" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 1 février 2019

L'ambition au cœur de la rupture entre l'Occident et l'Orient ...


Concile de Chalcédoine
Constantinople, qui s’en souvient encore ? Qui songe de nos jours à l’empire chrétien qui réunissait l’Orient et l’Occident pendant de longs siècles ? La ville d’Istanbul a-t-elle fait disparaître son souvenir dans nos mémoires ? Ce serait l’une des plus belles victoires des conquérants musulmans. Chrétiens, nous ne le pouvons pas. C’est en Orient que se sont définis les principaux dogmes de notre foi. Nicée, Éphèse, Chalcédoine, Constantinople, … Comment pourrions-nous comprendre notre présent si nous abandonnons cette longue et riche histoire qui est aussi la nôtre ?

Et aujourd’hui, ce passé pèse encore sur l’Église. Nous ne pouvons parler de cette ville sans douloureux regrets et sans-doute d’immenses douleurs. Car là s’est joué un drame qui depuis le XIe siècle se perpétue, de génération en génération, comme si tout cela paraissait normal. L’Orient chrétien s’est séparé de l’Occident chrétien, l’Église divisée en deux. Certes les relations entre Rome et Constantinople n’ont jamais été faciles mais qui aurait pu imaginer un schisme si durable ?

Depuis que l’empereur s’est installé sur les rives du Bosphore, l’évêque de Constantinople a cherché à exercer dans l’Église la même autorité que celle détenue par la ville dans l’empire[1]. S’appuyant sur son rôle de capitale impériale, il revendique pour son siège épiscopal une place plus appropriée dans la hiérarchie ecclésiastique. Peu à peu, il gagne de la notoriété et du pouvoir, et, profitant de la faiblesse des antiques patriarches orientaux, elle parvient à les supplanter et en devenir en quelques sortes la Rome de l’Orient. Mais face à elle, soucieuse de la justice, se dresse la véritable Rome. L’ambitieuse Constantinople acceptera-t-elle longtemps de la primauté pontificale ?

L’ambition de la nouvelle Rome va conduire à une rupture sérieuse au IXe siècle. Tout commence par un appel au pape, celui d’Ignace, patriarche de Constantinople. Il vient d’être déposé, par Photius (815-891) ou par l’empereur Michel III.

Photius (810-891), un érudit ambitieux

Arrêtons-nous d’abord sur Photius, « le plus grand maître de tous les temps, […] l’esprit le plus remarquable, le politique le plus brillant et le diplomate le plus fin »[2]. Tous, y compris ses ennemis, loue son érudition et son intelligence. Sa personnalité fait plutôt l’objet d’avis contradictoires. Les catholiques le décrivent comme un fourbe et un ambitieux. Les protestants louent son action. Les orthodoxes le considèrent comme un saint. Prenons l’avis d’un chartreux, admiratif de l’homme de lettre qu’il a été et connaisseur de ses ouvrages : « pour son malheur il abusa de ses lumières et ne s’en servit que pour des fins humaines, ou pour déchirer l’Église par un schisme »[3]. Il émet quelques réserves sur son attitude à l’égard de Rome. Dans la littérature catholique, Photius est très généralement loué pour ses qualités intellectuelles et pour le bien qu’il a apporté dans la science, mais il est blâmé pour ses ambitions et son orgueil. Photius « excella dans le bien (les services inestimables qu’il a rendu aux sciences) comme dans le mal (les malheurs sans nombre qu’il a causés à l’Église) »[4].

Remarquons qu’après le XIe siècle, de nombreux ouvrages antilatins lui ont été faussement attribués. Certes, le prestige de l’illustre personnage leur apporte une certaine notoriété en Orient mais cela reflète aussi son rôle et son influence dans le schisme d’Orient. Il apparaît en effet aux yeux des Byzantins comme un héros de la lutte contre les Latins. De même, en Occident, Photius a été longtemps considéré comme le véritable responsable du schisme. Notons enfin qu’en attribuant des ouvrages à Photius, on lui confère le poids de la tradition, le passé lointain leur garantissant une certaine légitimité.

Ignace (797-877), un patriarche peu docile

Revenons à Ignace, patriarche de Constantinople. Il fait donc appel au pape en raison d’une condamnation qui l’exclut de son siège patriarcale. L’irrégularité de son élection apparaît comme le principal motif de sa déposition. Mais le contexte dans lequel se déroule l’affaire en révèle les véritables causes. L’impératrice Théodora aurait imposé Ignace comme évêque de Constantinople, notamment en raison de sa position en faveur du parti iconophile et de son rigorisme. Rappelons qu’elle a contribué à la fin de la crise iconoclaste. Mais l’impératrice n’assure qu’une régence. Elle finit par être évincée du pouvoir au profit du seul empereur Michel III (840-867), son neveu, lui-même influencé par l’homme fort de la cour, le césar Bardas, frère de Théodora. Il est le véritable instigateur de la révolution de palais. Or, Ignace reste fidèle à Théodora. Il refuse notamment de la tonsurer contre son gré prenant ainsi parti contre le nouvel empereur. Enfin, Ignace n’hésite pas à interdire à l’empereur l’entrée de Sainte-Sophie en raison d’une liaison avec la veuve de son fils. Auparavant, le jour de l’Épiphanie 857, il a aussi refusé la communion à Bardas, jugé inceste. Nous pouvons alors comprendre la volonté de certains de déposer du siège épiscopal un patriarche si peu docile. Pour le remplacer, l’empereur choisit un laïc, Photius, qui devient prêtre en cinq jours puis est consacré patriarche le sixième jour.

La condamnation de Photius

Dans les relations avec Rome, Photius est plus rapide qu’Ignace. Cette hâte de communiquer avec Rome, soit pour dénoncer soit pour justifier un acte d’une si haute importance révèle encore le poids de l’autorité du pape dans l’Église au IXe siècle.

Saint Photius sur son trône patriarcal
Chronique de Ioannis Skylitzès, XIe siècle
Madrid, Biblioteca Nacional
Photius a en effet déjà écrit au pape Nicolas Ier pour annoncer l’abdication d’Ignace en raison de grand âge et pour solliciter de lui la confirmation de son élection. L’empereur Michel III lui a aussi écrit pour l’informer qu’Ignace, sur qui pesaient de graves soupçons, s’est retiré dans un couvent. Le patriarche est en effet accusé d’être impliqué dans un complot contre le trône. Puis Michel III demande au pape la convocation d’un concile destiné à mettre fin à la division qu’a provoquée la querelle des images[5]. Les lettres du patriarche et de l’empereur sont d’une grande politesse et les marques de prévenance y sont nombreuses. Cependant, Nicolas Ier n’est guère dupe d’un tel langage. Leurs explications ne lui suffisent guère. Il envoie alors deux légats à Constantinople afin de recueillir des informations, leur demandant de ne pas porter de jugement sur l’affaire. En attendant leur retour, le pape refuse de reconnaît l’élection de Photius.

En mai 861, les légats étant arrivés, un concile est réuni à Constantinople pour régler définitivement l’iconoclasme. Mais il n’est en fait question que d’Ignace. Photius demande son abdication ou, en cas de refus de sa part, sa déposition. Contrairement aux prescriptions du pape, les légats condamnent à leur tour le patriarche. Selon une autre version de l’histoire, Photius donne communication de la lettre du pape, qu’il a auparavant falsifiée, dans laquelle Nicolas Ier reconnaît sa déposition ainsi que l’élection de Photius. Cependant, Ignace reste ferme. Il refuse d’abdiquer. Il finit alors par être condamné, déposé et excommunié au motif d’avoir utilisé la puissance séculière pour s’approprier du siège de Constantinople. Quel sarcasme !

Apprenant la décision du concile et son déroulement, Nicolas Ier désavoue ses légats et déclare la nullité du concile. Puis, informé par un proche d’Ignace des intrigues menées contre le patriarche, le pape réunit un concile à Rome en 863 dans lequel il condamne Photius et déclare Ignace seul patriarche de Constantinople. Photius mène alors une vaste campagne contre « l’autorité tyrannique du pape ». Fort de l’appui de l’empereur et de son puissant ministre, il reste sur son siège en dépit de son excommunication. Dans une lettre injurieuse, l’empereur menace le pape de marcher sur Rome.

La déposition du pape Nicolas Ier

Dans une encyclique qu’il adresse aux autres patriarches, Photius se présente comme le défenseur de l’orthodoxie. Il tente en effet de gagner les autres patriarches à sa cause. Il s’adresse à eux ainsi qu’aux évêques orientaux, pour les convoquer à un grand concile destiné à juger le pape. Il l’accuse en effet d’hérésie. Parmi les dix motifs de condamnation, se trouvent de nombreux points liturgiques et disciplinaires. Il dénonce en fait les pratiques qui différencient l’Occident de l’Orient. Il les transforme en hérésie. Photius tente donc de transformer le conflit en querelle doctrinale. Il veut ainsi confondre sa cause avec celle de l’Église d’Orient en faisant revivre tous les griefs que les orientaux portent contre les occidentaux.

Finalement, en 867, lors du concile tenu à Constantinople, Photius dépose le pape Nicolas Ier. Il est aussi proclamé patriarche œcuménique. Ce titre est de nouveau justifié par la théorie que défendaient les anciens patriarches en vertu de laquelle les papes doivent leur primauté au seul fait d’avoir été les évêques de la capitale de l’empire[6]. La rupture entre l’Occident et l’Orient est donc complète.

Le pape Saint Nicolas Ier réfute les accusations de Photius. Les textes en faveur des coutumes romaines remises en cause ont été rédigés sous la direction d’Hincmar, archevêque de Reims. Aux Bulgares, nouvellement convertis et troublés par les attaques de Photius, le pape leur rédige une admirable instruction. Il leur enseigne que toutes ces questions disciplinaires et rituelles sont choses secondaires, le chrétien devant surtout s’appliquer à la pratique de la justice et de la charité. Il leur révèle l’intrigue de l’ambitieux patriarche et son véritable motif : Photius transforme des différences d’usages en motif de querelles doctrinales afin d’appuyer ses prétentions et de s’affirmer devant le pape qui condamne ses agissements. Ce n’est qu’un prétexte pour renforcer sa position et affaiblir l’autorité romaine en Orient. Combien de points secondaires ont-ils exploité dans l’histoire de l’Église pour de noires ambitions ? Que de mensonges et de crimes pour peu de choses…

Sur l’Internet, certains sites Web orthodoxes dénoncent l’attitude de Saint Nicolas Ier qui aurait voulu imposer les rites romains aux Grecs et « affirmer, pour la première fois de façon si manifeste dans l’histoire de l’Église, la prétention des papes de Rome à la juridiction sur toute la terre et sur l’Église universelle. »[7] Dans cette affaire, il est vrai qu’il existe de nombreuses versions. Mais l’important pour notre étude ne réside pas dans l’attitude des uns et des autres ni dans leur responsabilité mais d’identifier le point de rupture et ses raisons. Dans son étude approfondie sur cette affaire, Ratramne, moine de Corbie, souligne les véritables erreurs. D’abord, il soulève la question de l’intervention de l’empereur dans les dogmes et les cérémonies religieuses. Est-ce bien son rôle ? Il montre ensuite que les différences entre les Églises d’Orient et d’Occident sont peu importantes. Il souligne enfin le danger de les souligner avec trop d’insistance au risque de « scandaliser les faibles ». Tout est clairement exposé dans son ouvrage.

Le retour de la concorde

Mais la situation change de manière inattendue le 23 septembre 867 quand l’empereur est assassiné. Son successeur renvoie Photius en disgrâce puis convoque un concile pour le juger, le quatrième concile de Constantinople et huitième concile œcuménique. Il s’ouvre le 5 octobre 869 à Sainte-Sophie. Il dure cinq mois.

Léon VI le Sage au pied du Christ
Saint Sophie
Après avoir entendu ses victimes et ses défenseurs, Photius est solennellement condamné. Les irrégularités qui ont entaché son élection sont censurées. Le concile lui interdit en outre toute fonction ecclésiastique. Le concile proteste aussi contre l’intrusion trop fréquente de l’empereur dans les affaires ecclésiastiques. « Quant à vous (les laïques), soit que vous soyez constitués en dignité, soit que vous soyez simples particuliers, que vous dirais-je, sinon qu’il ne vous est pas permis de disputer des matières ecclésiastiques… Examiner les matières ecclésiastiques, les approfondir, c’est l’affaire des patriarches, des évêques et des prêtres, qui ont ne partage le gouvernement de l’Église, qui possèdent le pouvoir de sanctifier, de lier ou de délier, puisqu’ils ont reçu les clefs de l’Église et du ciel  mais ce n’est pas votre affaire à vous qui avez besoin d’être déliés ou délivrés de vos liens. Le laïque, quelles que soient l’étendue de sa sagesse et la conviction de sa foi, ne cesse pas d’être brebis et l’évêque, quelle que soit la médiocrité de son mérite et de ses vertus, ne cesse pas d’être pasteur, tant qu’il est évêque et qu’il prêche la parole de vérité. »[8] Le vingt-unième canon établit la règle selon laquelle dans toute question douteuse, on doit recourir à Rome et en accepter les décisions[9]. Ignace est enfin confirmé sur son siège. La primauté du pape est en outre de nouveau universellement reconnue ainsi que le second rang du patriarche de Constantinople, « mettant avant tous les autres le très saint pape de l’ancienne Rome »[10]. La concorde est ainsi rétablie entre l’Orient et l’Occident.

Néanmoins, fort de son grand prestige en Orient, Photius réussit à conquérir les bonnes grâces de l’empereur. Il proteste alors contre l’injustice dont il a été victime tout en poursuivant ses intrigues et ses flatteries. À la mort d’Ignace, il est finalement rétabli sur le siège patriarcal après avoir obtenu le consentement du pape Jean VIII sous des conditions définies dans la lettre Inter Claras. Un nouveau concile est alors tenu à Constantinople en 879, réunissant trois cent quatre-vingts évêques. Photius lit des lettres du pape qu’il a de nouveau falsifiées. Elles déclarent l’annulation des décisions du VIe concile de Constantinople et approuvent l’élection de Photius. Il n’énonce pas les conditions que Jean VIII lui a pourtant imposées. Informé des événements, le pape excommunie de nouveau Photius qui, assuré de la protection du trône impérial, conserve toutefois son siège jusqu’à la mort de l’empereur. En 891, le nouvel empereur Léon VI le Sage (886-912) met fin au schisme et relègue Photius dans un monastère où il meurt cinq ans plus tard.

Conclusions

Photius et Michel III
Les divergences religieuses que souligne Photius ne sont que des prétextes pour justifier ses intrigues et asseoir son pouvoir. Elles sont très réduites et se résument à des questions disciplinaires et liturgiques. La primauté pontificale ne semble pas être remise en question. Elle a même été affermie lors des troisième et quatrième conciles œcuméniques de Constantinople. Une des causes de la séparation réside plus dans la personnalité de Photius, dans ses intrigues et ses ambitions. Mais ses prétentions dépendent de l’empereur. Celui-ci peut autant l’élever que le rabaisser. Le drame réside donc finalement dans les interventions des autorités temporelles dans les affaires ecclésiastiques. Il n’y a pas vraiment une intention de rupture dans cette affaire. Tout se serait bien passé si le pape n’avait pas dénoncé l’injustice commise…



Cependant, la primauté pontificale est-elle bien supportée par l’empereur et son patriarche ? Le pape peut s’opposer efficacement à leurs intérêts et certainement à leurs ambitions. Ses interventions et ses victoires peuvent alors apparaître pour eux comme une déchéance ou une humiliation. Or, il est clair que la nouvelle Rome veut devenir le siège de l’Église universelle et ne pas dépendre de l’ancienne Rome. Cette ambition ne date pas de Photius comme nous l’avons déjà évoqué. Cependant, servie par un homme aussi intelligent, habile et prestigieux que Photius, elle devient une menace pour l’unité de l’Église. Puis, le danger de la rupture ne cesse de grandir, en raison notamment des différences culturelles entre deux mondes qui finissent non seulement à ne plus se comprendre mais aussi à se détester et à se mépriser. Entre Rome et Constantinople, le dissentiment est donc réel. Hélas, Photius l’utilise et l’exacerbe à son profit, unissant sa cause injuste à celle de l’Église d’Orient. « S’il n’a pas créé l’antagonisme de Byzance et de Rome, il l’a développé et précisé. Il l’a ramassé dans les formules de combat et en tiré dans la pratique les dernières conséquences. Sans doute, il a été vaincu ; mais sa doctrine est restée ; son schisme est une dangereuse expérience. Il suffira de le répandre pour le rendre définitif. »[11]




Notes et références
[1] Voir Émeraude, janvier 2019, articles "Le 28e canon du concile de Chalcédoine : Constantinople, la nouvelle Rome s'élève", "Tensions entre Rome et Constantinople jusqu'au IXe avant Photius et le schisme".
[2] Georges Ostrogorsky, Histoire de l’État byzantin, chap. IV, trad. de l’allemand par J. Gouillard, éditions Payot & Rivage, 1996. Il est considéré saint par l’Église orthodoxe.
[3] Noël Bonaventure D’Argonne (1634 ? - 1705), Histoire de la théologie
[4] Ch. Faucher, Histoire de Photios.
[5] Voir Émeraude, janvier 2019, article "Tensions entre Rome et Constantinople jusqu'au IXe avant Photius et le schisme".
[6] Voir Émeraude, janvier 2019, article "Le 28e canon du concile de Chalcédoine : Constantinople, la nouvelle Rome s'élève".
[7] Article Saint Photius, Religion-orthodoxe.eu. Cet article souligne aussi le despotisme romain.
[8] IV concile de Constantinople, collection LABBE, tome VIII.
[9] Remarquons que les accords de Chieti semblent ignorer ce canon.
[10] 21e canon du IVe concile de Constantinople.
[11] J. Rainault, Le schisme de Photius, conclusion, Bloud & Cie, 1910.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire