Lorsqu’une crise durable touche
l’Église et remet en doute bien des certitudes, des réformateurs prônent un
retour en arrière et rejettent toutes les évolutions dont elle a fait l’objet. À
leurs yeux, tout changement est critiquable. La réforme qu’ils veulent
appliquer se résume alors en un assainissement de l’Église par un retour à une
situation antérieure considérée meilleure et parfois sans tâche. Le mal qu’ils
veulent combattre est en fait l’évolution en elle-même qui ne serait plus que déviation,
corruption, dépravation. Le « gallicanisme »
sous toutes ses formes en est un parfait exemple.
Qu’il soit ecclésiastique,
parlementaire ou politique, le « gallicanisme » s’efforce de vouloir
appliquer les « libertés gallicanes », c’est-à-dire
d’effacer toutes les mesures mises en place depuis le XIe siècle dans l’Église.
En un mot, les gallicans veulent revenir à une situation où le pouvoir
spirituel était assujetti au pouvoir temporel, temps où l’Église était sous la
tutelle des seigneurs. L’idéalisation du
passé cache un dessein politique et de villes ambitions contre lesquels
finalement l’Église a combattu…
Le « gallicanisme » n’est pas le seul
mouvement qui abuse de l’histoire. À partir du XVIIe et pendant au moins deux
longs siècles, un autre mouvement se développe dans le royaume de France, bouleversant
la vie politique et religieuse du pays, semant la confusion et divisant les
cœurs. Ce mouvement est le jansénisme.
Religieux, philosophique ou
politique, le jansénisme provoque en effet dans le royaume de France de vifs débats et d’interminables controverses.
Il soulève l’opposition de Rome ainsi
que l’hostilité du pouvoir royal. Dans
sa rébellion contre le pape et le roi, il est proche du « gallicanisme ». Il en est peut-être la suite logique. Selon
des commentateurs, ces deux mouvements finissent par se rencontrer et s’unir.
Pourtant, le jansénisme apparaît d’abord comme un problème purement religieux. C’est en attaquant la doctrine
relative à la grâce qu’il a été condamné. Faut-il alors voir dans cette union
une opportunité de combat comme nous le voyons souvent ou une véritable
affinité de pensée ?
Il serait bien long et
prétentieux de décrire cette longue histoire qu’est celle du jansénisme tant
elle est riche en événements, en doctrines, en pensées mais aussi en intrigues
et en inextricables rebondissements. Il existe tant d’ouvrages et d’études sur
ce sujet que ce serait bien vain d’y revenir. Nous risquons aussi de nous
éloigner de nos préoccupations. Nous allons donc le circoncire, si cela demeure
possible, à notre étude, c’est-à-dire aux questions relevant de la primauté
pontificale et des rapports qui existent entre les pouvoirs spirituel et
temporel.
Le jansénisme, une volonté
de réformer l’Église
Nous avons déjà évoqué
indirectement le jansénisme dans le précédent article[1] en
mentionnant le livre intitulé Mars Gallus dont l’auteur est
l’évêque d’Ypres, Cornélius Jansen, plus connu sous le nom de Jansénius. Le
terme de « jansénisme » est
en effet tiré du nom de cet homme.
Rappelons que dans Mars
Gallus, Jansénius récuse l’idée
même de la raison d’État, c’est-à-dire toute excuse justifiant une action
politique contraire à la foi et à l’Église. Elle va à l’encontre de la finalité
de l’État qui est de sauver les âmes et donc de servir l’Église. Il critique ainsi
le roi de France, le roi Très Chrétien, qui n’hésite pas à faire alliance avec
des hérétiques contre le roi Très Catholique. Nous pouvons alors comprendre que
cet ouvrage n’est guère apprécié par les gallicans. Sa traduction en français
par Charles Hersent est en effet condamnée en France car « propre à troubler la paix publique et à
révolter les sujets contre leur souverain. »[2] Cet
ouvrage nous permet déjà de saisir une des motivations de Jansénius. Il est en
effet très épris de l’idée de réformer
et de restaurer le christianisme selon la doctrine de Saint Augustin telles
qu’il les comprend. Il n’est pas seul dans cette entreprise. Son nom est en
effet associé à un autre, encore plus illustre, celui de Jean du Vergier de
Hauranne, plus connu sous le nom de Saint-Cyran.
Jansénius et Saint-Cyran
sont habités par une ferme volonté de restaurer
le christianisme et même de rétablir
l’Église puisqu’ils considèrent qu’« il n’y a plus d’Église depuis six cents ans »[3],
selon les propos de Saint-Cyran. Ils reconnaissent donc l’échec du concile de Trente dans sa tentative de réforme. Ils sont
insatisfaits de ses résultats. Pire encore. Il n’a fait qu’aggraver la situation. Le déclin est dû à des erreurs doctrinales
et au laxisme qui défigurent l’Église. Tel est leur constat.
Se sentant alors investis
d’une noble mission, Jansénius et Saint-Cyran veulent réformer l’Église sur les
plans doctrinal et moral en revenant aux origines du christianisme. Au niveau
dogmatique, c’est un retour à l’augustinisme ; au niveau moral, aux mœurs
des temps primitifs. Le seul remède
réside dans le retour de l’Église originelle, c’est-à-dire dans l’enseignement pur de la doctrine
augustinienne et dans le rigorisme des temps primitifs. Le concile de
Trente a échoué car il a apporté des nouveautés alors que la solution est de revenir
à l’Église originelle.
Tout démarre d’un ouvrage de
Jansénius publié à titre posthume en 1640. Il est connu sous le nom d’Augustinus.
C’est un ouvrage purement théologique qui traite du rôle de la grâce et du
libre-arbitre selon les œuvres de Saint Augustin. Nous sommes donc sur le plan
dogmatique. Le second ouvrage de référence du jansénisme, intitulé De la
Fréquente Communion, décrit une piété et une morale qui découlent de la
doctrine de la grâce telle qu’elle est décrite dans l’Augustinus. Le jansénisme
élève le christianisme à une « religion
de la rigueur et de l’absolu ». Nous sommes sur le plan moral.
Une nouvelle ecclésiologie
Les deux livres de référence
du jansénisme ne semblent guère nous concerner. Les sujets qu’ils évoquent sont
bien éloignés de la primauté pontificale ou des relations entre les pouvoirs
temporel et spirituel. Mais allons au-delà de ces ouvrages.
Jean du Vergier de Hauranne, dit Saint-Cyran |
En 1626, Saint Cyran publie
un livre qui recevra les louanges des gallicans. Il est connu sous le titre de Petri
Aurelius. Cet ouvrage intervient dans le cadre d’une controverse qui se
déroule en Angleterre. En 1630, le pape envoie Richard Smith en Angleterre avec
le titre d’évêque de Chalcédoine. Craignant la restauration de la hiérarchie
ecclésiastique dans l’île en leur défaveur, des Jésuites refusent de le
reconnaître au point qu’il doit finalement regagner le continent. Dans leurs
publications, les jésuites s’opposent aux pouvoirs des évêques et affirment que
pour le gouvernement des diocèses, ils peuvent être remplacés par un conseil de
religieux. C’est donc une remise en
question de l’autorité ecclésiastique. Pour défendre Richard Smith, le recteur
du collège des Anglais à Douai écrit à son tour un Traité de la hiérarchie
ecclésiastique auquel des Jésuites répondent par deux publications. Saint-Cyran
est alors invité à les récuser. Sous le pseudonyme de Petrus Aurelius, il écrit
une série de pamphlets qu’il regroupe sous la forme du Petri Aurelius.
Dans ses écrits, Saint Cyran
expose les événements d’Angleterre ainsi que les ouvrages qui ont été publiés
durant la controverse. Il défend ensuite l’autorité des évêques contre les
empiétements des réguliers et réaffirme avec vigueur l’origine divine des évêques.
Il s’efforce alors de montrer que l’Église
est une société aristocratique et non monarchique, les évêques étant égaux au
pape. Nous retrouvons ainsi de manière diffuse certaines idées d’Edmond
Richer[4]. Le richerisme s’affirme dans un des disciples
de Saint Cyran, Antoine Arnauld,
qui deviendra le véritable chef du jansénisme. Il est surnommé le Grand Arnauld.
Antoine Arnauld
(1612-1694) : affirmation de l’autorité épiscopale
Antoine Arnauld est l’auteur
du livre De la Fréquente Communion. À partir de la parution de ce livre,
il devient un des plus ardents chefs du jansénisme. Promis à une carrière
d’avocat, il devient prêtre, docteur en théologie.
Arnauld conçoit l’Église comme une association d’Églises
particulières, réglées par la législation conciliaires et les anciennes
lois et coutumes et placées sous la direction des évêques. Sa conception est ainsi
très centrée sur les évêques, seuls
maîtres dans leur diocèse et détenteurs d’une juridiction sans entrave. Leur
origine est aussi divine que celle du pape. « Saint Pierre et tous les autres apôtres ont reçu leur mission
immédiatement de Jésus-Christ […] Or
il n’est pas moins constant, par toute la Tradition, que les évêques sont les
successeurs des Apôtres. »[5] Les évêques reçoivent la juridiction de
Notre Seigneur Jésus-Christ à partir de la transmission apostolique comme
le pape la reçoit de Saint Pierre. Ils ne la reçoivent pas par simple
délégation de pouvoirs qu’accorderait le pape.
Pour se justifier, Arnauld
rappelle l’origine du christianisme.
Comme Jansénius et Saint-Cyran, il est animé d’une forte volonté de retour aux
sources et il ne peut éviter une idéalisation du passé. Il se réfère à la
simplicité égalitaire des origines et s’oppose au développement de l’Église et
à l’affirmation de la primauté pontificale. Ainsi refuse-t-il d’utiliser la
formule classique « évêque par la
grâce du siège apostolique » mais plutôt « évêque, par la miséricorde de Dieu ». Leur élection ne dépend
ni du roi ni du pape mais relève de leur Église.
Certes, les évêques restent
soumis au pape mais soumission ne veut pas dire aveuglement. Ils peuvent
s’opposer à ses décisions ou au moins les interpréter. « Quand un pape décide un dogme, les évêques
peuvent et doivent consulter les lumières de la Parole de Dieu et de la
Tradition, pour recevoir sa décision, si elle s’y trouve conforme. »
Sans-doute parle-t-il du concile. « Il
est quelque fois arrivé que ce qu’a dit un pape n’a point eu d’autorité parce
que le plus grand nombre du collège épiscopal a refusé d’y consentir. »[6] L’autorité pontificale est en fait
subordonnée au consentement des évêques. Le terme de « consentement » est en fait au cœur
du jansénisme. Nous le retrouverons à plusieurs reprises…
Arnauld ne restreint pas le rôle
des évêques au pouvoir de législation au sein d’un concile. Chaque évêque dans son diocèse a un rôle de
docteur de la foi. « Leur
pouvoir n’a point de bornes à cet égard : il en a pour le jugement des
personnes mais non pour la foi et la doctrine ; chaque évêque pouvant
appuyer la vérité en quelque lieu qu’on l’ait combattue et condamner l’erreur
en quelque lieu qu’on l’ait enseignée. »[7] L’une de leurs grandes obligations est alors « de veiller à ce que la doctrine sainte de
l’Évangile ne reçoive point d’altération, c’est la même chose de leur défendre
de s’écrire les uns aux autres sur ces matières, quand ils ne peuvent pas
s’assembler dans les conciles, d’en consulter le Saint-Siège, et de s’unir
plusieurs ensembles pour le faire avec plus de poids. »[8]
L’exercice de leur autorité ne se limite donc pas aux conciles puisqu’ils
« ont reçu également toutes ces
sortes de pouvoirs du Saint-Esprit, qui les a établis pour gouverner l’Église
de Dieu. »[9]
Antoine Arnauld : rejet de
la monarchie pontificale absolue
Le
gouvernement de l’Église universelle appartient alors aux évêques réunis en
concile qui représente ainsi l’autorité supérieure. Les conciles
provinciaux et nationaux disposent aussi de leur propre autorité, qui ne relève
ni du pape ni du roi. Naturellement, Arnaud défend aussi les droits des curés.
Nous reconnaissons finalement dans ses idées la conception d’Edmond Richer.
Antoine Arnauld se
différencie de Richer dans la définition de l’autorité du pape. Dans sa doctrine,
il demeure l’évêque universel qui jouit d’une primauté de juridiction de droit
divin. Il a la suprême autorité sur les
Églises particulières mais non sur l’Église universelle. Inférieur à
l’Église, il est comme tout chrétien soumis au concile œcuménique et donc à ses
décrets. L’autorité du pape n’est donc pas absolue. Cependant, à force
d’exalter la fonction doctrinale de l’évêque et l’origine divine de son état,
Arnauld a tendance à considérer le pape comme un égal des évêques.
Soulignons qu’Arnauld
distingue le pape et la « cour de
Rome ». Il s’oppose à la curie qui ne songe qu’à ses intérêts et non à
ceux de l’Église. C’est elle qui défend l’idée d’une monarchie pontificale
absolue dans un esprit de dominateur, particulièrement sur l’épiscopat. Arnauld
demande alors de résister contre ce projet bien différent de l’esprit qui doit
guider le pape. Il le conçoit plutôt comme au-dessus
des partis, juge suprême des controverses et défenseur des intérêts de l’Église. Il s’oppose donc à toute idée d’une monarchie
pontificale sans limite ou d’une infaillibilité pontificale, source de
nombreuses erreurs.
Antoine Arnauld, un
gallican ?
Concernant l’autorité du
roi, Antoine Arnauld la considère d’origine divine et donc sans partage. Il
approuve aussi l’autorité du parlement en matière de police et de discipline
ecclésiastique. Il se pose enfin comme un
fervent défenseur des « libertés
gallicanes ».
Sa position n’est pas aussi
nette. Il loue aussi Saint Ambroise qui a résisté au prince. Le mauvais évêque
est pour lui celui dont l’obéissance au prince est poussée jusqu’à la
servitude. N’oublions pas que les seuls évêques qui se sont opposés à
l’extension du droit de régale[10]
sont des évêques jansénistes. Le Mars Gallus exprime aussi les
pensées jansénistes. Comme Jansénius, Antoine Arnauld défend l’indépendance absolue du spirituel de
l’évêque à l’égard de toute autorité temporelle.
En fait, la position d’Arnaud
semble évoluer selon l’attitude du roi et des parlements à l’égard de sa
doctrine. Il se plaint de leur ingérence dans les affaires ecclésiastiques et
déclarent nulles les décisions parlementaires quand elles s’en prennent au pape
mais elles s’opposent aussi à l’enseignement pontifical. En outre, lorsqu’il
défend les « libertés gallicanes »,
il ne les conçoit pas comme Pierre Pithou ou encore les tenants de « gallicanisme » plus anciens. Il met
plutôt l’accent sur la notion de « liberté » telle que nous
l’entendons aujourd’hui, sur l’idée
d’obéissance raisonnable ou encore « éclairée », et sur le droit à exprimer une « parole de
liberté ». Nous sommes ainsi bien éloignés du « gallicanisme » tel que nous l’avons
rencontré…
Arnauld développe en fait sa
doctrine en marchant, selon les situations dans lesquelles il se trouve. Ses démêlées avec le roi et le pape
façonnent sa pensée. Néanmoins, comme Jansénius et surtout Saint-Cyran, sa pensée est fortement imprégnée d’une idéalisation de l’Église
primitive. Il ne conçoit pas en fait de réformes sérieuses sans un retour
aux origines et par conséquent sans remettre en cause le développement de
l’Église et donc la primauté pontificale. Sa pensée est-elle alors vraiment un
attachement aux idées d’Edmond Richer ? Son rapprochement avec le
gallicanisme n’est qu’opportunisme de combat ? Sur ce sujet, son
successeur en tant que chef du jansénisme aura une doctrine plus arrêtée et
donc plus cohérente…
Pasquier Quesnel (1634-1719),
le chef du jansénisme de seconde génération
Docteur en théologie, Pasquier
Quesnel entre dans la congrégation française de l’Oratoire en 1657. Très estimé
par sa science et sa piété, il est nommé directeur de l’institution oratorienne
de Paris. C’est probablement pour l’usage de ses élèves qu’il rédige son Abrégé
de la Morale[11], publié
en 1671. C’est un immense succès. Une nouvelle édition plus étendue et
volumineuse est publiée en 1687, puis surtout en 1693. Elle a aussi changé de
titre. Elle est désormais connue sous le nom de Réflexions morales[12]. C’est
par cet ouvrage qu’il marque de son empreinte le jansénisme. Quesnel y
reproduit les erreurs du jansénisme sur la grâce, que Rome a déjà condamnées. Ses
Réflexions
morales finissent par être dénoncées au Saint-Office. Pour plus de
sécurité, il rejoint alors Antoine Arnauld à Bruxelles. En 1708, le pape
Clément XI condamne l’ouvrage.
Les Réflexions morales ne
sont pas les seuls ouvrages de Quesnel. En 1675 puis en 1709, il publie
également une nouvelle édition des œuvres de Saint Léon le Grand avec des
dissertations et des notes. Dans ces annotations, il s’attaque en fait aux prérogatives pontificales. Elles sont à
leur tour condamnées.
Après la publication de ses Réflexions
morales, Pasquier Quesnel est considéré comme le nouveau chef du
jansénisme après la mort d’Antoine Arnauld en 1694, un jansénisme qui a bien évolué.
Il reprend et continue les doctrines
gallicanes d’Edmond Richer.
Quesnel, un véritable richériste
La bulle Unigenitus
condamne les Réflexions morales, notamment la
proposition suivante : « l’Église
a l’autorité d’excommunier, pour l’exercer par les premiers pasteurs du
consentement au moins présumé de tout le corps. »[13]
Selon Quesnel, le pouvoir de lier et de délier a été accordé à toute l’Église
et non aux seuls apôtres. Ces derniers ne peuvent lier un membre sans le
consentement au moins présumé du corps de l’Église. Cela revient à dire que
l’autorité pour gouverner l’Église réside immédiatement dans ce même corps. Or,
l’usage des clefs ne peut être donné de manière concrète au corps tout entier. Il
ne peut en effet exercer par lui-même cette autorité. Ainsi il est nécessaire
que l’Église « commette des
ministres pour les exercer. »[14] Le pape et les évêques ne sont donc que des
ministres qui reçoivent de l’Église les pouvoirs qu’ils doivent exercer.
Agissant en son nom, ils ne sont que ses instruments, ses mandataires.
En outre, le pape est
« comme chef ministériel de tout le
collège épiscopal »[15].
Veut-il signifier par là qu’il est aussi mandaté par l’ensemble des
évêques ? Néanmoins, le pape a « autorité
et juridiction sur chacun de tous les évêques du monde chrétien, pour veiller à
la conservation de la discipline générale. » [16] Il
est ainsi « chef général de toutes
les chefs particuliers des Églises. » [17] Son
rôle est donc limité à cette mission.
Toutes les décisions que les papes prennent en matière de foi et de discipline
ne sont alors valides que si elles sont consenties par le corps
entier de l’Église, ou du moins qu’autant qu’il y consent librement ou est
présumé y consentir de cette manière.
Mais qu’est-ce ce
corps ? Ou encore qui appartient au corps de l’Église selon les
jansénistes ? Tous ceux qui ne sont ni
pécheurs ni opposés à l’enseignement de l’Église. Il est évident que les
jansénistes appartiennent à l’Église contrairement à tous ceux qui les
combattent. Cela revient en fait à remettre en question les censures
pontificales à l’égard des jansénistes. Si le pape est pécheur, il n’appartient
plus au corps, par conséquent, ses décisions sont nulles et sans valeur. De ce
principe découle notamment le droit des
fidèles de juger de la foi et de la légitimité des autorités.
Le développement du
richerisme dans le jansénisme
D’autres jansénistes
défendent les idées chères à Edmond Richer mais au profit du clergé du second ordre, c’est-à-dire essentiellement les
curés.
En 1676, l’abbé Jacques Boileau exalte les
droits du clergé paroissial. Dans son livre intitulé De antiquo jure Presbyterium in
regimine ecclesiastico, il établit que du temps de l’Église primitive,
les prêtres avaient part au gouvernement aussi bien que les évêques. Il prône
donc un partage dans le gouvernement de
l’Église.
Dans le livre intitulé Du
témoignage de la vérité dans l’Église[18], Vivien de la Borde (1680-1748) ne
considère les évêques que comme des délégués et des interprètes de l’Église
particulière qu’il préside et dont il est l’envoyé. Il enseigne que les
définitions portées en matière de foi dans les conciles généraux ne sont
valides qu’autant elles sont approuvées
par le peuple. « Personne ne
doute qu’un jugement dogmatique, où l’autorité du Saint Siège se trouve
accompagnée de l’acquiescement des Églises, ne soit un jugement irrévocable et
final »[19], précisant
que cet acquiescement doit être libre, c’est-à-dire réel. Cela est aussi vrai
pour les décisions épiscopales. « Les
jugements des évêques sont essentiellement dépendants de l’aveu du corps des
fidèles.»[20] Il
conteste que le témoignage extérieur rendu par le plus grand nombre des
pasteurs soit un critère de vérité. Il n’est pas essentiellement et sans
distinction la voix de vérité. Pourtant, par elle-même, cette voix fait
autorité. Elle peut donc être détenue par un petit nombre si elle demeure reconnue
fidèle à Notre Seigneur Jésus-Christ. Et ce petit nombre constitue le corps de
l’Église. L’autorité ne réside donc pas dans son détenteur mais dans le contenu
de son enseignement. C’est donc en
jugeant son enseignement qu’il est possible de vérifier s’il est valide ou non…
Mais Vivien de la Borde va
encore plus loin que ses prédécesseurs. Il
compare en effet l’Église à la Nation, la foi à « une espèce de droit public dont toute la nation est dépositaire »[21]. Ce
n’est pas le grand nombre qui fait force de loi dans un État mais la notoriété
publique. Nous en arrivons donc vite à
l’idée de démocratie et à un rejet de la monarchie.
Dans le livre Du
renversement des libertés de l’Église gallicane, paru en 1716, le
chanoine Nicolas le Gros, autre
janséniste célèbre, défend aussi les droits du clergé du second ordre. Fidèle à
l’enseignement de Quesnel, il considère que l’Église détient en elle-même
l’autorité suprême, et non le pape, l’Église d’hier comme celle d’aujourd’hui.
Par conséquent, l’obéissance se fonde sur la fidélité à son enseignement. Un
pape ou un évêque sont obéis si eux-mêmes lui obéissent. C’est encore l’idée
selon laquelle le contenu de
l’enseignement détermine la légitimité de l’autorité et non la personne en elle-même.
Les décisions d’un concile n’ont pas plus d’autorité que celles d’un pape ou
d’un évêque. Il n’existe pas d’absolutisme dans l’Église. Pour limiter
l’arbitraire, aucun évêque ne peut gouverner
sans les prêtres. Ceux-ci ne font pas qu’exécuter les ordres des évêques
même si ces derniers remplissent un ministère supérieur. Le prêtre a une
autorité qui lui est propre. Il exerce à leur niveau une juridiction. Ainsi,
selon Nicolas le Gros, l’Église est une
sorte d’aristocratie modérée, dont l’unique chef est Notre Seigneur
Jésus-Christ.
Le canoniste et abbé Nicolas Travers, « le plus audacieux des disciples de Richer »[22], réclame
plus de pouvoirs pour le clergé du second ordre, notamment une voix consultative et délibérative dans les décrets disciplinaires
et doctrinaux. Il récuse aussi toute efficacité aux évêques en matière de
foi sans le suffrage des curés et des prêtres. Il prétend démontrer « l’institution divine et le rôle considérable
du second ordre dans l’Église de Dieu. » puisque « le pouvoir des chefs est radicalement du côté de Dieu, aussi grand
dans le simple prêtre que dans l’évêque. »[23] Dans sa paroisse, le prêtre a même
juridiction que l’évêque dans son diocèse. Des abus ont transformé la
prééminence de l’évêque en un empire sans contrôle…
Dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, les idées se radicalisent encore et se diffusent. En 1776, un
docteur en théologie, Bernard Dubroca, refuse la nomination d’un professeur de
la part d’un évêque justifiant que « l’approbation
des maîtres d’écoles dans les paroisses appartient principalement aux curés qui
ont dans les paroisses le même pouvoir que les évêques dans les diocèses, ayant
le même pouvoir et la même charge sur le troupeau qui leur est soumis, et
Messieurs les évêques n’ont tout au plus que le droit de réformation et
d’examen en cours de visite sur ce point. »[24]
Bientôt, viendra l’heure où la pensée deviendra action…
Conclusions
Le jansénisme est avant tout
un mouvement de réforme qui tente par l’enseignement de l’augustinisme et par un
rigorisme moral à combattre les maux qui affligent l’Église. Il justifie sa
position en faisant référence au passé, seul gage de véracité à leurs yeux. Mais
erronée et dangereuse, sa doctrine est censurée.
Pour se défendre contre les
censures et les condamnations pontificales, les jansénistes accentuent le rôle et l’autonomie des évêques à l’égard
du pape, remettant ainsi en question la monarchie pontificale. Ils
acquièrent ainsi le soutien des
gallicans, qui voient alors dans leurs écrits un puissant recours contre
Rome.
Cependant, les évêques
s’opposent à eux et combattent leurs doctrines et leurs influences. Emportés
par la logique de leurs idées ou par ce combat, les jansénistes s’approprient encore davantage de
la pensée d’Edmond Richer et accentuent désormais le rôle du clergé du second
ordre, c’est-à-dire les curés. Ainsi, progressivement, le jansénisme remet en question la forme de gouvernement de l’Église,
réclamant d’abord une « aristocratie
modérée » puis une démocratisation dans l’Église.
Néanmoins, ne voyons pas
dans cette évolution uniquement une réaction de défense contre les
condamnations. Dès le début, les jansénistes se considèrent investis d’une
mission. Rien ne peut donc les détourner de leur voie. Ils ne doutent pas
d’être dans la vérité. Ne prétendent-ils pas enseigner que les pécheurs et les
hommes infidèles à l’enseignement de l’Église n’appartiennent pas à son
corps ? Mais comment peuvent-ils se justifier sans remettre en cause l’autorité
de ceux qui la détiennent et qui les condamnent ? Ainsi leur défense
repose sur l’idée de l’acquiescement du
corps de l’Église comme seul critère de véracité. Ce n’est plus son origine
ni la personne elle-même qui définissent l’autorité mais le contenu de son
enseignement et de ses décisions. Cela signifie que l’acquiescement ou le jugement fondent l’autorité. Mais à partir de
quels critères ? Sur l’histoire ou plutôt sur une perception de l’histoire ?
Mais si cette perception est erronée ? Qui peut la légitimer ? Sur
l’acquiescement général ou dirons-nous aujourd’hui sur l’opinion publique... Ce
n’est donc pas un hasard si l’enseignement, c’est-à-dire les écoles, demeure au
centre des combats du XVIIIe siècle. Car qui façonne les esprits et les
mentalités ? Qui forme l’acquiescement général ?…
Le jansénisme ne remet pas
simplement en question le gouvernement de l’Église. Elle remet en cause la notion d’autorité donc aussi celle de l’État et
plus précisément la monarchie absolue. Les parlementaires, plus ou moins jansénistes
et gallicans, en sont bien conscients. L’Église fortement insérée dans l’État
depuis au moins le XVIe siècle ne sortira pas indemne de leur prochaine
révolte. Qui peut encore prétendre qu’une doctrine religieuse, tel le
jansénisme, n’ait aucun impact sur le gouvernement des hommes et sur le
destin d’une nation ?...
Notes et références
[2]
Dans Dictionnaire
des hérésies, des erreurs et des schismes ou Mémoires pour servir à l’histoire
des égarements de l’esprit humain par rapport à la religion chrétienne,
François Pluquet, article Hersan, Ateliers Catholiques, 1847.
[3] Voir Les Jansénistes du XVIIe siècle : Leur histoire et leur dernier historien, M. Sainte-Beuve, Frédéric Fuzet, collection XIX, 2016.
[4] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l’Église ».
[3] Voir Les Jansénistes du XVIIe siècle : Leur histoire et leur dernier historien, M. Sainte-Beuve, Frédéric Fuzet, collection XIX, 2016.
[4] Voir Émeraude, avril 2019, article « Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l’Église ».
[5]
Antoine Arnauld, Jugement équitable sur la censure faite par une partie de la faculté
étroite de théologie de Louvain, 1685, dans Œuvres de messire Antoine Arnauld,
tome XI dans L’évêque selon Port Royal, René Taveneaux, www.amisdeportroyal.org.
[6]
Antoine Arnauld, Projet d’une lettre pastorale de Monseigneur Nicolas Pavillon
dans Œuvres
de messire Antoine Arnauld, tome XXXVII dans L’évêque selon Port Royal,
René Taveneaux, www.amisdeportroyal.org.
[7]
Antoine Arnauld, Défense de la lettre circulaire des quatre Évêques dans Œuvres
de messire Antoine Arnauld, tome XXIV.
[8]
Antoine Arnauld, Lettre au roi, 1677, dans Œuvres de messire Antoine Arnauld,
tome II.
[9]
Antoine Arnauld, Lettre au roi, 1677, dans Œuvres de messire Antoine Arnauld,
tome II.
[10]
Voir Émeraude,
mai 2019, article « XVIIe-XVIIIe
siècle : l'Église face à la volonté hégémonique de la puissance temporelle ».
[11]
Le titre complet est de l’Évangile ou Pensées chrétiennes sur le
texte des quatre Évangiles pour en rendre la méditation plus facile à ceux qui commencent
à s’y appliquer.
[12]
Le titre complet est Le Nouveau Testament en français ou
Réflexions morales sur chaque verset.
[13]
Clément XI, 90e proposition condamnée, Constitution Unigenitus
Dei Filius, 8 septembre 1713, dans Denzinger n° 2490.
[14]
Bossuet, Justification des Réflexions morales, c. 24 et 25, édition de
Liège, 1768, Encyclopédie théologique ou Série de dictionnaires sur toutes les
parties de la science religieuse, J.-P. Migne, article Quesnel.
[15]
Bossuet, Justification des Réflexions morales, c. 24 et 25.
[16]
Bossuet, Justification des Réflexions morales, c. 24 et 25.
[17]
Bossuet, Justification des Réflexions morales, c. 24 et 25.
[18]
Le titre complet est Du témoignage de la vérité dans l’Église.
Dissertation théologique, où l’on examine, quel est ce témoignage, tant en
général qu’en particulier, au regard de la dernière Constitution. Pour servir
de précaution aux fidèles et d’apologie à l’Église catholique contre les
reproches des protestants.
[19]
Vivien de la Borde, Du témoignage de la vérité, 1714, Avertissement.
[20]
Vivien de la Borde, Du témoignage de la vérité, 1714, intitulé du chap. XXIX.
[21]
Vivien de la Borde, Du témoignage de la vérité, chap. XXVI.
[22]
Préclin, dans Le Mouvement janséniste au diocèse de Rennes (suite et fin),
Abbé Raison, Annales de Bretagne, tome 52, n°1, 1945.
[23]
Travers, Consultation sur la juridiction et approbation nécessaire pour
confesser, défendue par l’Auteur contre le Mandement de M. l’Archevêque de Sens,
1er mai 1735.
[24]
Bernard Dubroca, dans archives nationales, G8 639, chemise 36 dans Le
désarroi janséniste pendant la période du quesnelliste, Joseph Dedieu, Revue
d’histoire de l’Église de France, année 1934, 88, www.persee.fr.
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