" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 23 février 2019

Le gallicanisme, une spécificité du royaume de France

Dans l’histoire de l’Église, la primauté pontificale a soulevé de nombreuses oppositions de la part de puissances temporelles et religieuses. Les papes se sont en effet confrontés aux empereurs romains puis germaniques, aux patriarches de Constantinople, ou encore aux tenants des différentes thèses conciliaristes avant même les protestants. Les papes ont aussi défendu fermement leurs droits contre de nombreuses thèses provenant de théologiens ou de canonistes qui ont inventé de nouveaux modes de gouvernement de l’Église ou de fondement de la souveraineté au sein de l’Église. Certaines d’entre elles subsistent encore. Les conflits qui ont opposé les papes et les empereurs ou les rois ont aussi abouti à une remise en question de la primauté pontificale. La question de la primauté pontificale est ainsi au cœur de nombreux conflits. En 1870, elle a fini par donner lieu à la constitution dogmatique Pastor aeternus. Pourtant, aujourd’hui encore, au sein de l’Église, elle demeure au centre de nombreuses questions, voire de la crise que nous connaissons.

Après avoir affronté la puissance impériale avec succès, les papes ont dû faire face aux nouveaux États européens et à leur affermissement sur la scène internationale. La France n’a pas été le moindre de ses adversaires. La « fille aînée de l’Église » s’est parfois montrée virulente dans son opposition à l’autorité pontificale. Cette opposition semble même être une constante dans son histoire. Certes, elle a pu être violente et extraordinaire dans l’attentat d’Anagni ou dans l’affaire de Saisset mais elle n’est pas circonscrite à un règne. Ce mouvement, plus ou moins fort, en est même une particularité. Il porte un nom : le gallicanisme

Qu’est-ce que le gallicanisme ?

Le terme est employé pour désigner un mouvement à la fois religieux et politique qui cherche à assurer l’indépendance du Royaume de France contre ce qui apparaît comme des empiétements de la papauté. Certains historiens le voient apparaître au XIVe siècle lors du grand schisme d’Occident, d’autres le font commencer sous le règne de Louis XIV au XVIIe siècle. Pourtant, le terme est plutôt récent. Il daterait du XIXe siècle[1], c’est-à-dire à une époque où le pape doit défendre son autorité et l’affirmer, notamment lors du premier concile de Vatican. Les événements et les débats qui ont lieu sont sans-doute l’occasion de mieux percevoir les mouvements d’idées qui animent le passé et qui demeurent imperceptibles pour ceux qui en étaient les acteurs. C’est peut-être aussi un moyen bien commode pour identifier des attitudes et des faits. Le terme de « gallicanisme » est donc appliqué à un passé par ceux qui ne l’ont pas connu au risque de le travestir. Il pourrait encore traduire un idéal du XIXe siècle ou encore une conception de l’histoire peut-être bien étrangère à la réalité historique.

Cependant, le terme de « gallicanisme » traduit aussi un fait qui ne peut être ignoré, la volonté du royaume de France de défendre ce qui étaient appelées les libertés gallicanes ou encore les privilèges de l’Église gallicane

En effet, avant le XIXe siècle, seul le terme de « gallicane » était vraiment utilisé. Il semble que ce terme lui-même a évolué. Avant le XIVe siècle, il ne désignait qu’un certain particularisme, faits d’usages et de coutumes, en relation avec Rome, qu’on cherchait à défendre contre les seigneurs et contre les rois. Le pape apparaissait aux yeux des évêques et des abbés comme la seule autorité capable de les défendre contre leurs interventions et leurs abus. Après le XIVe siècle, le terme est plutôt utilisé pour désigner l'opposition française à Rome et sa volonté de préserver ce qu’elle nomme un droit sous la direction du roi. 

Le « gallicanisme » n’est donc pas vraiment une doctrine en dépit du terme qui le définit, même si elle défend quelques thèses, notamment le conciliarisme ou l’indépendance du temporel. Il est  surtout marqué par une volonté de préserver ce qui apparaît comme des droits contre ceux qui veulent les réduire au sein de l’Église gallicane, c’est-à-dire de l’Église de France. L’objet de la défense est soit des coutumes, des privilèges ou des droits. Le terme de « maximes » est aussi utilisé. 

Il s’agit donc avant tout de préserver le particularisme de l’Église dite gallicane contre tout empiétement, soit du pouvoir religieux comme le pape, soit du pouvoir temporel comme le roi ou les seigneurs.

Quelques caractéristiques du « gallicanisme »

Le terme de « gallicanisme  est marqué par une certaine longévité.  Pour certains historiens, elle est perceptible dès le IXe siècle sous les traits d’Hincmar, l’archevêque de Reims. Elle est nettement visible dès le XIVe siècle sous le règne de Philippe le Bel et lors du Grand Schisme. Elle s’affirme surtout au XVII et XVIIIe siècle. Bossuet en est presque l’incarnation. Le gallicanisme demeure fortement dépendant des événements historiques, de la personnalité d’un roi ou de celle d’un pape. Les relations entre le roi Philippe le Bel et le pape Boniface VIII, l’arrivée d’un protestant sur le trône royal, l’affermissement du pouvoir royal, surtout sous le règle de Louis XIV, ou encore le jansénisme influencent de manière inéluctable le « gallicanisme ».  

Cependant, le « gallicanisme » est restreint au temps du « royaume de France », c’est-à-dire à la royauté. Si le terme apparaît au XIXe siècle, il porte en lui un certain anachronisme. Pouvons-nous en effet parler de « gallicanisme » au temps de la troisième république ? Il est donc fortement lié à un régime politique. Il est vrai que certains historiens entendent commencer le « gallicanisme » au temps de la Gaule, voire l’inscrire dans l’histoire de l’Église gallo-romaine depuis ses origines.

Le « gallicanisme » est aussi localisé dans un espace, dans un État. Il ne concerne que le royaume de France. Le terme de « gallican » est assez clair. C’est pourquoi il est parfois présenté comme une défense du nationalisme religieux. Il est ainsi parfois vu comme le précurseur de ce qu’il est considéré aujourd’hui comme le particularisme religieux de la France. Il est sans-doute lié au rôle que la France entend jouer dans le christianisme.

Le « gallicanisme », un mouvement anti-romain ?

Le « gallicanisme » est surtout connu pour son opposition au pape. Cette opposition n’est pas l’apanage du royaume de France. Pendant de longs siècles, l’empereur germanique a combattu le pape et a voulu limiter son autorité, y compris dans l’Église. Une forte opposition s’est aussi exprimée dans le « fébronisme » au XVIIIe siècle, dans le « joséphisme » en Autriche au siècle suivant. L’« anglicanisme » à ses premières heures dans le royaume d’Angleterre est aussi apparu comme une ferme contestation contre l’autorité pontificale afin de préserver les intérêts du roi.

Contrairement à ces différentes formes « nationales » de contestation, le « gallicanisme » restreint son combat au royaume de France. Il ne cherche pas à s’imposer hors du royaume et à s’étendre hors de ses frontières. De manière générale, il ne cherche pas non plus à imposer une révolution, à créer une nouvelle conception de l’Église ou à édifier de nouvelles doctrines comme celle de Marsile de Padoue ou de Guillaume d’Ockham, même si une certaine forme de « gallicanisme » tente de le faire. Il est néanmoins vrai que le « gallicanisme » défend et développe une forme de conciliarisme au temps du Grand Schisme d’Occident. C’est un des points qu’il partage avec les autres adversaires du pape.

Mais l’autre point fondamental qui diffère le « gallicanisme » des mouvements anti-romains est sa volonté de refuser toute séparation avec Rome pouvant entraîner un schisme. Il affirme en effet sa fidélité à l’égard de l’Église catholique et sa volonté d’y rester uni. « Ce qui est gallican, c'est la fidélité gardée à ces doctrines, plus tard, quand les autres pays les auront abandonnées. »[2] Ainsi, il n’a jamais cherché à créer des « antipapes ». Il faut attendre la constitution civile du clergé pour que se réalise finalement la rupture. Mais est-ce encore du « gallicanisme » ?

Ainsi, le « gallicanisme » est donc une spécificité du royaume de France, mêlant opposition et fidélité à l’égard de Rome.

Les différents gallicanismes

N’imaginons pas qu’il n’y a qu’un seul gallicanisme. Il prend en fait plusieurs formes selon les protagonistes et les motivations.

Nous entendons souvent parler d’un « gallicanisme » ecclésiastique, universitaire, politique, parlementaire ou encore royal. Cette diversité révèle des conceptions différentes de ce que sont l’Église gallicane et les libertés gallicanes. Selon les époques, l’un d’entre eux s’affirme au détriment des autres.

Le « gallicanisme ecclésiastique » tend à préserver les pouvoirs d’une autorité locale, des évêques ou des prêtres. Il contient ainsi deux formes de « gallicanisme ». Il peut être épiscopal ou presbytérien. Il adhère plus ou moins à des idées conciliaristes. Il considère en effet que l’autorité des conciles œcuméniques est supérieure à celle du pape. Il conteste donc la primauté pontificale absolue. Les évêques gallicans limitent son pouvoir par les coutumes des Églises locales et l’associent à celui du corps épiscopal. Bossuet, évêque de Meaux, en est un des plus beaux représentants. Le « gallicanisme presbytérien » est plus radical. Il fonde la souveraineté dans l’ensemble des pasteurs, les simples prêtres y compris. Parmi les tenants de ce gallicanisme, nous pouvons citer Edmond Richer. Enfin, le « gallicanisme ecclésiastique » porte sur des questions religieuses, liées à la primauté pontificale et à l’infaillibilité du pape, et à des questions disciplinaires. Il n’est guère spéculatif.

Le « gallicanisme universitaire » est propre à l’Université de Paris. Il défend son autorité en matière religieuse contre ceux qui veulent la restreindre ou intervenir dans son enseignement. Son prestige est grand en matière de foi et de discipline religieuse. Mais il ne se réduit pas à cela. Il est aussi très spéculatif. Le conciliarisme en est le point marquant. L’Université de Paris prône en effet la supériorité de l’autorité conciliaire sur celle du pape. Il daterait du Grand Schisme de l’Occident au cours duquel elle défend des thèses conciliaristes, notamment aux conciles de Pise et de Bâle. Parfois, il est regroupé dans le « gallicanisme ecclésiastique » lorsque l’Université et le clergé se regroupent dans une même opposition. Cette confusion est la conséquence d’un affaiblissement de son rôle et de son autorité.

Le « gallicanisme politique » tend à restreindre les pouvoirs de l’Église au profit de ceux de l’État. Il défend deux idées : celle de l’indépendance totale du temporel et celle de la toute-puissance souveraine de l’État sur l’Église gallicane. Comme le pouvoir dans le royaume de France est réparti entre le roi et le Parlement de Paris, le « gallicanisme » est dit soit royal, soit parlementaire. Le roi entend exercer son autorité sur les clercs et sur l’ensemble de ses sujets puisqu’il est maître de son royaume. Le « gallicanisme politique » date probablement des conflits qui ont opposé le roi Philippe le Bel au pape Boniface VIII. Il est érigé en une force grâce notamment aux efforts des légistes. Cependant, le « gallicanisme royal » n’hésite pas à faire des compromis avec le pape pour préserver ses intérêts, en particulier par des concordats, contrairement au « gallicanisme parlementaire ». Ce dernier est aussi une forme d’opposition contre l’autorité royale.

Les différents « gallicanismes » forment une étrange opposition contre les prétentions romaines, chacun défendant les « libertés de l’Église gallicane ». Attitudes ou doctrines, ils sont divers, aux multiples nuances, n’échappant pas aux incohérences. Ils sont au cœur de nombreux conflits entre la papauté et le clergé, l’Université et le Parlement de Paris, et le roi. Et dans ces conflits qui ponctuent l’histoire de France sous l’ancien régime, ils ne se concordent guère. Ils s’opposent ou s’accordent selon les circonstances et les intérêts de chacun. « Les libertés de l'Église gallicane, équivoques et vagues à souhait, peuvent être interprétées différemment en raison de la formation, des intérêts et des préoccupations de ceux qui font profession de les défendre. »[3]

Laissons enfin parler l’abbé Martimont qui a si bien défini ce qu’était les « gallicanismes » dans sa thèse solide et unanimement appréciée. « Il n'y a pas un gallicanisme, mais des gallicanismes, tant sont différentes les traditions des docteurs, des évêques, des magistrats, des rois. Les doctrines elles-mêmes ne constituent que l'une des composantes du gallicanisme, dans lequel entre une part prépondérante d'irrationnel : l'opposition entre le tempérament religieux des Français et des Italiens. Beaucoup plus d'ailleurs que de théories et d'opinions, le gallicanisme est fait d'attitudes concrètes, de démarches à l'égard du Saint-Siège ou de ceux qui le représentent ; son évolution est extraordinairement sensible à la conjoncture internationale, aux guerres, aux alliances, à la diplomatie, aux situations de personnes. »[4]

Conclusion

Comment pouvons-nous finalement définir le « gallicanisme » ? Le terme semble désigner un ensemble d’attitudes, d’opinions et de doctrines religieuses et politiques spécifiques au royaume de France, qui s’opposent à toute intervention abusive soit du roi et des seigneurs à l’égard du clergé, soit du pape dans les affaires religieuses ou temporelles du royaume, sans pourtant aller au schisme. Ainsi le « gallicanisme »  est une réponse du royaume de France aux problèmes que soulèvent les rapports entre les puissances religieuses et temporelles ainsi que la primauté pontificale.

Le « gallicanisme » a nettement marqué l’histoire du royaume de France. Si le terme est plutôt un anachronisme, il évoque néanmoins le périmètre restrictif d’un ensemble de mouvements complexes, qui parfois se rejoignent dans son opposition contre tous ceux qui peuvent enfreindre ou limiter les coutumes et les privilèges de l’Église gallicane, notamment le pape. Si le « gallicanisme » est surtout connu pour sa résistance aux empiètements de Rome, il ne peut être englobé dans tous les mouvements anti-romains. Car contrairement aux orthodoxes, aux anglicans ou aux protestants, son opposition connaît une limite. Le « gallicanisme » ne va pas jusqu’à la rupture, jusqu’au schisme ou à l’hérésie. Il demeure fortement attaché à l’Église catholique.

Ce n'est donc pas un hasard que le terme de « gallicanisme » apparaît au XIXe siècle. On cherche à déterminer les responsabilités dans l’origine de la Révolution de 1789 et plus spécialement dans la constitution civile du clergé. La défense des libertés gallicanes contre Rome fait en effet l’objet d’accusation de la part des « ultramontains », c’est-à-dire de ceux qui sont fortement attachés au Saint-Siège. On cherche alors soit à l’accuser, soit à l’innocenter des événements qui ont conduit au régime révolutionnaire. Le terme est alors porté d’une mémoire et d’une idéologie bien étrangère à ce qu’il est censé désigner. On voit qu’il n’a plus lieu d’être dans la nouvelle société qui s’est développée depuis 1789. Mais surtout, le « gallicanisme » ou ce qu’il représente n’a finalement plus de raison d’être après le premier concile de Vatican. Car désormais, celui qui conteste la primauté pontificale devient hérétique. Les équivoques, le difficile équilibre entre l’opposition et l’attachement au Saint-Siège ainsi que les demi-mesures ne sont désormais plus tenables.





Notes et références
[1] Selon Bruno, il daterait de 1809 au temps où le pape était le prisonnier de Napoléon. La Mennais l’utilise dans son ouvrage De la Religion. Le baron  Ferdinand Eckstein le reprend en juin 1827. En 1830, il est devenu d’usage classique.
[2] Victor Martin, Les origines du gallicanisme.
[3] Claude Sutto, Étienne Pasquier et les libertés de l’Église gallicane, dans Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 23, numéro 2, septembre 1969,  id.erudit.org.
[4] Aimé-Georges Martimort, Le Gallicanisme de Bossuet, Paris, Éditions du Cerf, 1953.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire