Les relations entre les
pouvoirs spirituel et temporel sont au centre des rivalités qui opposent les
Papes et les Empereurs germaniques, ou encore le Pape Boniface VIII et le roi de France Philippe le Bel. Chacun des protagonistes défend fermement leur
pouvoir, voire cherche à soumettre l’autre. Cette lutte ne se réduit pas à d furieux combats ou
à des intrigues. Elle se déroule aussi sur le plan juridique. Chacun tente de justifier sa suprématie par le droit. À côté des Papes, des
Empereurs et des rois, se trouvent en effet de nombreux canonistes et légistes qui
conseillent leur maître, travaillent et élaborent des thèses qui évoluent au cours u temps.
Avant tout, rappelons que le canoniste est le spécialiste du droit canon, c'est-à-dire de la loi de l'Église catholique ou encore du droit appliqué par l'Église. Le légiste est le conseiller juridique du roi.
La vision des canonistes au
XII et XIIIe siècle
Pour régler les rapports
entre l’Église et l’Empire, les canonistes s’appuient principalement sur quatre
canons[1].
Deux canons sont tirés du texte de Saint Gélase Ier que nous avons déjà présenté dans
un de nos articles[2].
Le Pape réaffirme clairement l’existence et la distinction de deux pouvoirs qui
régissent le monde ainsi que leur autonomie dans leur domaine propre tout en
insistant sur leur complémentarité. Néanmoins, Saint Gélase note une inégalité
entre ces deux pouvoirs et défend l’idée de la prééminence de l’autorité
spirituelle sur le pouvoir royal ou impérial par l’objet de leur pouvoir. Comme
tout chrétien, l’Empereur et tout prince chrétien doivent se soumette à
l’autorité spirituelle lorsqu’il s’agit de la religion et du salut. Elle peut
aussi sanctionner le prince lorsque dans l’exercice de son pouvoir, il n’agit
pas selon l’ordre religieux.
Déposition de Childéric II et couronnement de Pépin le Bref |
Les deux autres canons
proviennent de la lettre de Saint Grégoire VII à Hermann, évêque de Metz. Le
Pape prend l’exemple du Pape Zacharie qui a déposé le roi des Francs Childéric
III « non pas tant à cause de ses
iniquités qu’en raison de son insuffisance »[3]
et délié le serment de fidélité des Francs au profit de Pépin le Bref,
destituant ainsi la dynastie des Mérovingiens pour instaurer sur le trône celle
des Carolingiens. Il prend aussi l’exemple de la déposition de l’Empereur Henri
IV au cours de la Querelle de l’Investiture. Ces faits historiques sont
longuement étudiés par les canonistes. C’est à partir de ces exemples que Romand
Bandinelli, future Pape Alexandre II, justifie le droit des Papes à déposer un
prince dans la somme intitulée la Stroma (achevé en 1148).
Ainsi, les canonistes
reconnaissent la distinction des deux pouvoirs, religieux et temporel, mais ils
se demandent comment s’exercent en réalité ces deux pouvoirs. Cette question
intéresse aussi bien les spécialistes de Bologne mais aussi ceux des autres
villes de droit. Deux partis s’affirment dans ses discussions : les
dualistes et les monistes[4].
La position des dualistes
Les dualistes distinguent
les deux pouvoirs, pontifical et impérial, sans admettre un empiétement du
premier sur le second. L’un des plus célèbres est le canoniste Uguccio de Pise
(1140-1210), évêque de Ferrare, théologien, grammairien et lexicographe. Il est
l’auteur de Summa super decreto, achevé vers 1188. Il est aussi le maître
du Pape Innocent III lorsqu’il était étudiant en droit.
L’argumentation des
dualistes s’appuie sur l’antiquité de l’Empire. Comme sa fondation est
antérieure à celle de la Papauté, il ne dépend pas d’elle. Le pouvoir impérial
émane directement de Dieu. Le sacre romain ne confère en fait à l’Empereur que
le titre impérial et le confirme dans sa dignité mais il ne le crée pas.
L’Empereur ne tient son pouvoir que de l’élection des princes comme autrefois
de l’acclamation du peuple romain. Les canonistes dualistes attachent donc directement le
Saint Empire Germanique à l’Empire romain. Le premier est la continuité du
second.
L’Empire est en outre
destiné à soumettre tous les peuples sous sa loi. Tous les princes doivent
obéissance à l’Empereur. Il porte donc la marque de l’unicité et de
l’universalité. Comme l’affirme Uguccio de Pise, le seul Empire qui puisse
exister est alors celui qui siège à Rome. Il dénigre ainsi l’Empire byzantin
dont le chef porte abusivement et par usurpation le titre d’Empereur.
Néanmoins, si les dualistes
affirment que l’Empereur ne reçoit pas le pouvoir de la main du Pape, ils
défendent l’idée selon laquelle le Pape détient une puissance suprême. Il peut
en effet intervenir dans des cas difficiles, par exemple en cas d’impuissance
de l’autorité temporelle. Le Pape peut aussi déposer les rois déférés à son
tribunal, ou encore contraindre les princes à réparer le mal qu’ils ont pu
causer.
Mais la plupart des
canonistes dualistes s’opposent à un droit direct et absolu des Papes de
déposer l’Empereur. Ils voient la déposition comme un effet de son pouvoir
indirect lorsqu’il est sollicité. Ainsi pour l’auteur de la somme Et
est sciendum, le Pape a déposé l’Empereur dans le cadre de son
magistère spirituel, comme la conséquence normale de l’excommunication qu’il a
prononcée. Commentant la déposition de Childéric au profit de Pépin le Bref par
le Pape Zacchaire, Uguccio montre qu’on parle de déposition par le Pape au sens
où le Pape a conseillé les princes de le déposer ou a consenti à sa déposition.
En effet, selon des canonistes, le maire du Palais aurait demandé au Pape de
dire celui qui est plus digne de la couronne, celui qui vit dans l’inaction ou
celui qui combat pour le bien commun. Le Pape Zacharie s’est prononcé en faveur
de celui qui vit pour le bien commun. Ce sont bien les princes qui destituent Childéric avec le consentement du Pape. Reprenant avec vigueur les propos
d’Uguccio, le canoniste Alain l’Anglais est plus affirmatif : le Pape n’a aucune
compétence pour le destituer directement. Il reçoit le pouvoir de Dieu.
L’Empereur n’est soumis au Pape que dans le domaine spirituel. Seule la
nécessité impose sa déposition.
La position des monistes
Contrairement aux canonistes dualistes,
les monistes considèrent que le sacre romain, à l’image du sacre épiscopal,
confie les pouvoirs à l’Empereur. L’Empire ressemble donc à une institution
purement ecclésiastique. Il relève donc de l’autorité pontificale puisqu’il est
le chef de l’Église. Il n’existe finalement qu’un seul pouvoir, celui du Pape.
Les monistes sont aussi
partisans de la « théorie des deux
glaives » au sens général, le terme de « glaive » désignant en effet, non le pouvoir de juger et de
sanctionner, mais le pouvoir en lui-même. Selon la Summa Banbergensis (vers
1206-1210), le Pape possède le glaive spirituel par droit d’autorité et droit
d’exécution, et le glaive temporel par droit d’autorité uniquement mais il en
délègue l’exécution, c’est-à-dire le pouvoir exécutif, aux princes. Ou dit
autrement, le Pape possède le pouvoir dans sa plénitude, c’est-à-dire le
pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Il exerce le premier de manière
directe et délègue le second aux autorités temporelles pour qu’il défende et
protège l’Église. Ainsi le Pape exerce le pouvoir temporel de manière indirecte.
« Le seigneur apostolique transfère
le royaume[5]
et dépose l’empereur », nous dit la Stroma [6].
Pour les dualistes, les
princes et le Pape détiennent donc directement de Dieu chacun un pouvoir de
nature différent, les premiers temporel, le second spirituel, qu’ils s’exercent
chacun dans leur domaine propre. Pour les monistes, seul le Pape détient les
deux pouvoirs, le pouvoir spirituel de manière direct, le pouvoir temporel de
manière indirecte.
Innocent III (1160-1216), élu Pape en 1198, est un ancien
canoniste. Il défend la doctrine pontificale notamment à partir du droit. La
double élection de Philippe de Souabe et d’Otton de Brunswick sur le trône
impérial lui permet d’intervenir dans les débats sur les relations entre la Papauté
et l’Empire. En janvier 1201, il soumet sa délibération lors d’un consistoire.
« La question de l'Empire regardait
particulièrement le Siège apostolique, d'une part en raison des origines –
principaliter - puisque c'est par le pape et à cause de lui que l'Empire fut
transféré [d'Est en Ouest] pour trouver en lui un meilleur défenseur, d'autre
part en raison de l'accomplissement - finaliter - parce que, pendant son sacre,
l'empereur reçoit la dernière imposition des mains du pontife qui le bénit, le
couronne et l'investit de l'Empire. »[7]
Selon Innocent III, deux
raisons expliquent la suprématie pontificale sur l’Empereur. Comment peut-on
expliquer le transfert de l’autorité impériale de l’Empereur Grec à l’Empereur par le Pape si celui-ci ne détient pas un
pouvoir supérieur à celui des Empereurs ? Sans ce pouvoir suprême, comment
peut-on dire que le basileus est un usurpateur ? Selon Innocent III, ce transfert de pouvoir et d'autorité s’est en
effet réalisé par l’autorité du Pape, ce qui démontre sa supériorité. La
deuxième raison demeure le sacre que reçoit l’Empereur des mains du Pape. Il
fonde sa légitimité. Par conséquent, il y a un lien de subordination de
l’autorité impériale à l’égard de l’autorité pontificale.
Le débat porte alors sur le
rôle du sacre ou plutôt sur l’origine de la légitimité de l’autorité impériale. Tient-elle du sacre ou de l'élection ? Lorsque le légat pontifical proclame Othon IV à la cathédrale de Cologne, les
électeurs de Philippe de Souabe protestent violemment contre l’ingérence du
Pape dans une affaire dont il n’a aucune compétence. Selon les droits de
l’Empire, l’élection est de la compétence unique et exclusive des électeurs.
Ils rappellent aussi que dès son élection, l’élu peut exercer immédiatement ses
droits impériaux. En clair, seule l’élection fait l’Empereur. Ils tiennent
ainsi la position des dualistes.
Innocent III publie
la décrétale Venerabilem, qui sera inclus dans le droit canonique. Il
reconnaît formellement aux princes allemands le droit et le pouvoir d’élire le
roi promouvable à l’Empire et affirme qu’ils « reçurent ce privilège du Siège apostolique lorsqu’il opéra la
translation de l’Empire de l’Est à l’Ouest en la personne de Charlemagne. »
Innocent III justifie de nouveau la légitimité du transfert de l’autorité
impériale par l’autorité supérieure qu’est celle du Pape. Néanmoins, il accorde aux électeurs le privilège de choisir celui qui pourrait être Empereur mais en contrepartie, ils doivent reconnaître au Pape le droit
d’examiner leur élu puisque c’est par ses mains qu’il est consacré et couronné.
Innocent III reste néanmoins ambigu dans ses termes. Le sacre ne confirme ni
n’approuve l’élection. Il ne demande que le droit d’examiner l’élu, considérant
l’examen comme un préalable au couronnement.
Pour qu’un Pape puisse
destituer un prince, il peut aussi transférer son autorité vers un autre. Le
droit de transférer une autorité est fortement lié à celui de déposer le
détenteur de cette même autorité. Les constitutions Excommunicamus (1215) et Vergentis
(1199) traitent plus clairement deux cas où les princes peuvent être déposés
par le Pape. Dans le premier texte, il s’agit des princes et des rois
hérétiques après excommunication. Dans le second, peuvent être déposés ceux qui négligent de
combattre les hérésies, et donc sont suspects de leur être favorables.
Une
évolution des dualistes : vers la supériorité pontificale
Pendant le premier quart du
XIIIe siècle, les canonistes s’activent énormément, sans-doute en raison des
travaux d’Innocent III et du prestige qu’il a donné à la Papauté. La position
dualiste tend à se rapprocher de celle des monistes quand ces derniers raidissent
encore leur point de vue.
La position des dualistes devient
en effet plus nuancée au XIIIe siècle, se rapprochant peu à peu de celle des
monistes. En se référant à la décrétale Per Vénérable, l’auteur de la
Glossa
Palatina montre que l’Empereur l’est véritablement par l’élection des
princes mais qu’il ne peut exercer son autorité qu’après avoir été confirmé par
le Pape au moment du sacre. Contrairement à Innocent III, il définit clairement
le rôle du sacre comme une confirmation. Il s’appuie aussi sur l’exemple de
Saül et de David qui ont eu besoin de la confirmation sacerdotale pour régner
sur le peuple de Dieu. D’autres canonistes comme Laurent l’Espagnol défendent
l’idée d’Innocent III selon laquelle le Pape a transféré l’autorité impériale
des Empereurs Grecs aux Empereurs germaniques. Or, « comment l'Église romaine pourrait-elle transférer l'Empire d'une
personne à l'autre et déposer un roi »[8]
si le Pape n’exerce pas une autorité supérieure à celle de l’Empereur ? L’argumentation
est imparable.
Cependant, l’auteur de la Glossa
Palatina défend toujours l’idée d’Uguccio : le Pape ne peut pas
déposer l’Empereur, hors cas d’hérésie, sans le consentement des princes
germaniques. Ce n’est que par leur autorité qu’il peut le défaire de son trône.
Le canoniste Alain n’est pas de cet avis. Le Pape peut destituer tous les
princes si on prouve son incapacité à gouverner, pourvu que l’Église ne souffre
d’aucune perturbation. Il s’appuie sur l’exemple de Zacharie déposant
Childéric. Plus tard, il étend les cas de destitution. S’il persévère dans la
simonie, l’hérésie et la discorde permanente, causant ainsi un scandale pour
l’Église, le Pape peut aussi le déposer. Enfin, il défend la théorie des deux
glaives. La tendance moniste se renforce encore par le canoniste Tancrède.
Soulignons que des
canonistes commencent à remettre en cause l’universalisme de l’Empire. Selon
Laurent l’Espagnol, les royaumes peuvent se donner la loi selon qu’ils vivront.
Or si l’Empire n’est plus universel, ce ne sert plus à rien d’argumenter sur le
transfert d’autorité impériale des Grecs aux Germains pour justifier la
supériorité de l’autorité pontificale. Une des justifications d’Innocent III
perd toute sa pertinence.
Concile de Lyon |
Le cas de la déposition de
l’Empereur Frédéric II
La déposition de l’Empereur
Frédéric II par le Pape Innocent IV au concile de Lyon permet aux canonistes de
développer encore davantage le droit des Papes à déposer des princes.
Au concile de Lyon (1245), Innocent
IV (v.1180-1254), élu Pape en 1243, demande aux évêques présents s’ils veulent condamner l’Empereur Frédéric II après
avoir constaté ses fautes manifestes. Un des canonistes, Henri de Suse, répond
à sa demande. Il reprend la glose de Jean le Teutonique selon laquelle le Pape
peut déposer l’Empereur pour n’importe quel péché grave s’il demeure
incorrigible et s’il cause du scandale dans l’Église. C’est clairement le cas
pour Frédéric II. En outre, le roi Childéric III a été déposé par Zacharie en
raison de son incompétence. Il est donc encore plus légitime pour le Pape de
destituer Frédéric II en raison de ses iniquités.
Dans le texte qui destitue
l’Empereur Frédéric II, Innocent IV rappelle d’abord l’obstination de Frédéric
II et son orgueil qui ont fait échouer toutes les démarches de paix qu’il a
menées puis il précise les motifs de sa condamnation. Alors par son pouvoir des
clés, considérant ses fautes graves, Innocent IV le destitue. « Nous qui en dépit de notre indignité sommes
sur terre le vicaire du Christ et à qui en la personne du bienheureux Pierre a
été dit « ce que tu lieras sur terre sera lié dans les cieux », nous
déclarons ce prince dépouillé par Dieu de tout honneur et de toute dignité et
de surcroît, de notre côté, nous le déposons par notre sentence » Le
Pape agit en vicaire de Christ en raison des fautes que l’Empereur a commises.
Il précisera plus tard qu’il a agi par nécessité et pour assurer la paix aux
fidèles.
Les canonistes pontificaux face aux légistes du roi de France
Livre de l'information
des roys et des princes
Gilles de Rome
|
Le conflit qui oppose le roi
de France et le Pape au XIVe siècle apparaît comme une nouvelle phase dans
l’étude canonique des relations entre l’Église et l’État. L’autorité
pontificale n’est plus menacée par l’autorité impériale. L’idée d’universalisme
impériale comme l’idée même de l’Empire sont remises en cause. Alors que l'autorité de l'Empereur décline, de nouvelles puissances émergent. Les jeunes
royaumes défendent leur légitimité et leur indépendance à l’égard de l’Empire.
Et comme l’Empereur, les rois veulent affirmer leur autorité face à celle du
Pape. Les deux camps s’affrontent aussi sur le plan juridique. Ainsi les
légistes du roi, soutenus par des libelles, et les canonistes du Pape
s’affrontent, développant chacun des arguments pour contrer l’autre. Dans une
lutte, certains se radicalisent dans les deux camps.
Gilles de Rome (1247-1316),
ermite de Saint Augustin et disciple de Saint Thomas d’Aquin, apparaît comme le
défenseur le plus résolu de la supériorité pontificale. Il est sans aucun doute
un auteur important de la fin du XIIIe siècle. Il appartient à l’ordre des
ermites de Saint Augustin dont il est nommé général en 1292. Il est le
précepteur de Philippe le Bel pour lequel il a écrit un traité intitulé De
regimine principum[9].
Le principal ouvrage qu’il a écrit pour défendre la suprématie du Pape est De
ecclesiastica potestate, composé en 1302. Il s’appuie sur les exemples
de l’Ancien Testament, sur le transfert de l’autorité impériale des Grecs aux
Germains et enfin sur le rôle des sacres.
Remarquons qu’il met en évidence
l’antiquité du pouvoir religieux dans l’Histoire Sainte, qui est antérieur au
pouvoir royal. Il se justifie enfin sur la nécessité d’une hiérarchie dans les
choses. Comme le corps doit être soumis à l’âme, le temporel doit l’être à
l’égard du spirituel : « puisque
le corps est toujours soumis à l’âme (…) alors nécessairement le pouvoir
temporel, qui ne s’occupe que de choses matérielles, doit se soumettre au
pouvoir spirituel. »[10]
Néanmoins, il respecte l’autonomie des pouvoirs. Le Pape laisse au prince
l’exercice de son pouvoir. Il n’intervient dans le temporel que pour deux motifs :
quand il y a péché ou lorsque l’autorité se montre négligente, incapable.
Gilles de Rome reprend ainsi les discours des canonistes des siècles précédents
mais en y ajoutant une certaine spéculation philosophique.
Influencé par Saint Thomas
d’Aquin et Gilles de Rome, Jacques Capocci (v.1255 - v.1308), dit Jacques de
Viterbe, est plus nuancé et modéré. De l’ordre des ermites de Saint-Augustin,
il devient évêque de Bénévent en 1302, puis de Naples. Il prend parti pour le
pouvoir temporel et spirituel du Pape et rejette les prétentions des rois sur
l’institution ecclésiale[11].
Pour justifier la politique de Boniface VIII, Viterbe rédige l’ouvrage intitulé
De
Regimine Christano entre 1301-1302. Il définit le statut du Pape dans un
traité sur l’Église. Héritier de la juridiction du Christ, le Pape est juge
suprême.
Bienheureux Jacques de Viterbe |
Jacques de Viterbe présente les deux conceptions qui s'imposent à son époque : l'une s'appuie sur le droit naturel de l'État pour justifier son indépendance à l'égard de l'autorité pontificale, l'autre privilégie la justice surnaturelle comme justification de la suprématie pontificale. Ainsi, ces thèses opposent la nature et les grâce ou absorbe l'une dans l'autre. Il propose alors une voie intermédiaire. « Entre ces deux voies opposées (2), on peut trouver une voie moyenne, plus raisonnable, et dire que le pouvoir temporel a son origine dans l'inclination naturelle des hommes et par suite en Dieu lui-même, en tant qu'une œuvre de la nature est une œuvre de Dieu. Mais formellement et dans sa perfection, il existe par le pouvoir spirituel... car la grâce ne détruit pas la nature mais la perfectionne et l'informe ». En s’appuyant sur Saint Augustin et sur Saint Thomas d’Aquin, il
reconnaît l’origine naturelle de l’État tout en défendant l’idée selon laquelle seule
l’Église peut lui donner sa perfection. Le pouvoir temporel ne prend son sens
que s’il est soumis au spirituel parce que l’Église, gardienne des vérités,
détient la plénitude des pouvoirs, y compris sur le pouvoir temporel.
Augustin Trionfo d’Ancône
(1243 ? - 1328) reprend l’ensemble des arguments de ses prédécesseurs pour
élaborer une véritable thèse à la gloire pontificale dans la Summa de potestate ecclesiastica,
écrite probablement en 1302. Il défend la suprématie pontificale sur le
spirituel et sur le temporel. En tant que Vicaire du Christ et chef suprême de
l’Église, il détient en plénitude leur puissance. Ainsi a-t-il toute autorité
sur le spirituel comme sur le temporel. La seule distinction consiste en
l’exercice de cette autorité : il exerce pleinement l’autorité spirituelle et
délègue l’autorité temporelle aux princes. Il défend la théorie des deux
glaives dans un sens large, le « glaive »
désignant désormais toute autorité. Comme les canonistes qui l’ont précédé, il
s’appuie sur l’Ancien Testament, sur la théologie et sur des précédents
historiques. En matière de temporel, le Pape peut intervenir lorsqu’il y a
péché, irrégularité dans la procédure séculière ou encore dans des affaires
douteuses et difficile. Il est l’autorité suprême en matière morale. Il ne voit
pas le pouvoir temporel subordonné au pouvoir spirituel mais plutôt une
compénétration des deux pouvoirs avec l’inclusion du premier dans le second. Ainsi l’Empereur est ainsi
au service du Pape pour le gouvernement de l’Univers ou dit autrement il est
« le vicaire du Pape dans le
temporel. »[12]
Le Pape peut donc le déposer et transférer son pouvoir à un autre. Il ne s’agit
pas d’attenter à son autorité mais d’en réprimer un abus.
Augustin Trionfo traite aussi
des rois qu’il considère comme des usurpateurs mais auxquels l’Église a
abandonné le pouvoir qu’ils détiennent de fait pour le bien de la paix. Il
oublie que les Papes ont aussi favorisé leur émergence pour s’opposer aux
Empereurs. Les rois doivent aussi se soumettre au Pape et le reconnaître comme
la source de leur autorité. « Au
total, qu'il s'agisse de pouvoir doctrinal, législatif, administratif ou coercitif,
Augustin n'ajoute ni ne retranche rien d'important à la théologie du XIIIe siècle
: il ne fait guère qu'approprier au pape les droits que tout le monde alors reconnaissait
à l'Église. […] Jamais encore pareil effort n'avait été accompli pour
expliciter la signification que portaient en eux les titres traditionnels de
chef de l'Église et de vicaire du Christ. » Ces droits ne doivent onc pas
être regardés comme une volonté de dominer mais plutôt d’affirmer la
prééminence du spirituel sur le temporel.
Dans son De
planctu ecclesiae en 1330, le franciscain Alvarez Pelayo est encore plus catégorique
: « Le Pape gouverne tout, règle
tout, dispose de tout, tranche de tout à son grès. […] Toutes les choses temporelles, comme les spirituelles, sont sous la
domination de l’Église. »[13]
Les libellistes dans le
Royaume de France
Face à l'affirmation de la suprématie pontificale, se dresse de plus en plus l'affirmation de l'autorité royale dans le royaume de France. Aux environs de 1280, un
ouvrage théologique, Question in utramque partem, affirme
que le roi de France ne dépend en rien de la Papauté. Dans certains ouvrages, reprenant des thèses impériales, on s'appuie sur l'antiquité de l'autorité royale pour justifier son indépendance. On prétend que le roi de France existait avant même les clercs. Il défendait le royaume et
faisait les lois.
Selon le dominicain Jean Quidort (v. 1225-1306), l’État est fondé sur le droit naturel et
qu’il peut atteindre sa fin sans direction chrétienne ; il lui suffit
d’appliquer les règles de la raison et de la morale naturelle. Il défend même
l’idée que la souveraineté populaire est le fondement de tout pouvoir, y
compris dans l’Église. L’auteur anonyme de Dialogue entre un clerc et un chevalier,
écrit en 1302, reprend tous ces arguments « Le roi est au-dessus des lois, coutumes et libertés ; il ne relève
que de Dieu. »[14]
Il en vient donc à limiter l’autorité du Pape aux choses uniquement
spirituelles. Le Pape ne peut intervenir que
pour assurer le salut des fidèles. Certes il peut agir dans le
temporel pour rappeler le devoir d’obéissance des fidèles à l’égard du roi et
pour punir des crimes publics mais l’État doit contrôler l’Église, par exemple
dans ses fondations et les reprendre lorsqu’elle les gère mal. Les immunités
ecclésiastiques ne sont dues qu’à la bienveillance des princes. Bref, « l'assujettissement de l'Église à l'État,
avec le droit, pour celui-ci, d'utiliser, de contrôler, de réglementer la force
morale et sociale qu'elle représente. »[15]
Pierre Dubois (1255-1312), légiste royal au temps de Philippe le Bel et avocat royal à Coutances, défend aussi l’idée que l’État doit
contrôler l’Église. Mais il va très loin. Il propose même la sécularisation des
biens de l’Église et la suppression du célibat des clercs ! Nous ne sommes pas
très éloignés des doctrines de Marsile de Padoue. Il est vrai que Le
Défenseur de la Paix est publié en 1324. Il regroupe tous les arguments
antipontificaux. Guillaume d’Ockham est aussi très proche.
Les légistes du Roi de
France
Des libelles défendant la pleine et entière souveraineté du roi dans son royaume suprématie, y compre dans l'Église, circulent
dans le royaume de France au XIVe siècle. Les
légistes défendent aussi cette doctrine en s’appuyant sur le droit romain renaissant.
Ils siègent au conseil du roi, au Parlement ou appartiennent à l’administration
royale. Comme Pierre Flot, mort en 1302, et Guillaume de Nogaret (v. 1260-1313), ancien professeur de droit
romain, ils peuvent devenir ministre et chancelier.
Les légistes développent une
doctrine du pouvoir absolu du roi. Ils soulignent que le pouvoir provient
directement de Dieu sans passer par le Pape et que l’État est suffisant par
lui-même, détenant une autorité absolue. Ils nient toute dépendance en droit et
en pratique envers le Pape et donc rejettent toute intervention pontificale
dans les affaires politique du royaume. Le roi est, à leurs yeux, le chef
véritable de son Église, Dieu l’en ayant institué le protecteur naturel.
Jean de Paris, un précurseur
imprudent d’idées nouvelles
Le dominicain Jean Quidort
(v.1255-1306), dit aussi Jean de Paris, est l’un des plus célèbres. Maître en
théologie, il défend Philippe le Bel contre Boniface VIII. En 1395, il est
exclu de l’université à cause de sa doctrine sur l’Eucharistie. Dans le De
potestate regali et papali [16],
il s’oppose à Gilles de Rome, reprenant chacun de ses arguments.
Gilles de Rome écrivant |
D’abord, Jean de Paris
considère que le « regnum »,
par opposition à l’« imperium », est la forme idéale de la vie politique, que le gouvernement royal est
d’institution divine et confirmé par le droit naturel de telle sorte qu’il ne
peut être institué et confirmé par le Pape. Sa fin est d’assurer le bien commun
des sujets et de faire qu’ils puissent vivre selon la vertu. Concernant
l’Empire, il le considère comme un fait historique à prendre en compte.
Toujours selon Jean de
Paris, la royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ n’est qu’une royauté
spirituelle et sacerdotale. Reprenant son enseignement, il rappelle la
nécessité des deux pouvoirs, spirituel et temporel, et leur distinction, ainsi
que leur origine divine. « La
puissance spirituelle et la puissance temporelle sont chacune souveraine dans
leur domaine. Elles sont distinctes de telle sorte que l’une ne puisse être
subordonnée à l’autre. »[17]
Ils viennent bien du Christ mais toujours selon Jean de Paris, le pouvoir temporel en
tant que Dieu, le pouvoir spirituel en tant que Médiateur et Rédempteur. Ainsi
les deux souverainetés prolongent celle du Christ. Lorsque le roi est oint, il
ne reçoit pas le pouvoir temporel ; il n’y ajoute qu’une signification
sublime en faisant du prince l’image du Christ, le roi suprême.
Si les deux pouvoirs sont
distincts, ils doivent néanmoins collaborer, nous précise Jean de Paris, chacun
dans son domaine propre, les deux se complétant pour conduire les hommes à Dieu,
à une même fin dernière. Chaque pouvoir a sa hiérarchie propre qui agit sur
deux plans différents. Il est donc faux de parler de subordination ou de
supériorité de l’un par rapport à l’autre.
Jean de Paris admet
néanmoins le principe selon lequel le pouvoir spirituel est supérieur en
dignité sur le pouvoir temporel mais sans que ce principe implique une
subordination dans l’ordre de l’exercice du pouvoir. « En fait, il substitue à la hiérarchie simple
Dieu-Pape-Roi à une double hiérarchie, Dieu-Pape et Dieu-Roi. Le pouvoir vient
ainsi directement de Dieu, et est plus digne de celui des rois puisqu’il relève
du domaine spirituel, mais le pouvoir du roi vient lui aussi directement de
Dieu, et non du pape. »[18]
Le pouvoir spirituel peut
agir sur le pouvoir temporel par influence. Il peut aussi intervenir dans
l’ordre de la sanction ecclésiastique, c’est-à-dire dans l’ordre du péché. Si
le péché est réel, la sanction inopérante et le prince récalcitrant, il peut en
effet intervenir dans le domaine temporel mais indirectement, par
l’intermédiaire du peuple ou sur demande des barons selon la nature de ses
fautes. C’est bien le peuple qui le dépose sous l’instigation du Pape. Car « la volonté du peuple est plus forte que
celle du pape. »[19]
De même, le roi peut intervenir sur demande des cardinaux pour déposer le Pape
s’il faute dans le domaine spirituel ou directement sur lui si la faute est
d’ordre temporel. Il peut le déposer, voire le tuer, si le Pape agit en tant
qu’adversaire politique. « Si le
pape peut excommunier un roi hérétique, le roi peut pour sa part dénoncer un
pape criminel »[20].
Conclusions
Du XII au XIVe siècle, des
canonistes ont progressivement développé une série d’arguments pour montrer la
suprématie pontificale, non dans un sens de domination mais de prééminence du
spirituel sur le temporel. Leur thèse s’appuie sur la Sainte Écriture, la
théologie et les faits historiques. La source de sa plénitude de puissance
s’explique de plus en plus clairement sur sa fonction de « vicaire du Christ ». La théorie des
glaives se précise de plus en plus. Les arguments ne leur manquent pas pour
s’opposer aux prétentions des Empereurs. Ils tournent autour de la légitimité
du pouvoir impériale : transfert de l’autorité de l’Empire romain oriental
vers l’Empire germanique et le sacre. Des faits historiques font aussi acte de
jurisprudence. Enfin, les canonistes s’appuient sur la Sainte Écriture qui
révèle la primauté de l’autorité sacerdotale sur celle des rois. Au XIVe
siècle, les arguments sont maîtrisés. Mais après avoir lutté contre les
Empereurs, affaiblis par la désuétude de l’idée impériale, les canonistes
doivent désormais s’opposer aux prétentions des rois, notamment de celles du roi de France.
Les légistes royaux
défendent en effet la souveraineté toute puissante du roi, s’appuyant surtout
sur le droit romain. Après avoir réussi à être « l’Empereur dans son royaume », le roi a désormais la
prétention d’être « le Pape dans son
royaume ». Il recherche donc la plénitude de puissance que défend le
Pape depuis des siècles. « Ce qui est
commis contre Dieu, contre la foi ou contre l’Église romaine, le roi le
considère commis contre lui », nous dit Nogaret. Philippe le Bel est ainsi
« ministre de Dieu »,
« l’ange de Dieu » ou
encore « le zélateur de la loi
divine ». Le roi ne doit-il pas rendre compte qu’à Dieu ?
Bientôt, ne sera-t-il pas appelé à son tour « Vicaire du Christ » ? Les légistes s’approprient en effet des
arguments des canonistes et les retournent contre eux au moment même où la
Papauté est affaiblie et va connaître une de ses plus douloureuses épreuves. Ainsi
au XIVe siècle, l’universalisme spirituel est à son tour malmené. C’est la fin
de la chrétienté…
.
[2] Voir Émeraude,
avril 2018, article « Églises et
État au temps de l’empire romain chrétien avant la chute de Rome ».
[3] C15q.6c3 Alius
dans Deus
qui mutat tempora, Alfons Becker, 1987, www.mg-bibliotek.de.
[4] Les monistes sont
aussi appelés « hiérocratiques ».
[5] Il faut entendre par
transfert du royaume le transfert de pouvoir dans un royaume.
[6] Roland Bandinelli, futur pape Alexandre III, Stroma.
La citation serait la glose du canon D96c6 Cum ad Verum.
[7]Regestum super negotio Imperii, ed. F. KEMPF, Miscellanea Historiae Pontificiae
12, 1947..
[8] Glose sur C12qlc8 attribuée à Laurent par Gui de Baisio,
texte dans Miscellanea Historiae Pontificiae, Kemp, n°1 dans
[9] Traité sur le gouvernement des
Princes.
[10] Gilles de Rome, De ecclesiastica
potestate, II, 4-6, Le
pape et l’empereur, Didier Ottaviani, Erytheis, 3, septembre
2008, http://idt.uab.es/erytheis/numero3/ottaviani.html.
[11] Voir Dictionnaire
des philosophes médiévaux, Benoît Patar, 2006, Les éditions Fides. Cet
ouvrage nous a aussi servi pour mieux connaître certains canonistes et
légistes.
[12] Rivière Jean, Une première « Somme » du pouvoir pontifical.
Le
Pape chez Augustin d'Ancône dans Revue des Sciences Religieuses, tome
18, fascicule 2, 1938, www.persee.fr.
[13] Alvarez Pelayo, De
planctu ecclesiae, 133O dans L’Église de la Cathédrale et de la Croisade,
Daniel-Rops, XIV.
[14] Dialogue entre un clerc et un
chevalier, dans L’Église de la Cathédrale et de la Croisade,
Daniel-Rops, XIV, Fayard, 1952.
[15]J. Rivière, Le
problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel, Étude de
théologie positive. Louvain, Bureaux du Spicilegium Sacrum Lovaniense, et
Paris, H. Champion, 1926.
[16]Traité sur la
puissance du roi et du pape.
[17] Jean de Paris, De potestate regia
et papali dans L’empire du roi, Jaques Krynen,
Gallimard, 1993 dans Boniface VIII et
Philippe le Bel, les protagonistes et leur argumentation, www.viveleroy.fr.
[18] Jean de Paris, De potestate regia
et papali, II, 10, dans Le pape et l’empereur,
Didier Ottaviani, Erytheis, 3, septembre 2008, http://idt.uab.es/erytheis/numero3/ottaviani.html.
[19] Jean de Paris, De potestate regia
et papali dans 0. S. B. Jean de Paris et Ecclésiologie du
XIIIe siècle, Dom Jean Leclercq, Paris, librairie philosophique J. Vrin, 1942.
[20] Jean de Paris, De potestate regia
et papali, II, 10 dans Le pape et l’empereur, Didier
Ottaviani.
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