" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 4 mai 2019

La réception du concile de Trente dans le royaume de France, un conflit révélateur


À la fin du XVe siècle et début du XVIIe siècle, la papauté est l’objet d’une forte opposition de la part des différentes formes de gallicanismes. Le gallicanisme parlementaire qu’incarne Pierre Pithou[1] tend de limiter ses pouvoirs dans le but d’affermir la souveraineté du roi, qui, depuis le concordat de Bologne (1516), est le maître véritable de l’Église de France. Le richerisme[2] va plus loin encore. Il s’attaque directement à la conception même de l’Église et justifie, par sa doctrine, le rôle que doit jouer le roi au sein de cette Église. Le premier a fourni aux gallicans un texte « juridique », clair et concis, qui définit ce que sont les libertés gallicanes telles qu’elles sont entendues à son époque. Le richerisme leur apporte aussi une doctrine solide, mais celle-ci demeure hétérodoxe et risque de les détacher de la communion avec l’Église. Ainsi, le gallicanisme du XVIe siècle tente de résoudre les relations entre l’Église et l’État en donnant la primauté au roi et en établissant une église particulière au sein de l’Église, une église dans laquelle le souverain demeure le maître. Cette situation peut-elle entraîner une rupture avec Rome comme cela fut le cas entre le pape et les empereurs germaniques ? Les gallicans protestent pourtant leur fidélité à l’égard du pape. Ils refusent tout schisme. Ils en appellent en fait à un besoin de réformes de l’Église.

Pour justifier en effet leur attitude hostile à Rome, les gallicans mettent en avant le besoin de réforme de l’Église. Ils défendent en effet les « libertés gallicanes » pour restaurer l’Église telle qu’elle était avant les abus. Leurs discours vantent en effet l’Église primitive. Il voit dans l’Église gallicane et ses coutumes antiques la pureté même des origines. Ils dénoncent alors les interventions des papes et de la curie romaine comme responsable des abus qu’ils constatent et contre lesquelles ils combattent en voulant défendre les « libertés gallicanes ». Pour réformer l’Église, ils en appellent alors au roi.

Mais au XVIe siècle, depuis le concile de Trente, l’Église se réforme et s’attaque aux différents abus. Elle met en place de véritables mesures de réforme que des papes mettent résolument en œuvre. Les gallicans sont alors devant la redoutable alternative d’une adhésion ou du refus.

Le refus de publier les décrets conciliaires en dépit des efforts du clergé

Le 4 décembre 1563, le concile de Trente s’achève enfin. Il est parvenu à définir des mesures réformatrices et a rédigé des décrets qui doivent avoir force de loi dans toute l’Église. Mais faut-il encore que ces décrets soient reçus dans les différents pays, c’est-à-dire qu’ils soient acceptés par les différents États pour qu’ils deviennent forces de loi. Or leur réception dans le royaume de France fait l’objet d’une forte résistance. Le parlement de Paris s’oppose fortement à son enregistrement. Pour justifier sa résistance, les parlementaires ainsi que le roi en appellent aux « libertés gallicanes ».

Pourtant, le clergé demande à maintes reprises la publication des décrets du concile de Trente, notamment lors des États généraux réunis à Blois en 1576 puis en 1579, dans une assemblée de Melun. Or les parlementaires et les gens du roi refusent de l’entendre. Les négociations durent et s’enlisent.

Lors de la guerre de religion, la Ligue demande à son tour la publication des décrets du concile de Trente. De nouveau, les négociations échouent. Enfin, après l’assassinat des deux Guises et devant le risque d’excommunication, Henri III finit par l’accepter. « Voulant, écrivait le roi à ses évêques, faire ce qui appartient à un roi Très Chrétien, pour maintenir notre royaume en l'union de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, à la décharge de notre conscience et sur l'assurance que nous avons que l'intention de sa Sainteté est de conserver les droits à nous et à notre royaume appartenant, à ces causes nous mandons et très expressément ordonnons par ces présentes que celui saint concile vous ayez à recevoir et publier, garder et faire garder, observer et entretenir sous sa forme et teneur, chacun de vous pour son regard et endroit, ni sans y contrevenir en aucune manière. Car tel est notre plaisir. »[3] Mais que vaut la déclaration d’un roi dont l’autorité est devenue faible dans un royaume si déchiré ? Sans la sanction du parlement de Paris, dont l’autorité se révèle importante, elle signifie peu de choses en pratique. Le pape en est bien conscient.

Le roi Henri IV semble avoir les mêmes intentions. « Mon bon plaisir, dit-il, est que la Cour se contente d'approuver et d'enregistrer purement et simplement ; avec les réserves qu'elle y trouvera, le décret de publication, sans entrer en dispute sur le fond même du concile ». Par ailleurs, sa conversion a imposé des engagements, notamment la promesse de faire publier les décrets et d’en appliquer les mesures « excepté aux choses qui ne se pourront exécuter sans troubler la tranquillité du royaume et s’il s’en trouve de telles »[4]. Mais en 1600, devant le refus intransigeant du président du parlement, il finit par reculer. Son premier président, Achille de Harlay, s’y oppose, prétextant que certains décrets du concile sont contraires aux libertés de l’Église gallicane, au pouvoir suprême du roi de France, aux anciens usages du royaume et à sa propre autorité. L’avocat du roi, Jacques Faye d’Espesse est lui-aussi résolument hostile « aux continuelles usurpations du pape »[5].

L’acte audacieux du clergé de France

Aux États généraux de réunis en 1604, la demande du clergé est encore repoussée. La publication de l’ouvrage d’Edmond Richer et son influence aux Tiers-États, l’opposition tenace du Parlement et le besoin de réformes au sein de l’Église conduisent alors le clergé à un acte audacieux. En effet, pourquoi doit-il attendre l’autorisation de magistrats laïcs pour publier les décrets conciliaires ? Mieux encore. Pourquoi attendre de l’autorité royale leur proclamation ? Finalement, le 7 juillet 1615, l’assemblée du clergé au complet souscrit solennellement un acte par lequel elle déclare recevoir le concile, et promet de l’observer selon leurs capacités. Elle demande aux métropolitains de convoquer des conciles provinciaux pour recevoir à leur tour les décrets conciliaires et les faire appliquer. Le parlement condamne l’acte mais le roi intervient pour suspendre toute exécution de la sentence.

Ainsi, officiellement, les décrets du concile de Trente ne seront jamais acceptés dans le royaume de France. Comment pouvons-nous expliquer ce refus ?

Rappelons que la partie dogmatique du concile de Trente ne pose guère de problème. Seule la partie disciplinaire soulève une vive opposition au nom des libertés gallicanes. Soulignons enfin que des évêques n’ont pas attendu la décision de l’assemblée du clergé pour mettre en place les mesures réformatrices. Pourtant, interrogée par les États généraux réuni à Blois en novembre 1588, la Sorbonne nous apprend que le concile de Trente doit être accepté sans réserve sous peine d’excommunication. Toute addition ou correction est défendue selon la bulle de publication de Pie IV.

Les Ordonnances de Blois, révélateur d’un état d’esprit

Les Ordonnances de Blois de 1579 peuvent nous aider à mieux comprendre l’opposition française. Elles font suite aux plaintes et doléances des États Généraux convoqués en 1576 dans la ville de Blois. Elles se composent de trois cent soixante-trois articles. Elles traitent de l’état ecclésiastique, des universités et de l’instruction publique, de l’administration de la justice, des offices, de la noblesse, etc. 

La discipline ecclésiastique comprend soixante-six articles. Ils concernant la célébration des mariages, la provision des bénéfices, la répression de la simonie, la résidence des clercs, l’institution des séminaires, l’éducation de la jeunesse, les visites épiscopales, la bonne tenue des couvents. Ils traitent aussi de la répression contre les délinquants de toute sorte. Ils définissent des dispositions pour assurer au culte la bonne décence et à toutes les églises les ornements et ustensiles exigées par la liturgie. Enfin, ils donnent des garanties aux clercs contre les exactions et les sévices des agents séculiers.

Certains commentateurs voient dans ses Ordonnances une application des décrets du concile de Trente. Tel est aussi l’avis de Pierre Pithou. Il est vrai qu’ils sont très proches. Toutefois, elles apportent des corrections pour les rendre compatibles avec les usages du royaume. Certains articles diffèrent et corrigent les mesures définies par le concile.

Pourtant, les Ordonnances ne sont guère appréciées par Rome, non pas en raison du contenu mais par le fait que le roi s’autorise à légiférer sur des questions touchant au domaine spirituel et que Rome estime relever de sa seule compétence.

Il est vrai que certaines mesures des Ordonnances corrigent ou contredisent certains articles des décrets conciliaires. Par exemple, elles portent le nombre de témoins requis pour les mariages de trois à quatre. Elles rajoutent des sanctions pénales à l’obligation de recevoir la prêtrise quand on a obtenu un bénéfice à charge d’âme. Elles permettent aux religieux de disposer de leurs biens. Elles proclament invalides le mariage des fils de famille sans le consentement de leurs parents contrairement à toutes les prescriptions canoniques. Elles interdisent toutes sortes de confréries. Elles infirment les dispenses éventuelles, prévues et permises par le concile. Certes, ce ne sont que des détails mais ces divergences, corrections ou contradictions, révèlent un certain état d’esprit. Elles montrent en effet la volonté du pouvoir temporel de légiférer en matière religieuse et de modifier des décrets d’un concile œcuménique. « Du point de vue ecclésiastique, les Ordonnances de Blois ne péchaient point seulement par quelques articles, elles étaient viciées jusque dans leur racine même. Le droit pontifical ne reconnaît pas aux laïques, en effet, si religieux et si puissants soient-ils, le pouvoir de légiférer en matières spirituelles. »[6]

La puissance royale toute-puissante face à l’autorité pontificale

Dans les Ordonnances, le roi s’y érige en maître de son Église. Il usurpe une autorité que l’Église ne lui reconnaît pas. Si des articles reprennent, plus ou moins, les décrets du concile de Trente, ils sont présentés sans la mention de leur source. Ils émanent finalement du roi seul. En ne mentionnant pas le concile comme origine, les Ordonnances les rapportent à la puissance royale comme suffisant par elle-même, ce que ne peut supporter le pape.

Ainsi par les Ordonnances de Blois, le roi donne des ordres aux évêques, y compris dans le culte, et porte contre eux des sanctions. Or, leur commander, les menacer, les imposer des peines, n’appartient qu’au Saint-Siège conformément à la législation canonique. Ainsi, dans une lettre qu’il envoie au roi Henri III, le pape Grégoire XIII lui rappelle les sollicitations du clergé de France pour obtenir la publication des décrets et ses propres instances ainsi que celles de ses prédécesseurs et condamner un édit qui ruine l’autorité ecclésiastique et apporte de la confusion dans le royaume. Il rejette la responsabilité sur les gallicans mais lui reproche son manque de prudence. Dans un autre courrier adressé au nonce, le pape donne tous les arguments pour rejeter les Ordonnances.

Exemple de gallicans au parlement

Comme nous le constatons dans les différents ouvrages, l’obstacle majeur contre la réception des décrets du concile de Trente réside dans le parlement de Paris. Le premier président Christophe de Thou (1509-1582) en est un des plus farouches adversaires. Juriste, notaire et secrétaire du roi en 1554, il devient membre du Conseil privé du roi en 1565. Il est aussi un fidèle du cardinal de Lorraine. Selon Pierre de l’Estoile, il serait enfin serviteur de la maison de Guise. Enfin, en décembre 1562, il est nommé premier président du parlement. À ce titre, il a l’honneur de représenter la personne du roi et de lui être directement soumis. Il est aussi le premier porte-parole du parlement. Il n’hésite pas à le défendre.

Christophe de Thou considère que l’autorité du roi repose sur celle du parlement. Celui-ci est, selon ses dires, le fondement de la couronne,  le comparant au sénat de Rome. Son rôle est de « suivre le bien », c’est-à-dire « la conscience, la raison et les ordonnances anciennes. »[7] Pour justifier le refus de publier un édit fiscal, il répond au roi que cet édit n’est pas raisonnable et souligne que le roi « ne debvoit aucune chose qui ne feust selon Dieu et raison. »[8] Il estime enfin que le parlement de Paris est « la première de toutes les courts de ce royaume »[9]. Au prince de Condé, il explique le lien indissoluble qui unit le pouvoir royal et le parlement pour l’exercice de la justice déléguée par Dieu. Ainsi défendre le parlement, c’est défendre le roi. « Tout se fait de par le roi, au nom du roi et sous son autorité. »[10] Christophe de Thou n’hésite pas à assimiler le roi de France au roi des rois, protecteur de l’Église de France.

Concernant les questions religieuses, Christophe de Thou souhaite des réformes et s’oppose aux répressions à l’égard des protestants, se démarquant ainsi des catholiques intransigeants. Il défend néanmoins l’unité de la religion qui demeure pour lui le ciment de la paix sociale et le soutien fondamental des monarchies. Elle est garante de l’unité de l’État et donc du parlement. Ainsi les serviteurs de l’État doivent proférer la même religion que celle du roi. Il ne croit donc pas à la coexistence de deux religions dans le royaume.

En outre, Christophe de Thou est un fervent catholique tout en étant un ultra-gallican. C’est à son instigation que Tanquerel est condamné pour avoir soutenu l’idée que le pape a des pouvoirs spirituel et temporel, et donc peut priver de leur royaume les princes. Si certains parlementaires souhaitent modifier certains décrets du concile de Trente, Christophe Thou s’oppose à toute publication. Il n’est guère content d’entendre Henri III s’engager à les publier. Il considère la Pragmatique Sanction comme la seule défense des rois contre la puissance des papes.

Finalement, Christophe de Thou se montre un partisan fidèle de la monarchie, attaché à l’union et à l’unité du royaume. C’est en raison de sa conception de la royauté qu’il refuse la publication des décrets du concile de Trente. Il craint sans-doute une ingérence romaine dans les affaires de l’État ou encore une influence importante des fidèles du pape dans le royaume.

Achille de Harlay
(Hôtel de Ville)
Le successeur de Christophe de Thou s’avère aussi résolu dans son opposition à la publication des décrets. Il s’agit d’Achille de Harlay, son gendre. Gallican zélé, il est lui-aussi très attaché au roi. Comme son beau-père, il considère la religion comme le fondement de la monarchie. En la mettant en péril, l’autorité royale est affaiblie. Cependant, la crainte de Dieu passe avant le respect dû au roi. Pourtant, il n’hésite pas à adresser au roi des remontrances, non par désobéissance ou infidélité mais pour remplir son rôle de conseil. Il est là pour l’éclairer et lui donner un avis sur ce qui est juste ou injuste.

Achille de Harlay refuse toute tolérance à l’égard de la religion protestante tout en s’opposant à un recours à la force pour convertir les protestants car cela conduirait à la destruction et à la ruine du royaume. Ainsi rejette-t-il à la Ligue. Il prône finalement le rétablissement de la religion « en son premier et ancien état »[11].

Exemple d’abus du parlement…

Revenons à Christophe de Thou. Une affaire bien particulière, celle dite des Cordeliers mérite de s’y attarder. En mars 1582, des cordeliers refusent l’élection du nouveau supérieur de leur couvent à Paris. Ils firent alors appel au parlement. Mais en raison de leur révolte, les cordeliers rebelles sont excommuniés. Pour se protéger, ils font appel à leur protecteur, Christophe de Thou, qui déclare la sentence d’excommunication nulle et contraire aux privilèges de la Couronne. Il cite le nonce apostolique à comparaître et contraint l’évêque de Paris de les absoudre. Dans cette affaire, le parlement n’hésite donc pas à intervenir dans une affaire qui ne relève que de la compétence ecclésiastique.

Prenons un autre exemple. En 1602, l’évêque d’Angers veut changer les bréviaires aux chanoines de l’église de la Trinité et ces derniers se pourvoient comme d’abus devant le parlement. Ces appels donnent aux parlements un pouvoir conséquent dans les affaires ecclésiastiques. C’est une véritable arme dans leurs mains…

Un combat entre de puissants intérêts

L’Édit de Nantes, qui donne une certaine liberté de culte aux protestants, est enregistré et publié sans difficulté par le parlement. En même temps, en dépit de ses efforts, Henri IV ne parvient pas à publier les décrets du concile de Trente. Il n’est guère de doute que le roi a la ferme intention de respecter ses engagements et de satisfaire aux désirs insistants du pape. Mais il fait face à une farouche et obstinée résistance de la part des parlementaires. Pourquoi alors une telle différence de traitement ?

Le royaume sort d’une guerre civile atroce et de l’assassinat d’un roi. La légitimité d’Henri IV a fait aussi l’objet d’un combat. Les parlementaires voient dans la Ligue et le parti ultramontain, c’est-à-dire attaché au pape, les responsables d’une grande partie de ces désordres. L’acceptation du concile de Trente serait à leurs yeux une victoire insupportable de la politique ultramontaine. Elle en est un devenu un symbole. Mais les parlementaires défendent surtout et avec jalousie leur juridiction qu’ils voient menacer par les décrets tridentins. Ils craignent une plus grande influence de Rome dans les affaires de l’État. Henri IV est aussi bien conscient que les mesures réformatrices vont se heurter à de nombreux intérêts individuels. Nombreux sont en effet ceux qui profitent des abus que veut combattre le concile de Trente. Au-delà des principes, résident souvent les ambitions et les cupidités. Les parlementaires craignent surtout une perte de pouvoir que leur donne par exemple l’appel comme d’abus. Finalement, les enjeux sont suffisamment grands pour que les parlementaires osent s’opposer fermement au roi. Nous comprenons aussi la volonté des évêques à vouloir la publication des décrets.

Nous comprenons surtout que devant la résistance des magistrats et des « gens du roi », le clergé finit par se rassembler et s’unir, constituant ainsi un bloc opposé aux politiques. Ne comptant plus sur le roi, il finit par publier les décrets, conscient de leur puissance. Il n’a plus besoin de l’autorité royale.

Les parlementaires et les gens du roi ne sont pas les seuls adversaires à la réception officielle du concile. Les chapitres s’y opposent. Ils y voient une attaque de leurs privilèges. Nombreux sont en effet les conflits qui les opposent à des évêques réformateurs. Il est bien difficile parfois de rompre avec des habitudes et des traditions.

Le combat gagne la cité…

Le combat n’est pas seulement confiné au parlement ou à la cour royale, où se démènent tous les protagonistes. Il gagne aussi la population par les libelles et les pamphlets, parfois injurieux. Des ouvrages sont en effet publiés pour s’opposer à la réception du concile de Trente. Une violente réquisition est ainsi diffusée, notamment par un ouvrage d’un parlementaire de Montpellier, Guillaume Ranchin. Il s’attaque à la légitimité du concile, n’hésitant pas à reprendre les arguments des protestants, et aux abus des papes, à leur volonté théocratique. C’est finalement l’occasion de rappeler les « libertés gallicanes », c’est-à-dire la souveraineté du roi dans l’Église et la limitation des pouvoirs pontificaux. D’autres sont même injurieux, comme le Discours d’un chevalier français.

C’est aussi un combat de censures. Le parlement interdit une thèse tenue à la Sorbonne en faveur de l’autorité du pape sur les conciles œcuméniques. Rome censure à son tour des ouvrages en sa défaveur. Et les censures excitent davantage les magistrats qui à leur tour interviennent dans le domaine de la foi, se prenant pour des inquisiteurs. Des ouvrages sont aussi diffusés en faveur du concile de Trente comme celui du Discours au roi pour la réception du concile d’un calviniste converti, ouvrage que la Faculté de théologie de la Sorbonne approuve.

Vers la rupture ?

Le livre du cardinal Bellarmin [12] déchaîne une véritable tempête. Un arrêt parlementaire interdit sa publication, sa lecture, sa détention dans le royaume au mépris même des ordres donnés par la régente. Le parlement veut le brûler pour ses propositions erronées et hérétiques. Or ce cardinal est l’un des plus brillants de la cour pontificale. Il est porteur de l’enseignement officiel de l’Église. Cette condamnation fait donc injure au pape. La rupture avec Rome est proche.

Le premier président Servin justifie l’arrêt, se présentant comme de loyaux serviteurs. Il reproche au cardinal d’avoir défendu la thèse du pouvoir direct du pape dans le domaine temporel et légitimé les régicides. Pourtant l’ouvrage ne les contienne pas comme nous l’avons évoqué dans le précédent article. Si son premier président refuse de se rétracter, le parlement finit par se soumettre. Cette affaire révèle non seulement la haine qui anime les parlementaires contre la papauté mais aussi le rapport de force entre l’autorité royale que représentent la régente et le parlement.

Veulent-ils vraiment la réforme ?

Mais n’oublions pas que l’Église de France a besoin de réformes et que les abus sont nombreux. Conscients de leur responsabilité et soucieux du salut des âmes, des évêques mettent en place des mesures pour les combattre conformément au concile de Trente. Mais ils peuvent être appelés au parlement suite à un appel d’abus d’un curé douteux ou d’un chapitre peu discipliné. Leur opposition remet alors en cause l’autorité ecclésiastique et freine finalement les réformes.

Pire encore. L’attitude des parlementaires conduisent à de pénibles confusions. En cas de méfait, un prêtre ou un moine peuvent être jugés par des tribunaux laïcs pour hérésie selon l’Édit de Nantes. Les évêques dénoncent ces confusions, notamment dans l’assemblée du clergé de 1608 et 1610. En s’attaquant à la conception même de l’Église et à la primauté pontificale, à tendance épiscopale, l’ouvrage d’Edmond Richer soulève un nouveau scandale. Le parlement le défend, voyant en lui un défenseur des « libertés gallicanes », soutenant finalement une doctrine religieuse considérée comme hérétique notamment par deux conciles provinciaux. Les autorités ecclésiastiques condamnent cet ouvrage et voyant le péril, s’unissent autour du pape contre Richer et le parlement.

Un véritable rapport de force

Le Parlement de Paris au XVIIIe siècle
Ainsi au début du XVIIe siècle, deux forces s’opposent : l’Église de France, soucieuse de réformes et préoccupés des ingérences de plus en plus grandes de l’État dans ses affaires, sans prévention contre le pape, et le parlement, encore plus tenace à veiller sur la souveraineté de l’État dans le royaume, y compris dans le domaine religieux, et peu favorable à Rome, dont il craint l’influence. Entre les deux, une autorité royale fragile, aux mains d’une régente italienne, de piété ardente et peu obéie.

Aux états de 1614, le Tiers-États, dominé par les magistrats parisiens, veut imposer comme loi fondamentale la souveraineté du roi dans les domaines temporel et religieux. Et naturellement, considérant son autorité comme venant de Dieu, il veut condamner tous ceux qui n’y adhèrent pas. Si leur tentative échoue en raison de l’intervention du roi Louis XIII, elle révèle l’état d’esprit qui domine chez les magistrats, les avocats, les parlementaires.

Face à l’impasse, retour aux fondamentaux…

En 1615, l’assemblée du clergé finit par assumer seule la réception du concile, montrant leur attachement au pape. Cette décision est audacieuse, même si aujourd’hui, elle nous paraîtrait normale tant la séparation des pouvoirs temporel et religieux est un « acquis ». Or, au XVIIe siècle, selon la doctrine gallicane, les décisions d’une autorité religieuse ne peuvent exercer dans le royaume sans l’autorisation du roi. Cette confusion  explique l’impasse que l’Église rencontre pour la réception du concile de Trente. Les ecclésiastiques[13] réunis prennent alors conscience qu’ils détiennent une autorité religieuse, différente et indépendante de l’autorité royale avec des devoirs et des droits différents. Pourtant, depuis au moins le Ve siècle, les papes ont défendu cette distinction des autorités. Sans-doute est-ce l’œuvre du concile de Trente de rappeler cette vérité ? Le clergé rompt finalement avec le gallicanisme parlementaire.

C’est en effet aux prélats de demander aux fidèles d’appliquer les mesures réformatrices en vertu de leur pouvoir de commander aux âmes. Si le roi est un bon chrétien, il concourra à leur application et à leur protection. Ainsi, ils assument une responsabilité que ne peut assumer le pouvoir royal. Cette solution, qu’un légat apostolique a proposée dix ans auparavant, permet de résoudre l’impasse dans laquelle il se trouve. Devant l’acte accompli, la régente ne proteste pas. Son silence est considéré, à juste titre, comme une approbation implicite. Le parlement est seul pour mener le combat contre cet ordre qui, selon ses dires, détruit l’autorité du roi et les libertés gallicanes.

Dans un discours d’usage adressé au roi, le président de l’assemblé rappelle au souverain les responsabilités de chacun des pouvoirs et leurs limites. « Il y a cinq actions à distinguer au sujet que l’on traite quand il est question de la réception du concile. La première action est la réquisition qui vient des États ; la seconde, la déclaration en ce qui touche les consciences, qui appartient aux prélats ; la troisième est la publication qui dépend des conciles provinciaux, ou, à leur défaut, des diocèses ; la quatrième est la dispensation qui appartient au Saint Père, comme dispensateur des mystères de Dieu, et interprète des intentions de l’Église et du concile ; la cinquième est la protection, qui appartient à votre majesté, qui ne lui peut être non ravie que la couronne même. »[14] Le cardinal de la Rochefoucauld peut rajouter, lors d’une réponse à un reproche formulé par le chancelier, qu’il faut distinguer la réception d’un concile, qui relève de l’autorité ecclésiastique, et sa publication pour qu’il ait force de loi, qui est de la responsabilité du souverain. C’est aussi le devoir de l’Église de demander au roi son intervention pour que les mesures soient prises en compte dans les tribunaux.

Conclusions

Depuis la fin du concile de Trente, les papes veulent que les mesures réformatrices soient reconnues et appliquées dans les différents États. En France, la réception du concile fait l’objet de farouches débats et de profondes disputes qui ont failli aboutir à un schisme. Les prélats et les magistrats attendent du roi une décision, voyant en lui la seule autorité capable d’imposer la réforme. Devant les obstacles, le pape puis les prélats comprennent que cette réception ne relève finalement que de la seule responsabilité de l’Église de France, distinguant ainsi les attributions de chaque pouvoir. Tout ne relève pas de son autorité. En matière religieuse, seule l’Église a le pouvoir de commander aux âmes. Mais pour que ces mesures de réformes puissent être applicables, le recours au roi est nécessaire. C’est pourquoi elle lui demande protection et soutien pour leur application.

Les prélats reviennent ainsi aux principes de la distinction des pouvoirs religieux et temporel, chacun restant dans son périmètre de responsabilité. Le chef d’État chrétien doit aussi gouverner en chrétien. Il est donc soumis aux règles de l’Église. Il assistant et secoure l’Église. Cependant, si le roi est son protecteur, il ne peut être son tuteur, voire son maître. Or, face aux prélats, se dressent des juristes convaincus de leur certitude et de leur savoir, et imbus de leurs droits. Ils pressent le roi de dépasser leur rôle pour qu’il impose son autorité sur l’Église

Revenons aux faits. Si l’application de certaines mesures donne lieu à des querelles entre les puissances temporelle et spirituelle, elles sont souvent locales et sans véritable conséquence. Car sans appartenir à la législation loyale, les mesures sont finalement appliquées dans le royaume. Les fidèles obéissent à leur autorité religieuse car, en cette matière, ils leur doivent obéissance. Le pape ne réclame plus la publication des décrets. Leur observation lui suffit.

Nous pouvons aussi constater que les prélats français ont abandonné les vieux principes du gallicanisme, notamment le conciliarisme, et semblent plus unis au pape. Une volonté de s’affranchir de l’autorité temporelle s’est affirmé pour le bien de l’Église. Est-ce la fin du gallicanisme ecclésiastique ? …

La réception du concile de Trente est enfin révélatrice d’un état d’esprit. Les parlementaires sont conscients que les mesures réformatrices du concile de Trente vont réduire leur pouvoir dans les affaires ecclésiastiques. Cela explique leur opposition irréductible, y compris contre l’autorité royale. Leur résistance est aussi une marque de leur pouvoir sur l’autorité royale, une autorité bien affaiblie par la guerre civile. Elle est enfin l’expression d’une forte hostilité à l’égard du pape. Derrière les grands principes, nous voyons aussi surgir des rancunes personnels et des intérêts individuels, voire de la haine contre Rome. Beaucoup de passions animent les débats. Ces sentiments antipathiques contre le pape perdureront chez les parlementaires et magistrats. Pouvons-nous y voir la source de l’esprit anti-romain qui domine dans notre beau pays qu’est la France ?



Notes et références
[1] Voir Émeraude, mars 2019, article « Les libertés gallicanes au XVIe siècle – Pierre Pithou ».
[2] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église ».
[3] Lettre patente, 2 février 1589, Archives nationales, dans Le gallicanisme et la réforme catholique : essai historique sur l'introduction des décrets du concile de Trente, 1563-1615, Victor Martin. 1919, www.gallica.bnf.fr.
[4] B. et S. Barbiche, Bulla, legatus, nuntius dans La diplomatie pontificale à l’épreuve de la réception du concile de Trente en France (XVIe-XVIIe siècle), B. et S. Barbiche, Publications de l’École nationale des Chartes, 2013, https://books.openedition.
[5] Jacques Faye d'Espesse, second avocat du parlement dans un réquisitoire contre la réception du concile de Trente, dans
[6] Mgr Victor Martin, Le Gallicanisme et la réforme catholique : essai historique sur l’introduction des décrets du concile de Trente, 1583-1615.
[7]Christophe de Thou, réponse au prince de Condé en visite au parlement, 12 novembre 1563, Archives nationale, XI A, 1607, f°5, dans Christophe Thou et Charles IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince (1560-1574), Sylvie Duchesne,  dans Histoire et économie, 1998, 17e année, n°3, L’État comme fondement socio-symbolique (1547-1635), www.persee.fr.
[8] Christophe de Thou, Archives nationales, XI A, 1637, f° 203v, 11 août 1572 dans Christophe Thou et Charles IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince (1560-1574), Sylvie Duchesne.
[9] Christophe de Thou, Archives nationales, XI A, 1637, f° 174, 21 août 1563 dans Christophe Thou et Charles IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince (1560-1574), Sylvie Duchesne.
[10] Christophe de Thou, dans De la réforme à la révolution : études sur la France moderne, Denis Richet, Aubier, 1991, dans Christophe Thou et Charles IX : recherches sur les rapports entre le Parlement de Paris et le prince (1560-1574), Sylvie Duchesne.
[11] Harlay,18 juillet 1585,  Ad regem in senatu 18 julii 1585 lors de l'edict publié en la presence du roy, Bibliothèque nationale de France, fr. 4397, fol. 315v-319, dans Henri III au parlement de Paris : contribution à l'histoire des lits de justice, Daubresse Sylvie, Bibliothèque de l'école des chartes. 2001, tome 159, livraison 2, www.persee.fr.
[12] Voir Émeraude, avril 2019, article « Saint Bellarmin, un défenseur de l’Église et de l’autorité de foi - Une forme modérée de la théorie du pouvoir indirect. »
[13] 3 cardinaux, 47 archevêques et évêques, 30 représentants du clergé de second ordre signent l’acte de réception du concile de Trente.
[14] Mgr François de Harlay, dans Recueil des Actes, titres et mémoires concernant les affaires de France, 1673, dans Le gallicanisme et la réforme, Mgr Victor Martin.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire