" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 16 février 2019

Luther et la dispute de Leipzig : la primauté pontificale au cœur de la révolte ?

Il y a cinq cents ans, au mois de juin de l’année 1519, une étrange rencontre a eu lieu à Leipzig dans la région allemande de Saxe. Cette rencontre est un combat d’ordre théologique. Il oppose deux hommes célèbres : Martin Luther (1483-1546) [8], le moine en rébellion contre l’Église, et Jean Von Eck (1486-1543) un éminent docteur en théologie. Elle donnera certainement cette année à quelques événements pour célébrer cet anniversaire. Sans-doute, dira-t-on que Luther a vaincu l’obscurantisme ou que Von Eck n’était que « rempli d'une haute idée de lui-même, fier de ses talents, de la popularité »[1], t l’exemple même de la vanité scolastique ? Allons-nous encore nous présenter Luther comme l’homme courageux qui a osé braver le sophisme de Von Eck ? Espérons que la vérité aura sa place dans les débats…


Les protagonistes…

Martin Luther est déjà célèbre pour ses 95 thèses qu’il a affichées le 31 octobre 1517. Depuis, il a fait l’objet d’une enquête ecclésiastique qui a débouché sur une inculpation pour hérésie. En dépit de nombreuses rencontres avec des théologiens, Luther s’obstine dans ses erreurs. Il reste sur ses positions et refuse de se rétracter. Face aux résistances qu’il rencontre, il développe peu à peu une nouvelle doctrine et au fur et à mesure, il édifie une nouvelle conception de l’Église, allant d’audace en audace. Face à l’opposition qu’il fait naître, il radicalise ses pensées, y voyant en elles une incontestable vérité. Dans une lettre du 18 décembre 1518, il évoque l’Antéchrist qui règne dans la curie romaine. Mais sur le chemin de Luther, se dresse un théologien, Jean Von Eck…

Von Eck
Johann Maier Von Eck enseigne la théologie à l’université d’Ingolstadt depuis 1510. Il en est le vice-chancelier. Chanoine et curé d’une paroisse, il est considéré comme un excellent rhétoricien qui brille non seulement par son verbe mais aussi par ses connaissances et sa vaste culture. Il connaît notamment les langues grecque et hébreu, ce qui n’est guère courant à son époque. Il est aussi connu pour sa modernité. En 1514, à la demande des Fugger, il défend la légitimité du prêt à intérêt mais le limitant à 5%. Ainsi, aujourd’hui, est-il considéré comme « le champion de ces théologiens humanistes »[2] du XVIe siècle.

Luther et Von Eck se connaissent déjà. En 1517, ils se sont échangés des lettres amicales. Lorsque les fameuses thèses sont publiées, Von Eck critique ses idées sur les indulgences dans un ouvrage intitulé les Obelisci en février 1518. En mai, Luther lui répond par des Asterici. Eck s’oppose aussi à Karlstadt, un des professeurs de la faculté de théologie de Wittenberg acquis aux idées de Luther. Ces échanges sont d’abord privés et discrets. En les rendant publiques, Karlstadt provoque une dispute théologique.

Qu’est-ce qu’une dispute théologique au XVIe siècle ?

S’agit-il d’une dispute comme elle est pratiquée dans les universités ou d’un joug oratoire et savant ? Au Moyen-âge, la dispute universitaire, dit encore « disputation », est « un exercice formel qui consiste à traiter un sujet en exposant d’abord les arguments favorables à la thèse puis les arguments défavorables avant de proposer une détermination »[3]. Elle n’est pas uniquement dédiée à des sujets théologiques. Toutes les matières universitaires utilisent cette méthode sous forme d’exercice orale. Par ses objectifs et sa finalité, la dispute de Leipzig est bien différente d’une disputation.

Se réduit-elle alors à un joug oratoire comme si la dispute n’était que le lieu d’une rhétorique élaborée ? Effectivement, la dispute théologique paraît d’emblée comme une confrontation intellectuelle entre des positions contraires. Mais si la rhétorique est un élément important de la dispute, elle ne peut se réduire à cela. Elle n’est pas seulement un exercice où la forme emporte sur le fond. Cela signifierait que le vainqueur, lorsqu’il y a vainqueur, ne doit sa victoire qu’à ses qualités oratoires. Elle est surtout le lieu où s’opposent des thèses contraires et où chaque champion tente de convaincre de la véracité de sa thèse. Comme dans le cas de la dispute de Leipzig, elle se termine par un jugement, une sentence. La dispute se déroule devant un jury. Au XVIe siècle, surtout dans les années 1520, de nombreuses disputes se déroulent dans les États germaniques à l’issue desquelles le prince décide de choisir quelle foi il adoptera ainsi que ses sujets. Il s’agit donc de convaincre et d’emporter la décision. Il ne s’agit donc pas de chercher un compromis ou une réconciliation. Sans conséquence politique, des disputes sont aussi organisées dans le royaume de France. La dispute, comme celle de Leipzig, n’est donc nullement une conférence ou un débat. Les allemands utilisent plutôt le terme de « Religionsgesparäch » qui pourrait être traduit par « colloque religieux » …

Remarquons que l’autorité temporelle est présente dans les disputes. Par son rôle, elle peut ainsi intervenir dans les affaires ecclésiastiques. Elle devient parfois l’arbitre de l’affrontement. Pour cette raison, la dispute de Leipzig est une première. L’université de Leipzig ayant refusé d’organiser la rencontre, c’est le duc de Saxe qui intervient pour qu’elle ait lieu. L’évêque de Mersebourg aurait interdit toute espèce de dispute sur des matières religieuses. Mais le duc maintient le débat et menace tous ceux qui s’y opposeraient. Or l’affaire est purement théologique. Elle ne concerne nullement le pouvoir temporel. Son implication dans la dispute induit donc une reconnaissance politique de l’affaire. Finalement, la dispute théologique apparaît comme un lieu de controverse entre des catholiques et des hérétiques sous la responsabilité d’une autorité temporelle.

Certains auteurs voient pourtant dans la dispute théologique un avatar de la dispute universitaire. Comme nous l’avons évoqué, elles se diffèrent sur plusieurs points importants. D’autres voient dans la rencontre entre catholiques et hérétiques une remise en cause de la primauté pontificale, qui seule peut définir la doctrine chrétienne. Quant à nous, cette méthode nous ramène plutôt au temps antique où Saint Augustin engageait des débats avec les donatistes. La dispute apparaît alors comme un moyen de combat pour confondre les hérétiques et les schismatiques.

Un Luther confiant…

Avant de rejoindre Leipzig, Luther a une piètre opinion de son adversaire. Ce n’est qu’ « un bouffi d’orgueil, de ce petit dieu de l’Olympe qui se croît sûr de sa victoire…Vous savez que j’ai affaire à un sophiste frauduleux, superbe, braillard, à double peau, qui veut me commettre en public, et me vouer aux fureurs du pape. »[4] Il est convaincu de sa victoire comme il est certain des idées qu’il défend.

Luther ne vient pas seul à Leipzig. Il est accompagné de deux cents étudiants et d’un grand nombre de professeurs dont des théologiens et des docteurs en droit. Von Eck arrive à la ville ducale avec un seul serviteur.

La mise en place de la dispute

La dispute entre Luther et Von Eck se déroule à l’Université de Leipzig sous la présidence du duc de Saxe, du 27 juin au 16 juillet, devant une très nombreuse assistance. Andréas Karlstadt et Philip Melanchthon, deux disciples de Luther, y participent aussi. Quatre greffiers sont désignés pour relever les arguments de chacun dans un texte intitulé Les actes de la dispute. Celui-ci sera soumis à un jury et devra être publié après son autorisation.

Le choix de la composition du jury donne lieu à de nombreuses discussions. Il a été décidé qu’ils seront choisis parmi les professeurs de plusieurs universités. Karlstadt déclare se contenter de celle d’Erfurt. Luther fait aussi appel à cette université, où il a fait ses études, et aussi à celle de Paris qu’il estime fort. Mais contrairement à l’usage, il demande que le texte soit soumis à tous les professeurs, y compris à ceux des Facultés de droit, de médecine et des arts. Or Von Eck s’y oppose en raison de leur incompétence en matière de théologie. Il exige que seuls les théologiens et les canonistes soient membres du jury. Le duc de Saxe refuse la proposition de Luther. Comme les augustiniens et les dominicains sont rejetés, les premiers par Von Eck et les seconds par Luther, ils ne feront pas partie du jury.

Le combat commence…

Deux chaires sont élevées face à face dans une vaste salle dans le château de Pleissenbourg. Des soldats le gardent afin de protéger les acteurs du débat. Après une première messe à l’église de Saint-Thomas, Pierre Mosellanus, professeur de littérature grecque, ouvre la séance en demandant à chacun la modération dans le langage, la probité dans les citations des textes, et la charité dans la discussion. Dans la salle, trône le duc entouré du vieux Hochstraet et d’Emser, canoniste célèbre. Le public est nombreux, comprenant quelques centaines d’écoliers de diverses facultés, surtout de celle de Wittemberg. Nous pouvons y distinguer des prêtres de Bohême, disciples de Jean Huss. De grands érudits assistent aussi au débat comme Adrien Suesionius, canoniste, philologue et jurisconsulte, Jean Cellerius, professeur d’hébreu ou encore Regerus Rescius, professeur de grec. De nombreux humanistes aux noms latinisés sont en effet présents. Certains demeureront catholiques, d’autres rejoindront Luther…

C’est Karlstadt qui commence la dispute, le 27 juin, avec Von Eck. Le premier sujet abordé est la justification. Luther n’intervient que le 4 juillet. La discussion porte rapidement sur la primauté romaine et sur l’autorité des conciles. Elle dure quatre jours. La querelle se poursuit ensuite jusqu’au 5 juillet sur d’autres sujets : le purgatoire, les indulgences, la pénitence et le pouvoir des clés.

La primauté pontificale au centre de la dispute

Von Eck et Luther s’opposent rapidement sur la primauté pontificale. Von Eck affirme qu’elle est de droit divin alors que Luther soutient qu’elle n’existe que par droit humain. Il veut bien lui reconnaître tout au plus une primauté d’honneur. Ce point est essentiel dans le débat. Par conséquent, continue Luther, le salut n’est pas conditionné par l’obéissance au pape. Le point d’achoppement repose donc sur l’origine de la primauté pontificale.

Von Eck s’appuie sur des arguments classiques tirés de la Sainte Écriture. Luther s’oppose à son interprétation. Les paroles divines « Tu es Pierre » ne s’adressent qu’à Saint Pierre et non à ses successeurs. Le roc sur laquelle est bâtie l’Église n’est point l’apôtre mais le Christ. Enfin, le pouvoir des clés n’est pas remis à Saint Pierre et aux Apôtres mais à tous les chrétiens. Il n’oublie pas de préciser que la primauté pontificale n’est pas un article de foi. « Oui, je confesse et défends la primauté du pape, mais primauté de droit humain. De la primauté divine, aucun Père de l’ancienne Église n’a voulu faire un dogme de foi. » Or si l’Église n’a pas de chef extérieur, il n’y a point de hiérarchie et donc pas d’Église visible. D’où vient sa doctrine, s’interroge Eck ? De Jean Huss. En effet, Eck cite la proposition de Jean Huss qu’a condamnée le concile de Constance. Elle ressemble à celle de Luther. Que va-t-il lui répondre ? Le public attend une réponse.

Luther affirme alors que parmi les propositions condamnées par le Concile de Constance, certaines sont véritablement évangéliques. Ses propos soulèvent aussitôt un vent de colère dans l’assemblée, Eck lui demande alors s’il condamne le concile œcuménique. « Comment me prouverez-vous qu’un concile ne puisse pas se tromper ? », lui répond-il. Ainsi, pour défendre son opinion, Luther remet en cause l’autorité des conciles.

Un Luther fuyant et en colère…

Puis, avant que la dispute ne soit terminée, Luther et Karlstadt quittent la ville de Leipzig. Jean Ruber, plus connus sous le nom de Rubens, est atterré quand il les voit s’éloigner si hâtivement. Eck semble donc remporter la victoire par abandon. Mais Luther part en colère contre Von Eck. La dispute l’a mis en fureur. Depuis cette dispute, les insultes pleuvent sur ses adversaires. Il s’emporte contre le pape qu’il considère comme l’Antéchrist. La révolte contre Rome est encore plus virulente. Luther publie notamment un ouvrage intitulé Resolutio... de potestate papae dans lequel il combat la papauté à partir de la Sainte Écriture. Mais Eck n’abandonne pas le combat. Il élabore De primatu Petri ...

Et les Actes de la dispute ?

En octobre 1519, le duc de Saxe envoie les Actes de la dispute au recteur et aux professeurs de l’Université de Paris[5]. Une commission de vingt-quatre personnalités de toutes les facultés est constituée pour étudier cette affaire à partir de ce document. En 1521, l’Université condamne à l’unanimité la doctrine de Luther et fait l’objet d’une longue Determinatio.

Curieusement, cette condamnation ne mentionne pas la remise en cause de la primauté pontificale, pourtant sujet essentiel de la dispute. Une des sections du document défend néanmoins l’autorité des conciles généraux. Elle proteste aussi en faveur de la conception hiérarchique de l’Église. Elle s’oppose à celle de Luther qui voit tous les fidèles égaux et nie le sacrement de l’ordre. Son idée de sacerdoce universel est aussi condamnée. La Determinatio défend l’autorité ecclésiastique et le devoir d’obéissance envers elles sans évoquer la primauté du pape. Il faut noter que le texte ne s’appuie pas uniquement sur les Actes de la dispute mais aussi sur un des ouvrages de Luther, intitulé Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église.

Le silence sur la primauté pontificale peut s’expliquer par la position de l’Université de Paris, encore influencée par le Grand Schisme d’Occident et le conciliarisme[6]. Elle insiste donc sur l’autorité ecclésiastique sans mentionner le pape. Mais cela revient alors à occulter une partie majeure de la doctrine de Luther, qui veut retirer toute autorité au pape dans l’Église. Cependant, comme nous le voyons, l’Université de Paris comprend très bien les implications de sa doctrine sur l’ecclésiologie. Car Luther remet en question le rôle de l’autorité ecclésiastique dans l’économie de salut. En effet, « le problème ne fut plus seulement celui de la primauté du pape ou du concile dans l’Église, mais la teneur même du pouvoir spirituel. »[7]

Conclusions

La dispute de Leipzig a eu l’avantage de cerner le point central de la doctrine de Luther et aussi sa faiblesse. Il s’oppose clairement à l’autorité du pape. Il ne la supporte pas.  Elle demeure une des principales objections à ses pensées. Sa « réforme » est bien une révolte religieuse qui se radicalisera pour devenir finalement une révolution.

Aujourd’hui, ses critiques nous font bien sourire. Mais contre ce roc qui lui résiste et refuse ses erreurs, Luther se crispe, s’énerve et s’emporte dans une haine redoutable. Car que veut-il finalement être si ce n’est d’être un pape de sa propre église ? Il en finit par renier l’autorité du concile, remettant finalement en cause plus de quinze siècles d’histoire chrétienne. Mais comme tout séditieux, il doit renier ce passé s’il veut imposer sa conception toute nouvelle de l’Église. Dans un monde changeant, rien ne peut demeurer s’il n’est pas bâti sur un fondement durable. Sans primauté pontificale, que serait devenue l’Église ?


Notes et références
[1] Merlé d’Aubigné, Histoire de la Réformation du XVIe siècle, tome II, livre 5, chapitre 2.
[2] De la réforme à la Réformation (1450-1530), sous la responsabilité de M. Venard, tome 7, Histoire du Christianisme, sous la direction de J.-M. Mayeur, Ch. et L. Piétri, A. Vauchez, M. Venard, Desclée, 1994.
[3] Béatrice Périgot, Dialectique et littérature : les avatars de la dispute à la Renaissance, dans L’information littéraire, 2001/3, vol. 53, www.cain.infos.
[4] Luther, lettre à Spalatin, dans Histoire de la vie, des écrits et des doctrines de Martin Luther, Jean Marie Vincent Audin, tome 1, 5 édition, libraire-éditeur L. Maison, 1845.
[5] Voir Conférences de Mme Veyrin-Forrer dans Histoire et civilisation du livre dans École pratique des hautes études, Martin Henri-Jean, Sauvy-Wilkinson Anne, Veyrin-Forrer Jeanne, 4e section, sciences historiques et philologiques, livret 2, Rapports sur les conférences des années 1981-1982 et 1982-1983, 1985, https://www.persee.fr.
[6] Voir Les thèses gallicanes sur le pouvoir pontifical, Benoît Schmitz dans Hétérodoxies croisées. Catholicismes pluriels entre France et Italie, XVIe-XVIIe siècles, Gigliola Fragnito, Alain Tallon, Publications de l’École française de Rome, 2015, https://books.openedition.or.g
[7] André Martignoni, sur la thèse Le pouvoir des clefs. La suprématie pontificale et son exercice face aux contestations religieuses et politiques (XVIe siècle), thèse tenue par Benoît Schmitz, 18 avril 2014, https://humanisme.hypotheses.org.
[8] Voir Émeraude, articles  de décembre 2016 et janvier 2017.

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