’est donc un blasphème ! En fait, il n’y
a plus de distinction entre puissance temporelle et puissance religieuse.
Marandé voit alors dans
l’obéissance à l’égard du roi deux vertus : le respect à l’égard d’une
autorité et un attachement à la religion catholique. Ces valeurs doivent
correspondre à la conservation et au bien de l’État. Sans elles, l’ordre
naturel des choses est renversé. C’est la guerre civile. Or Dieu demande la
paix. Celle-ci ne se réalise donc que dans l’unité de la nation. La guerre
survient car l’amour de soi l’emporte sur l’amour de la patrie et de Dieu. Or
cet amour se manifeste à l’égard du roi. Refuser son autorité, c’est en fait rejeter ces deux amours
puisque, pour Marandé, le roi incarne la nation tout en étant le représentant
de Dieu sur terre.
Conclusions
Mars Gallicus
nous amène à un vieux débat, pourtant encore prégnant de nos jours. Il est en
fait l’une des questions que soulèvent les rapports entre les puissances
temporelle et religieuses.
Pour Jansénius, la puissance temporelle est
subordonnée à la puissance religieuse. Par conséquent, l’action politique est
soumise aux exigences des intérêts religieux. Les exigences de la foi
l’emportent donc sur les intérêts de l’État. Aucune raison politique ne peut
donc enfreindre les lois divines qu’enseigne l’Église. Aucune raison ne peut
justifier l’alliance que le roi a conclue avec les protestants contre le
royaume d’Espagne. En un mot, le pouvoir politique est contraint à une
puissance plus haute, qu’est celle de l’Église.
Pour Marandé, il n’y a plus
de distinction entre ces deux puissances puisque le roi est en quelques sortes
leur incarnation. La question ne se pose donc plus. Sa raison est comme celle
de Dieu et celle de l’État. Il n’existe par conséquent aucune puissance
terrestre qui lui est supérieure. L’État n’est pas séparé de l’Église, ou
au-dessus de l’Église. L’Église est en fait insérée dans l’État, plus
intimement encore ce qu’elle l’était dans le Saint Empire Germanique.
Mais, que deviendra-t-elle lorsque cet État s’effondrera ? Car toute
chose ici-bas ne peut durer, contrairement à l’Église…
Notes et références
[2] Voir Émeraude,
mars 2019, article « Le
gallicanisme, une spécificité du royaume de France ».
[3] Voir Émeraude,
mars 2019, article « La Pragmatique
Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la
souveraineté du roi dans l'Église ».
[4] Voir Émeraude,
mars 2019, article « Les libertés
gallicanes au XVIe siècle - Pierre Pithou ».
[5] Voir Émeraude,
mars 2019, article « La Pragmatique
Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la
souveraineté du roi dans l'Église ».
[6] Voir Émeraude,
avril 2019, article « Le richerisme,
une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[7] Durand de Maillane,
article « compétence », Dictionnaire
du droit canonique et de pratique bénéficiale, Paris, Bauche, 1761, 2, vol.
II dans Gallicanisme et sécularisation au siècle des Lumières,
Catherine Maire.
[8] Louis René de
Caradeux de La Chalotais, Second compte-rendu sur l’appel comme d’abus
des constitutions des jésuites, Paris, 1762 dans Gallicanisme et sécularisation
au siècle des Lumières, Catherine Maire.
[9] Voir Émeraude,
mai 2019, « La réception du concile
de Trente dans le royaume de France, un conflit révélateur ».
[10] Voir Émeraude,
mai 2019, « XVIIe-XVIIIe siècle :
l'Église face à la volonté hégémonique de la puissance temporelle ».
[11] Marquis de Puyzieulx
au duc de Nivernais, Recueil des instructions données aux
ambassadeurs et ministres de France, Gabriel Hanoteaux, chap. XX, Rome,
1918.
[12] L’ouvrage est
intitulé Le Mars français ou la guerre de France, en laquelle sont examinées les
raisons de la justice prétendue des armes et des alliances du roi de France.
Nos citations proviennent de la troisième édition traduite par Charles Hersent.
Jansénius a écrit sous le pseudonyme « Alexandre Patricius
Arcamanus ».
[13] Jansénius, Mars
Gallicus.
[14] Jansénius, Mars
Gallicus.
[15] Voir Émeraude,
juillet 2018, article « Boniface
VIII et Philippe le Bel, des démêlés révélateurs ».
[16] Jansénius, Mars
Gallicus, livre II, IX, p. 243.
[17] Voir Émeraude,
avril 2018, article « La Cité de Dieu et
la cité terrestre ».
[18] Jansénius, Mars
Gallicus, livre II, X, p.293.
[19] Jansénius, Mars
Gallicus, livre II, XVIII, p.299.
[20] Jansénius, Mars
Gallicus, livre II, XVIII, p. 304.
[21] Jansénius, Mars
Gallicus, livre II, X, p. 244.
[22] Doctrines et
mouvements que nous étudierons prochainement.
[23] Léonard de Marandé, Inconvénients
d’État procédant du jansénisme avec réfutation du Mars français de Monsieur
Jansénius, article VIII, section III, Cramoisy, 1654.
[24] Marandé, Inconvénients
d’État procédant du jansénisme avec réfutation du Mars français de Monsieur
Jansénius, dans Léonard de Marandé, polémiste antijanséniste,
Keisuke Misono, Courrier du centre international Blaise Pascal, 2004.
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