" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 13 janvier 2018

Le commonitorium de Saint Vincent de Lérins

Notre Dame de la Salette


Au temps de la révolution de Luther, nombreux sont les scandales qui affligent l’Église. Grande est aussi la confusion intellectuelle qui divise les esprits. Au XVIe siècle, elle connaît une période plutôt sombre. Son état douloureux provoque alors un sursaut au sein du peuple chrétien et donne lieu à un des plus incroyables redressements religieux qu’elle a connus. La réforme catholique est une réponse aux désordres qui la tourmentent depuis de longs siècles. Mais cet état conduit aussi d’autres chrétiens à suivre la voix de Luther ou de Calvin. D’autres se perdent en chemin et se retrouvent dans des sectes, l’incrédulité ou encore dans l’incroyance.

Notre temps est aussi particulièrement préoccupant. Les fidèles sont de nouveau confrontés à des choix. Depuis le second concile de Vatican, il est en effet bien difficile de comprendre le chemin que suit l’Église. Comment ne pas être surpris des bouleversements qui se sont produits depuis les années 60 ? Nos aïeuls la reconnaîtraient-ils encore ? Perplexes et sans réponse, certains chrétiens ont quitté la voie officielle pour rejoindre d’autres chemins, voire pour se perdre. Des églises se sont vidées. Délaissées et abandonnées, elles finissent par être transformées en musée, en salle de concert, voire en mosquée.

Comment pouvons-nous reconnaître le bien et la vérité pour notre âme en un temps où tout semble être confus, désorientant, déconcertant ? Quelle est la règle qui nous permettrait de discerner la vérité de l’erreur ? Un moine s’est déjà posé la question au Ve siècle. Il a proposé une méthode, devenue classique, que récemment encore, le Pape François a rappelé, au moins en partie. C’est la célèbre méthode de Saint Vincent de Lérins. Elle est décrite dans un court traité intitulé Le traité de Pérégrinus pour l’antiquité et l’universalité de la foi catholique contre les nouveautés profanes de toutes les hérésies, plus communément appelé Commonitorium. Il aurait été écrit en 434 selon l’auteur. Derrière le nom de Pérégrinus, qui signifie pèlerin, se cache en effet Saint Vincent de l’abbaye de Lérins comme l’atteste Gênais, prêtre de Marseille, contemporain du moine.

Le Commonitorium de Saint Vincent de Lérins

Le terme de « commonitorium » vient du latin « commoneo » qui signifie « je me souviens », « je conseille ». Au temps de Rome, il désignait les instructions écrites que recevait un fonctionnaire de l’Empire pour traiter une affaire. Il peut être traduit par « aide-mémoire », « avertissement » ou encore « mémoire ». Saint Vincent résume dans son traité ses idées sur un sujet qui le préoccupe. En son temps, de nombreuses hérésies [8] se sont développées et se sont répandues. Depuis l’arianisme, nombreuses sont les erreurs qui viennent diviser les Chrétiens. Alors que le nestorianisme vient d’être condamné par le Concile d‘Éphèse (431), le semi-pélagianisme [7] trouble l’Occident. La question de discernement est donc pertinente…

Saint Vincent de Lérins a écrit deux « commonitorium » auquel s’ajoute un résumé. Le second livre a aujourd’hui disparu. Son mémoire est riche en exemples. Son auteur est très bien renseigné. Il connaît les doctrines hérétiques ainsi que les débats qui ont conduit aux Conciles de Nicée et d’Éphèse. Il rapporte aussi les opinions d’Origène et de Tertullien.

Saint Vincent de Lérins se propose donc de répondre à une question fondamentale : existe-il une règle qui permet au fidèle de discerner la vérité de la foi de l’erreur de l’hérésie ? Car « il est assurément nécessaire pour tous les catholiques qui ont à cœur de démontrer qu'ils sont des fils légitimes de leur mère l'Église, qu'ils adhèrent à la sainte foi des saints pères, qu'ils s'attachent à elle, meurent en elle, et qu'ils détestent les profanes nouveautés des profanes, qu'ils en aient horreur, qu'ils les traquent, les poursuivent. »(XXXIII, 1) Sa question apparaît donc encore pertinente en un temps où nombreuses sont les déviations doctrinales. Le traité a en effet pour but de décrire « une méthode sûre, générale pour ainsi dire, et constante » permettant de « discerner la vérité de la foi catholique d'avec les mensonges de la perversité hérétique » (II, 1). La méthode qu’il propose a donc pour objectif de donner au chrétien une certaine autonomie pour vérifier l’authenticité de la foi.

L’interprétation canonique de la Sainte Écriture

Saint Vincent de Lérins nous rappelle que le remède le plus sûr et le plus certain est de recourir aux deux sources de la foi, que sont la Saint Écriture et la Tradition. De manière classique, nous en appelons en effet à l’autorité de la Révélation. Mais cette solution n’est pas si simple que cela. La Sainte Écriture présente quelques limites, notamment dans son interprétation, ce qui explique des divergences parfois essentielles. « En raison simplement de sa profondeur, tous ne l'entendent pas dans un seul et même sens : les mêmes énoncés sont interprétés par l'un d'une façon, par l'autre d'une autre, si bien qu'on a un peu l'impression qu'autant il y a de commentateurs, autant il est possible de découvrir d'opinions. » (II, 2) Les interprétations sont donc nombreuses. Les hérétiques justifient leurs erreurs à partir d’une certaine lecture biblique.

Pour discerner la vraie interprétation, il est nécessaire d’appliquer « la règle du sens ecclésiastique et catholique. » (II, 2) « Il est nécessaire que l'intelligence de la divine Écriture soit dirigée selon la règle unique du sens admis par Église, particulièrement pour les questions sur lesquelles reposent les fondements de tout le dogme catholique. » (XXIX, 3) Mais quel est le sens de l’Église ?

Les critères de discernement de la vérité : universalité, antiquité, consensus

Saint Vincent de Lérins expose alors les moyens de discerner la vraie foi catholique : « Et, dans l'Église catholique elle-même, il faut veiller soigneusement à s'en tenir à ce qui a été cru partout, et toujours, et par tous ; car c'est cela qui est véritablement et proprement catholique, comme le montrent la force et l'étymologie du mot lui-même, qui enveloppe l'universalité des choses. »(II, 5)

La règle s’appuie donc sur trois critères :
- l’universalité, « ce qui a été cru partout » ;
- l’antiquité, « ce qui a été cru toujours » ;
- le consentement général, « ce qui a été cru par tous ». 
En un mot, c’est la règle de la catholicité. Universalité, antiquité et consentement général, voilà les critères de la foi.

Pour préciser encore sa pensée, Saint Vincent de Lérins précise ce qu’il entend par universalité, antiquité, consentement général. « Nous suivrons l’universalité, précise-t-il, si nous confessons comme uniquement vraie la foi que confesse l’Église entière répandue par tout l’univers ; l’antiquité, si nous ne nous écartons pas en aucun point des sentiments manifestement partagés par nos saints aïeux et par nos pères ; le consentement enfin si, dans cette antiquité même, nous adoptons les définitions et les doctrines de tous, ou du moins de presque tous les évêques et les docteurs. » (II, 6)

Plus loin, il apporte encore des précisions sur les pères qui méritent une telle créance. « Il ne faut se fier à eux qu'à la condition suivante : ce que tous, ou la plupart, d'un accord unanime, ont affirmé clairement, souvent et dans la continuité, en le recevant, en le gardant et en le transmettant, comme s'il s'agissait d'un concile de maîtres en accord les uns avec les autres, c'est cela qui doit être tenu pour indubitable, assuré et reconnu. »(XVIII, 7) Il faut donc s’écarter de toute opinion personnelle, particulière, privée d’un homme, aussi saint et savant soit-il.

Une hiérarchie dans le discernement

Comment concrètement devons-nous réagir face à une opinion qui nous paraît nouvelle ? Il y a deux cas possibles. Dans premier cas, elle a déjà été traitée. Il faut alors s’en tenir aux décisions des anciens conciles œcuméniques, même si l’erreur touche une ville ou une région, voire plus. Dans le deuxième cas, aucun décret ne l’a encore traitée. Le catholique « s'appliquera à consulter, à interroger, en les confrontant, les opinions des ancêtres, de ceux d'entre eux notamment qui, tout en vivant en des temps et des lieux différents, mais demeurés fermes dans la communion et dans la foi de l'unique Église catholique, y sont devenus des maîtres autorisés ; et tout ce qu'il saura avoir été soutenu, écrit et enseigné non pas par un ou deux, mais par tous ensemble, d'un seul et même accord, ouvertement, fréquemment, constamment, un catholique se rendra compte qu'il doit lui-même y adhérer sans hésitation. »(III, 4) Ainsi, face à ce qui peut paraître une nouveauté, il faut donc d’abord interroger les décrets conciliaires puis en absence de décisions, il faut se tourner vers l’accord des maîtres autorisés qui, en des temps et des lieux différents, ont donné, sur cette question, un enseignement écrit unanime.

Par des exemples historiques bien détaillés, Saint Vincent de Lérins montre alors que cette solution est le moyen traditionnel que l’Église a utilisé pour combattre des erreurs et défendre la vérité. Il justifie sa méthode par l’histoire des hérésies et des conciles. Il s’appuie aussi sur la Sainte Écriture, notamment sur les recommandations de Saint Paul.

Néanmoins, Saint Vincent de Lérins sait combien la recherche de vérité est difficile et que l’opinion peut revêtir un aspect persuasif redoutable par sa dimension, sa longévité et par l’autorité de ceux qui la défendent ou la professent. Il nous propose alors une hiérarchisation dans sa méthode. Le discernement de l’erreur consiste en effet à suivre « la totalité, l'antiquité, le consensus, et s'il arrive qu'une partie se dresse contre la totalité, la nouveauté contre l'antiquité ou la dissension d'un ou de plusieurs contre le consensus universel ou du moins la plus grande partie des catholiques, qu'ils préfèrent l'intégrité du tout à la corruption de la partie ; dans cette même totalité, qu'ils préfèrent la religion de l'antiquité à la profanation que constitue la nouveauté, et que, dans l'antiquité, à la témérité d'un seul ou d'un petit nombre, qu'ils préfèrent avant tout, s'il y en a, les décrets généraux d'un concile universel ; enfin, si ce n'est pas possible, qu'ils suivent, ce qui est presque la même chose, les avis de maîtres nombreux et importants. Si, avec l'aide du Seigneur, nous observons tout cela avec fidélité, retenue et application, nous débusquerons sans grande difficulté toutes les erreurs des hérétiques en train de se lever. »(XVII, 3-5)

Progrès et changement [10]

Mais si les Chrétiens ne peuvent adhérer aux nouveautés, le progrès dans le christianisme serait-il alors impossible ? Telle est l’objection à laquelle Saint Vincent apporte des réponses.

Saint Vincent commence par préciser certains termes. Il distingue le progrès avec le changement, deux notions à ne pas confondre. « Ce qui constitue le progrès c'est que chaque chose soit augmentée en restant elle-même, tandis que le changement, c'est que s'y ajoute quelque chose venue d'ailleurs » (XIII, 2). L’intelligence, la science ou encore la sagesse peuvent donc croître, mais dans le même dogme, dans le même sens, et dans la même pensée. Comme un corps qui se développe au cours des âges, le dogme peut être « consolidé par les années, développé par le temps, rendu plus auguste par l'âge, mais qu'il demeure sans corruption et inentamé, qu'il soit complet et parfait dans toutes les dimensions de ses parties et, pour ainsi parler, dans tous les membres et dans tous les sens qui lui sont propres, qu'il n'admette après coup aucune altération, aucune perte de ses caractères spécifiques, aucune variation dans ce qu'il a de défini. » (XIII, 9) Ainsi les dogmes « peuvent recevoir plus d'évidence, plus de lumière et de précision, oui ; mais il est indispensable qu'ils gardent leur plénitude, leur intégrité, leur sens propre. » (XIII, 13) Le changement n’est donc pas admissible puisqu’il remet en cause l’intégrité du dépôt de la foi.

Gardienne du dépôt de la foi, l’Église travaille au progrès de la foi tout en veillant à son intégrité. Elle sait « perfectionner et polir ce qui, dès l'antiquité, a reçu sa première forme et sa première ébauche ; consolider, affermir ce qui a déjà son relief et son évidence ; garder ce qui a été déjà confirmé et défini. » (XIII, 17) Son enseignement s’approfondit, s’affermit, se précise au cours de temps sans néanmoins en subir des changements.

Second Concile de Nicée (787)
Saint Vincent de Lérins nous apporte l’exemple des décrets des conciles œcuméniques. « L'Église catholique a fait par les décrets de ses conciles : ce qu'elle avait reçu des ancêtres par l'intermédiaire de la seule tradition, elle l'a consigné aussi en des documents écrits pour la postérité, résumant quantité de choses en quelques mot, et, le plus souvent, pour en éclaircir l'intelligence, en caractérisant par des termes nouveaux et appropriés tel article de foi qui n'avait rien de nouveau. » (XIII, 18) Ce progrès est nettement perceptible dans les premiers conciles œcuméniques quand l’Église a défini sa profession de foi, notamment la Sainte Trinité face aux erreurs des Ariens et des Pneumatiques. Les décrets des conciles n’ont d’autres buts que « ce qui était prêché un peu mollement, cela même soit prêché avec plus d’ardeur ; que, ce qui auparavant, était honoré en toute décontraction, cela le soit avec plus d’attention » (XXIII, 18). Ainsi « l’Église catholique a fait par les décrets de ses conciles : ce qu’elle avait reçu des ancêtres par l’intermédiaire de la seule tradition, elle l’a consigné aussi en des documents écrits pour la postérité, résumant quantité de choses en quelques mots, et, le plus souvent, pour en éclaircir l’intelligence, en caractérisant par des termes nouveaux et appropriés tel article de foi qui n’avait rien de nouveau. » (XXIII, 18)

Qu’est-ce que le progrès ? Saint Vincent de Lérins définit le progrès de cette façon : « enseigne les mêmes choses que tu as apprises, afin que, quand tu parles d'une manière nouvelle, tu ne dises pourtant pas des choses nouvelles. » (XXII, 5). La nouveauté n’est donc possible que dans la manière d’enseigner afin de transmettre les vérités de foi, sans les dénaturer, sans rien ajouter de nouveau, ni rien supprimer de manière substantielle. Ainsi il tient fermement au dépôt de la foi et à son intégrité tout en défendant le progrès de la foi. Il concilie donc continuité et accroissement, perpétuité et progrès.

L’influence du Commonitorium

Peu connu au Moyen-âge, le Commonitorium a surtout été utilisé à partir du XVIIe siècle dans les controverses entre les catholiques et les protestants, par les deux parties, puis dans les débats de la foi au premier Concile de Vatican[1] et dans les querelles avec le modernisme[2]. Le second Concile de Vatican en appelle aussi à lui. Il est encore aujourd’hui évoqué. Le Pape François l’a ainsi longuement cité dans une de ses dernières interventions[3].

Le traité est surtout célèbre à partir du XVIe siècle. À cette époque, nous pouvons compter au moins soixante-douze éditions auxquelles s’ajoutent soixante-dix traductions. Bossuet le qualifie d’une des lumières de son siècle. En 1682, l’Assemblée du Clergé l’exalte. Au XIXe siècle, quatorze éditions et vingt traductions sont encore sorties.

Cependant, l’appel au Commonitorium n’est pas sans difficulté ni danger. Il est en effet utilisé pour défendre deux positions contraires. Soit il sert à défendre le refus de toute nouveauté au nom de la Tradition et à dénoncer son erreur. L’exemple le plus flagrant est celui des Vieux Catholiques qui ont rejeté le dogme de l’infaillibilité pontificale en usant des principes de Saint Vincent de Lérins. Soit il sert à défendre l’évolution dogmatique telle que professent les modernistes. Les anglicans s’en est aussi servi pour condamner les catholiques et les protestants.

Les limites du Commonitorium

Les critères d’universalité, d’antiquité et de consensus présentent en effet quelques difficultés dans leur application. Certes, de manière absolue, ils s’avèrent redoutablement efficaces mais lorsqu’il s’agit de les appliquer dans des cas particuliers, l’exercice devient terriblement ardu. Toutes les vérités de foi ne sont pas toujours explicitées de manière claire au temps antique ou suffisamment partagées pour imposer un large consensus. La dernière difficulté, sans-doute la plus importante, est le silence de nos sources. Nous ne connaissons de l’antiquité que ce qu’elle a bien voulu nous transmettre ou ce que le temps a bien voulu épargner. Les critères que nous propose donc Saint Vincent Lérins ne suffisent donc pas de manière absolue pour confirmer l’authenticité de la foi. Ces difficultés expliquent peut-être que ces critères n’ont pas été repris par des conciles contrairement aux critères qui légitiment le progrès de la foi.

Le Commonitorium est en effet surtout évoqué pour avoir légitimé et encadré l’évolution dogmatique. Les Papes Pie IX[4] s’en inspirent fortement pour définir le caractère homogène du développement du dogme. Le Cardinal Newman [11] a rappelé la pensée de Saint Vincent de Lérins. Il a montré que l’innovation était possible dans la formulation, la conceptualisation du langage, et non dans l’affirmation ou dans le sens qui a été défini. Aujourd’hui, il est mis en exergue pour défendre la Tradition comme une Tradition vivante. « Avant tout, nous dit le Pape François, je voudrais définir ce qu’est la tradition. La tradition, ce n’est pas un immuable compte en banque. La tradition, c’est la tradition qui est chemin, qui avance. Et c’est vous, les Français, qui avez dit une très belle phrase, qui date du Ve siècle. Elle est de Vincent de Lérins, un moine et théologiens français qui dit que « la tradition est en mouvement ». »[5]

Mais en soulignant l’aspect dynamique de la tradition, que définit en effet Saint Vincent de Lérins, il ne faut pas oublier les critères de la vraie foi catholique, qu’il défend avec la même vigueur. Ce sont de puissants compléments pour encadrer le progrès de la foi. Des modernistes ont justifié leurs doctrines de développement de la foi au nom du progrès mais les canons de Saint Vincent les ont vite contredites. Certes, l’enseignement de la foi peut faire l’objet de progrès mais il ne faut pas confondre progrès et changement. Tout développement n’est donc pas légitime. Et c’est justement une des idées principales que défend Saint Vincent de Lérins. En dépit de leurs limites, les critères d’antiquité, d’universalité et de consentement général sont de précieux compléments pour identifier ce qui est un authentique progrès et ce qui n’est pas.

La règle d’autorité

Enfin, notons que le Commonitorium n’est pas évoqué au Moyen-âge, c’est-à-dire lorsque la scolastique se développe et atteint ses hauts sommets. « Dans cette œuvre du développement dogmatique, il est remarquable que Vincent n’attribue aucun rôle à la philosophie. »[6] Cela ne nous surprend guère. Saint Vincent de Lérins s’appuie essentiellement sur la règle d’autorité et aucunement sur la raison. Il est alors contradictoire de s’appuyer sur Saint Thomas d’Aquin pour dénoncer une nouveauté selon la pensée de Saint Vincent de Lérins. C’est fondamentalement contraire à sa pensée. Or comment pouvons-nous garantir l’authenticité d’un progrès sans porter un regard sur la méthode utilisée, sur les circonstances qui ont conduit à ce progrès et sur sa finalité ? Il est en effet nécessaire d’analyser l’environnement, d’identifier les facteurs de progrès et ses résistances, son moteur et ses adversaires. Certes, un homme se développe en restant lui-même physiquement mais son développement est-il naturel ou le fruit d’une manipulation ou d’une maladie ? Et si ce développement est le fruit d’une manipulation, l’homme est-il encore ce qu’il doit être ? La corruption, n’est-elle qu’une illusion ? La méthode de Saint Vincent ne répond pas à ces questions…

Conclusion

Devant la difficulté de discerner la vérité de l’erreur, c’est-à-dire d’identifier l’orthodoxie de la foi, Saint Vincent de Lérins a rassemblé toutes ces pensées sur la question dans le Commonitorium. Il définit comme critères de foi l’universalité, l’antiquité et le consentement général. C’est le fameux « ce qui a été cru partout, ce qui a été cru toujours, ce qui a été cru par tous ». Il défend aussi la légitimité du progrès de foi en donnant des critères d’authenticité. « Ce qui constitue le progrès c'est que chaque chose soit augmentée en restant elle-même ». Finalement, tout progrès n’apporte pas de véritable nouveauté. « Enseigne les mêmes choses que tu as apprises, afin que, quand tu parles d'une manière nouvelle, tu ne dises pourtant pas des choses nouvelles. » Saint Vincent affirme donc l’immutabilité substantielle de ce que nous devons croire, ce qui n’empêche pas un certain développement légitime de la doctrine chrétienne. Il y a bien continuité et donc cohérence dans l’enseignement de l’Église. Lorsqu’on vient rompre cette continuité et cette cohérence dans le temps et dans l’espace, il y a suspicion d’erreur. Et dans un temps de trouble, il est alors sage de ne pas y adhérer, quelle que soit la sainteté et la compétence de l’homme qui la défend.

Néanmoins, la méthode de Saint Vincent est bien insuffisante en raison de ses difficultés pratiques. Elle est surtout impuissante pour évaluer le développement en lui-même ou encore l’esprit qui l’anime. Certes, la tradition est dynamique ou encore vivante mais faut-il encore savoir sur quel chemin et avec quel esprit, elle doit progresser. Là est la véritable question. Il ne s’agit donc plus d’opposer conservateurs ou réformateurs. C’est un débat qui ne mène à rien. Ou plutôt le conservateur est déjà vaincu dans cette vaine opposition. Il est plutôt important de définir ce qui génère le progrès ou encore ce qu’est l’esprit de la tradition




Note et références
Les extraits du Commonitorium viennent d'une version traduite par Pierre Monat accessible sur http://www.patristique.org/Vincent-de-Lerins-Commonitorium.html
[1] Cf. Constitution dogmatique Dei Filius sur la foi catholique, 3ème session, 24 avril 1870, chap.4, Denz. 3020.
[2] Voir Benoît XV, encyclique Ad beatissimi Apostolorum, 1er novembre 1914, Denz. 3626.
[3] Pape François. Rencontre avec Dominique Wolton. Politique et société, Un dialogue inédit, éditions de L’Observance, 6 septembre 2017.
[4] Pie IX, Bulle Ineffabilis Deus, 8 décembre 1854, Denz. 2802.
[5] Pape François. Rencontre avec Dominique Wolton. Politique et société, Un dialogue inédit.
[6] Tixeront, Histoire des Dogmes dans l’Antiquité chrétienne, III, La fin de l’âge patristique (430-800).
[7] Voir Émeraude, mars 2013, Le pélagianisme: son histoire.
[8] Voir Émeraude, juin 2014, Vérité et Dogme.
[9] Voir Émeraude, mars 2013, Le pélagianisme: son histoire.
[10] Voir Émeraude, août 2014, Le développement du dogme et son immutabilité. Cet article reprend la position de l'Église sur le sujet.
[11] Voir John Henry Newman, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, Ad Solem, 2007.

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