Tout discours sur les
relations entre l’Église et l’État, ou encore entre le Pape et les souverains,
ne peut ignorer la lutte qui a opposé le
Pape Boniface VIII et le roi Philippe le Bel. Les conflits entre le Pape et les
rois de France ne sont pas nouveaux. Clément III puis Innocent III se sont
aussi opposés à Philippe Auguste à plusieurs reprises. Mais la crise qui éclate
au XIIIe siècle est plus grave. Nous sommes proches de ce temps où les
précurseurs du protestantisme, que nous avons longuement évoqués dans nos
articles, interviennent dans l’histoire. Nous sommes ainsi proches du
dénuement.
Relations entre l’Église et l’État au début du XIIIe siècle
Après une longue période où
l’Église est véritablement sous la tutelle des princes, causes de bien de
tourments et de désordres dans l’Église, des
Papes s’appliquent à la libérer de leur joug et à défendre leur autorité.
Des hommes de grande personnalité, énergiques et fermes, parviennent non
seulement à garantir la liberté de l’Église mais à faire en sorte qu’elle soit
au-dessus des princes. Le point culminant est certainement le XIIIe siècle. Le
Pape est incontestablement le souverain le plus fort et le plus prestigieux.
Les principes émis par le Pape Gélase Ier sont enfin une réalité.
Certes, cette situation n’est
pas sans risque. La distinction entre
les pouvoirs spirituels et temporels est très fragile. Il est tentant de
mêler aux affaires purement politiques des questions religieuses. Il est aussi
tentant d’étendre ses pouvoirs et d’oublier les sages considérations de Saint
Bernard[1].
La théorie des deux glaives semble ainsi avoir évolué. Le terme de « glaive » ne désigne plus le pouvoir
de sanction mais le pouvoir tout court. Innocent IV semble en effet affirmer
que le Pape détient toute souveraineté et que les rois ont reçu la leur par
délégation.
Le
combat des Papes pour défendre la liberté de l’Église et la dignité pontificale
n’a pas été sans heurt. Il n’est pas en effet simple pour des
princes d’accepter la perte de leur domination sur l’Église, surtout lorsque
leur pouvoir en dépend. Tel a été le cas des Empereurs germaniques. La Querelle
des Investitures puis le conflit entre le Sacerdoce et l’Empire[2]
en sont les deux plus grands épisodes. Dans ce combat, ce sont en fait deux autorités aux compétences universelles
qui se sont affrontées. Les Papes en sortent vainqueurs. Au XIIIe siècle, ils ne semblent plus avoir
de rivales à leur autorité.
Cependant, alors que les Papes
et les Empereurs se sont opposés et finalement épuisées dans leurs luttes, de nouvelles puissances se sont aussi éveillées
et grandies, notamment les jeunes royaumes qui, de génération en génération,
ont construit des États modernes.
« Leurs rois avaient muselé la noblesse,
établi leur autorité sur les villes comme sur les campagnes ; les clergés
nationaux étaient leurs alliés ; les missions civilisatrices que l’Église
avait naguère assurées, et qui avaient contribué à sa supériorité c’était
l’État maintenant qui les revendiquait. »[4] Ce n’est plus l’idée impériale qui domine
désormais mais l’idée des royaumes ou, sans risquer d’anachronisme, celle des
nations. Comme l’a si bien démontré Daniel-Rops, c’est en fait la fin de la
Chrétienté. Que devient alors le principe de la primauté pontificale ?
En 1294, le cardinal Benoît
Gaetini (1230-1303) est élu pour succéder au Pape Saint Célestin V sur le trône pontifical
sous le nom de Boniface VIII. D’un esprit décidé, plein de fermeté et de
courage, de pureté des mœurs, il est un
homme de grandeur d’âme en dépit des calomnies dont il a fait l’objet.
C’est aussi un homme au tempérament passionné, dominateur, maladroit en
diplomatie, voire blessant. S’il pense avec mesure, il agit avec excès.
La situation n’est guère
brillante pour Boniface VIII. Il succède en effet à un Pape qui vient
d’abdiquer, Saint Célestin V. Étrange situation en effet. Pierre de Vérone est
couronné en 1294. C’est un vieillard, un ermite, le fondateur d’un nouvel
ordre. C’est un saint. Le siège est vacant depuis plus de deux ans. Les cardinaux
ne parviennent pas à s’entendre. Puis subitement, ils parviennent à élire cet
homme. Saint Célestin V fait alors rapidement l’objet de pressions de la part
des souverains, chacun cherchant à l’employer pour leurs intérêts. Pris d’angoisse, sentant son impuissance, il
finit par abdiquer. Il n’est pas de taille pour assumer son rôle. Le 13
décembre 1294, dans une cérémonie éclatante, tout vêtu de ses ornements
pontificaux, Saint Célestin V descend de son trône, se dépouille de ses
insignes, pose la tiare et l’anneau du pécheur et s’assit à terre comme un gueux.
Vingt jours plus tard, les cardinaux élisent comme Pape Benoît Gaetani,
Boniface VIII.
Une situation critique
Or le Pape à peine élu, des voix crient à l’illégitimité de son
élévation. Elles n’oublient pas qu’il a été un des cardinaux qui ont
encouragé Saint Célestin V à abdiquer. C’est même lui qui a rédigé le texte de
son abdication sous sa dictée, assurent-elles. Une partie des Franciscains, les
Spirituels[5],
conteste ainsi la légitimité de l’élection et réclament son annulation.
La situation est aussi grave
pour d’autres raisons. À Rome, deux clans, les Colonna et les Orsini, disputent
le siège pontifical. Le Sacré Collège est le lieu de leurs disputes. Les
intrigues sont grandes et entachent l’élection des Papes. Au niveau politique,
le roi de Sicile veut mettre discrètement sous tutelle le Souverain Pontife.
Des rois s’opposent aussi aux clercs. Des guerres ensanglantent l’Europe
occidentale. Les villes italiennes se battent entre elles, Gênes contre Venise,
Pise contre Florence. Nous sommes ainsi loin du temps où l’autorité du Pape
était incontestable. Nous sommes en effet loin du temps d’Innocent III ou
encore d’Innocent IV, le vainqueur du conflit qui a opposé la Papauté à
Frédéric II.
Comment pouvons-nous expliquer
un tel revirement de situation ?
Certes, les successeurs d’Innocent IV ne sont guère brillants. Et surtout, ils
sont nombreux. En quarante ans, douze se succèdent en effet. Le plus long règne
dure sept ans. C’est celui d’Alexandre IV. Trois meurent en moins d’un an. L’un
dure même six jours. Seul Saint Grégoire X semble être à la hauteur mais il ne
règne que cinq ans. Or depuis la réforme grégorienne, le rôle du Pape s’est
affermi, son pouvoir étendu. Pendant
quarante ans, la plénitude des pouvoirs se trouve dans des mains fragiles. Dans
ces conditions, il est alors bien difficile de voir l’Église bien gouvernée…
L’affirmation de l’autorité pontificale
Le Pape Boniface VIII veut d’abord
faire cesser les guerres et les troubles qui entredéchirent les Chrétiens. Pour
ramener la paix, il veut rendre à
l’Église le prestige qu’elle a perdu et défendre ses droits contre les pouvoirs
laïques qui ont tendance à la violer. Il commence par réorganiser
l’administration pontificale dans le sens d’une réforme morale. Deux faits d’une grande importance marquent le
début de son pontificat : le premier jubilé de 1300 et la bulle Unam
Sanctam deux ans plus tard.
En 1300, Benoît XIII
institue le premier jubilé. L’année
entière sera une année de grâces exceptionnelles, de rémission des péchés pour
ceux qui viendront prier à Rome dans les grandes basiliques. C’est un immense succès. Les Chrétiens
arrivent en masse. Le Pape leur apparaît avec ses insignes impériaux. En cette
occasion, il porte la tiare, symbole de
la plénitude des pouvoirs.
Dans la célèbre bulle Unam
Sanctam, Boniface VIII énonce les principes de son action. L’Église, une
et une seule, hors de laquelle il n’y a point de salut, a un seul chef qui est
le Christ. Notre Seigneur Jésus-Christ a délégué son autorité à son vicaire, le
successeur de Saint Pierre, le Pape. Il a dans ses mains deux glaives, l’un
spirituel, l’autre temporel : le premier est utilisé par l’Église,
c’est-à-dire par le Pape, pour le bien des âmes ; le second est manié par
les rois, qui ne peuvent s’en servir que dans l’intérêt supérieur de l’Église
et sous le contrôle du Pape. Le temporel est soumis au spirituel qui peut le
juger s’il dévie. Nul ne peut être sauvé s’il ne se soumet pas de plein cœur au
Pape. Ainsi Boniface VIII rappelle tout ce que l’Église a enseigné depuis bien
des siècles. Rien de nouveau finalement. La
bulle définit formellement la théorie des deux glaives. C’est donc un texte
de grande valeur. Remarquons qu’il n’est
pas question pour l’Église d’empiéter le périmètre de responsabilité des rois.
Ainsi, par le jubilé et la
bulle Unam Sanctam, Boniface VIII réaffirme avec éclat l’autorité du
Souverain Pontife qui apparaît comme le Souverain universel. Or, des rois
n’apprécient guère une telle prétention. Et parmi ses princes, le roi de France …
L’émergence d’une nouvelle
force
Sur le trône du royaume des
Francs, se trouve Philippe le Bel (1268-1314), homme
de foi sincère et bienveillant aux pauvres mais d’un tempérament violent et
habité d’un orgueil dominant. Son règne fait partie de ceux qui comptent
dans l’histoire de France. Le royaume est profondément organisé. Il est l’une des premières monarchies modernes.
« Ce qui plaît au Prince a valeur de
loi », nous dit ses légistes. Le conflit avec le Pape semble
inévitable…
Le conflit apparaît en effet
inévitable. À deux légats pontificaux qui lui suggèrent de faire une trêve avec
le roi d’Angleterre, le roi leur déclare : « que le gouvernement temporel du royaume lui appartenait à lui seul et
qu’en cette matière il ne reconnaissait aucun supérieur ; qu’au surplus,
dans le domaine spirituel, il était, comme ses prédécesseurs, vrai fils de
l’Église. »[6]
Philippe le Bel distingue ainsi l’homme
privé, le domaine de l’État et celui de l’Église. La porte est alors
ouverte aux raisons d’État…
La première querelle autour
de la levée d’un impôt
Le premier incident éclate
pour une question d’argent. Le roi
ordonne et fait voter par des conciles provinciaux un impôt de décimes[7]
sur les revenus du clergé. Des mécontents se plaignent auprès de Rome. Boniface
VIII répond par la bulle Clericis laicos en février 1296. Il
interdit aux princes d’exiger et aux clercs de payer des impôts sans
l’autorisation du Saint-Siège sous peine d’excommunication. Le texte irrite
Philippe le Bel et ses légistes. La réponse est immédiate. En août de la même
année, il publie deux ordonnances royales. La première interdit l’exportation
de l’argent et des objets précieux hors du royaume sans permission royale, ce
qui a pour conséquence de tarir les offrandes au Saint-Siège. La seconde
interdit à tous les étrangers de séjourner dans le royaume sans autorisation,
visant en fait les légats pontificaux, les quêteurs et tous les étrangers qui
possèdent des bénéfices dans le royaume. Boniface VIII proteste en vain.
Troublé par les intrigues des Colonna, il ne peut en effet guère lutter. Une
nouvelle bulle atténue par diverses gloses la portée de Clericis Laïcos. Les
clercs sont invités à payer l’impôt. Le roi suspend alors ses ordonnances.
Une deuxième querelle autour
de l’abbé Bernard Saisset
Un deuxième incident se
produit en 1301. Le roi Philippe le Bel
fait arrêter l’abbé Bernard Saisset, évêque de Pamiers, violant ainsi les
privilèges ecclésiastiques. L’arrestation est la suite d’une longue
histoire qui commence sous Nicolas IV en 1292[8].
Le roi appuie les prétentions du comte de Foix sur Pamiers contre l’intérêt de
l’Église. Le Pape réagit et place alors la ville sous la protection du cardinal
Benedetto Gaetani, le futur Boniface VIII. Le roi persiste. Il autorise le
comte de Foix à imposer son autorité par la force aux chanoines de l’abbaye
Saint-Antonin, seigneurs de Pamiers. Nouvellement élu Pape, Boniface VIII
intervient alors : il excommunie le comte, met la ville sous interdit
ecclésiastique et crée un nouveau diocèse qu’il détache du diocèse de Toulouse.
Pamiers en est le siège épiscopal. L’abbé de l’abbaye Saint-Antonin devient
alors évêque. Il s’agit de l’abbé Bernard Saisset, particulièrement apprécié
par le Pape…
Le roi arrête et enferme l’abbé
Bernard Saisset. Les motifs ne semblent pas manquer. L’évêque l’aurait injurié.
Des bruits courent aussi qu’il conspire avec les comtes de Foix et de Comminges
pour détacher le Midi pyrénéen du royaume. Mais quels que soient les motifs
évoqués, réels ou inventés, le roi ne peut arrêter un évêque de cette manière.
C’est contraire au droit canonique en
usage. L’évêque en appelle alors au Pape alors que les légistes du roi lui expédient
un réquisitoire où il est accusé de tous les vices et de toutes les fautes. Il
enseigne des doctrines hérétiques et insulte le Pape en public ! Toutes ces accusations ne sont en fait que
des mensonges, des calomnies. L’abbé est tout à fait innocent.
Sûr de son droit, Boniface
VIII réplique par la bulle Ausculta fili, datée du 5 décembre
1501. Le ton est modéré. Il réclame la libération de l’évêque et ordonne au roi
de se présenter ou de se faire représenter à un concile qui se tiendra à Rome.
S’il est prudent dans ses termes, le Pape mentionne dans la bulle le point clé
de cette affaire : « ceux qui
te persuadent que tu n’as pas de supérieur et que tu n’es pas soumis au
hiérarque suprême de l’Église te trompent ; ils sont hors du bercail du
Bon Pasteur. »[9]
Les ministres du roi réussissent à ne pas faire diffuser cette bulle dans le
royaume. À sa place, ils font circuler deux documents faux, aux termes si
arrogants qu’ils provoquent l’indignation et la colère. Une campagne de
libelles finit par monter l’opinion
contre le Pape. Une assemblée réunissant toutes les classes de la nation
est réunie. Le clergé, tout embarrassé,
épouse la cause du roi. Belle manœuvre
de manipulation !…
Mais Boniface VIII résiste et menace. Le ton est désormais plus arrogant. « Si le roi de France ne venait pas à
résipiscence, il aurait le chagrin de le déposer comme un petit garçon ».
Un concile est réuni à Rome. Notons qu’en dépit de l’obstruction faite par les
gens du roi, y assistent quatre archevêques du royaume de France ainsi que
trente-cinq évêques et six abbés. C’est à ce moment là que la bulle Unam
Sanctam est publiée.
L’attentat d’Anagni, une
nouvelle ère commence
L’événement, connu sous le
nom d’attentat d’Anagni, est un fait
marquant dans l’histoire. Il clôture une époque où l’Église, en son chef,
assumait la suprématie et exerçait un rôle d’arbitre des pouvoirs comme des
consciences. Cet ordre ancien s’est effondré. Il annonce un nouvel âge, celui
des nations. La Chrétienté a sans-doute
expiré dans cette chambre où un État a voulu imposer sa loi au chef de
l’Église…
Dans cette histoire, Boniface
VIII est souvent accusé de maladresse ou d’être excessivement intransigeant
mais devant lui se dresse un adversaire redoutable qui n’hésite pas à user de
moyens bien peu recommandables et à employer la violence pour imposer son
autorité. La principale erreur du
Pape est sans-doute de ne pas avoir justement compris l’émergence de nouvelles
forces et donc de ne pas modifier les méthodes pour appliquer des principes qui
demeurent justes.
La raison d’État, désormais maître
des lieux
Une nouvelle fois, la raison d’État impose encore sa loi :
la justice royale écrase l’Ordre des
Templiers. Le Pape Clément V proteste contre les moyens engagés pour que
les accusés avouent l’inavouable. Dans une lettre qu’il adresse au roi, il
manifeste tout son mécontentement. « Mais vous, très cher fils, ce que nous disons avec douleur, au mépris de toute règle, pendant que
nous étions non loin de vous, vous avez étendu votre main sur les personnes et
les biens des Templiers ; vous avez été jusqu'à les mettre en prison, et, ce
qui est le comble de la douleur, vous ne les avez pas encore relâchés, mais même,
à ce que l'on dit, allant plus loin, vous avez ajouté à l'affliction de la
captivité une autre affliction que, par pudeur pour l'Église et pour nous, nous
croyons à propos de passer actuellement sous silence... vous avez commis ces
attentats sur la personne et les biens de gens qui sont soumis immédiatement à
nous et à l'Église romaine. Dans ce procédé précipité, tous remarquent, et non
sans cause raisonnable, un outrageant mépris
de nous et de l'Église romaine. »[10]
Philippe le Bel demande alors
la convocation d’un concile. Puis, sans scrupule, il use des mêmes méthodes
autrefois utilisées contre Boniface VIII. Une assemblée des États décrète
l’arrestation de l’Ordre. Nogaret fait pression sur le Pape. Il lui est vain de
résister sinon il lui sera tenu un autre langage. Faible, le Pape se soumet. Par la bulle Pastoralis praeminentiae,
Clément V demande à chaque royaume d’instruire le procès des Templiers. Alors
qu’en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, au Portugal, des tribunaux
ecclésiastiques proclament leur non-culpabilité et innocentent les Templiers,
en France, c’est la terreur contre l’Ordre.
Pressé par le roi, le Pape cède et dans le concile de Vienne, il prononce la
dissolution de l’Ordre et invite les rois à procéder à sa suppression, sans
néanmoins le condamner. Philippe le Bel a gagné. « La suppression du Temple n'apporta pas à Clément
l'appui de ses contemporains, pas plus qu'elle ne rehaussa son prestige dans
l'ordre ecclésiastique. »[11]
Certes comme dans l’affaire du procès de Boniface VIII, Clément V parvient à
modérer les initiatives de Philippe le Bel mais l’autorité du Pape s’est considérablement affaiblie. Son prestige
et son statut sont fortement abîmés.
Une nouvelle page de la
Chrétienté est définitivement tournée. La Papauté a perdu toute crédibilité
dans cette affaire. Le véritable maître est le roi de France…
Mais l’histoire ne se
termine pas encore. Philippe le Bel n’est pas encore satisfait. À la mort de
Benoit XI, successeur de Boniface VIII, le conclave élit un prélat gascon,
Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui prend le nom de Clément V. Les
cardinaux ont-ils été fortement sollicités par le roi ou ont-ils cherché à
apaiser les querelles entre la Papauté et le royaume de France ? Ce choix
est opportun pour Philippe le Bel. Contrairement à ses deux prédécesseurs, il
n’a guère l’envergure pour lui résister comme nous l’avons vu dans l’affaire
des Templiers. C’est lui aussi qui engage l’Église dans une voie périlleuse en
installant la cour pontificale à Avignon. Le péril est encore plus grand quand le 13 juillet 1308, le Pape Clément V annonce l’ouverture
du procès de Boniface VIII. Il déclenche aussitôt un vif mécontentement dans
les cours européennes. De
nombreux commentateurs contemporains se plaignent alors de l’influence
française au sein de la Papauté. Dante reprochera à Clément
V d’avoir marié l’Église au royaume de France. Entre 1305 et 1376, sur cent
trente-quatre cardinaux créés, il n’y a pas moins de cent treize évêques
relevant du royaume de France.
Le
roi de France apparaît ainsi comme le maître de l’Église de son royaume, voire du
Pape. « Non
seulement, Philippe le Bel revendique l'autonomie de son gouvernement temporel
et n'y veut admettre aucune immixtion étrangère, mais, dès le début, il entend
s'affirmer comme le maître de son Église. Et quand cette prétention lui est contestée, il en arrive à prendre
conscience, ou à faire état de la mission qu'il tient de Dieu dans l'Église
entière. »[12]
Ce ressenti ne peut que provoquer du
mépris et de la rancœur auprès des cardinaux italiens. L’autorité
pontificale en sort encore très affaiblie. Il aura des effets désastreux dans
l’Église. C’est certainement l’une des causes profondes du Grand Schisme
d’Occident qui divisera l’Église en deux puis en trois Papes de 1378 à 1417.
Enfin, Clément V est
considéré comme l’un des premiers Papes
à gouverner par népotisme. Cinq Gascons de sa famille deviennent cardinaux
en 1305. En 1310, c’est le tour d’un de ses neveux. En un mot, la réforme grégorienne est morte…
Conclusion
Au
XIVe siècle, l’Église a probablement perdu une grande partie de son prestige et
de son autorité. Lié à la France, si insulté et bafoué par les
princes, comment le Pape peut-il prétendre être une autorité universelle et
l’arbitre des pouvoirs ? Il est devenu bien difficile de faire appliquer
les principes que l’Église n’a cessé d’enseigner et qu’Innocent III a définis
solennellement. Il est même devenu difficilement tenable de vouloir les
imposer !
Avec l’attentat d’Anagni, un
nouveau monde commence à naître. Les propos de Philippe le Bel sont clairs.
Désormais, le roi et l’homme privé sont distincts. Par conséquent, le temporel et le spirituel sont aussi strictement
distincts. La morale a-t-elle alors encore sa place dans la
politique ? Pire encore. Le domaine
spirituel entre dans le périmètre du roi. Au moment où Philippe le Bel et
Boniface VIII s’affrontent, une nouvelle promesse est rajoutée au serment du
sacre du roi[13].
Le roi promet désormais de sauvegarder
les privilèges de l’Église de France. Cela est suffisamment clair pour
celui qui veut entendre. Le roi ne sera-t-il pas non plus appelé le vicaire du
Christ comme l’Empereur le proclamait aussi ? Le roi n’est pas simplement
empereur dans son royaume, il veut être aussi le Pape de son Église dans une
certaine mesure, ainsi détenir les deux
pouvoirs temporel et spirituel. Étrange situation. Dans cette logique, bien
plus tard, effectivement, l’État voudra véritablement prendre le pouvoir sur
l’Église pour en devenir le maître.
Un monde nouveau commence
donc à naître au XIVe siècle. Quelques années plus tard après l’affligeant
attentat d’Anagni, Le Défenseur de la paix[14]
est publié en 1324, l’année même de la naissance de Wyclef[15].
C’est aussi le siècle de Guillaume d’Occam[16].
Ce n’est sans-doute pas un hasard qu’après ces événements tragiques, les esprits commencent aussi à se dresser
contre l’autorité de l’Église et son enseignement. Le protestantisme n’est
pas très loin…
[2] Voir Émeraude, article "L'Empereur germanique face au Pape, l'Empire contre le Sacerdoce", juin 2018.
[4] Daniel-Rops, L’Église
de la Cathédrale et de la Croisade, XIV.
[5] Voir Émeraude, article "Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences", février 2018.
[6] Daniel-Rops, L’Église
de la Cathédrale et de la Croisade, XIV.
[7] Un article d’Émeraude
étudiera la fiscalité pontificale. Les décimes, qui correspondent à la dixième
partie des revenus nets d’un bénéfice, sont des taxes extraordinaires que le
Pape lève, dans des cas d’exception, l’occasion, par exemple, d’une croisade ou
d’une expédition en Italie. Elles peuvent être levées au profit d’un prince
afin de financer une opération au service de l’Église.
[8] L’histoire de Bernard
Saisset donnera lieu à un article d’Émeraude.
[9] Boniface VIII, Bulle Ausculta
fili dans L’Église de la Cathédrale et de la Croisade, Daniel-Rops, XIV.
[10] Clement V, lettre roi
Philippe le Bel, dans E. Boutaric, Clément V, Philippe le Bel et les Templiers, dans Revue des questions historiques,
t. X, 1871,
[11] Menache Sophia, Clément V et le royaume de France, un
nouveau regard dans Revue d'histoire de l'Église de France,
tome 74, n°192, 1988, www.persee.fr.
[12]J.
Rivière, Le problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel,
Étude de théologie positive. Louvain, Bureaux du Spicilegium Sacrum Lovaniense,
et Paris, H. Champion, 1926.
[13] Voir Émeraude, article "Dictatus papae (XIe siècle), l'affirmation de principes anciens, la suprématie du Pape sur les princes (VII-Xe siècle)", juin 2018.
[14] Voir Émeraude, article "Marsile de Padoue, de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel", mars 2018.
[15] Voir Émeraude, article "Ockham : contre l'autorité du Pape", mars 2018.
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