" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 novembre 2017

Les origines du monachisme en Orient

Vêtus d’une ample tunique blanche aux larges manches, serrée par la ceinture, les pieds chaussés de sandales, les moines marchent silencieusement en colonne, les uns derrière les autres, traversant le cloître, les mains jointes, la tête couverte d’un capuchon. Cette image reste encore gravée dans notre mémoire. Elle habite des lieux de pierres, autrefois vastes monastères au nom glorieux, aujourd’hui des ruines éparses, un reste de nef, d’un chœur, d’un cloître. Si hier, ils étaient les perles bien vivantes de la chrétienté, ils demeurent aujourd’hui des vestiges silencieux, voire perdue dans l’ignorance du monde contemporain. Perchés sur une colline ou isolés dans une vallée parfois inaccessible, ces restes du passé gardent parfois le souvenir apaisant d’une communauté millénaire, de nos jours disparue ou encore présente dans d’autres lieux. En dépit d’un silence qui le recouvre, le moine est sans-doute un des traits caractéristiques de notre histoire. Lérins, Marmoutier, Luxeuil, Cluny, Cîteaux, Fontenay, … Vaste et inlassable litanie de noms qui résonnent encore dans notre mémoire…

Mais, à côté de ces images sans âge, des pierres laissées par l’histoire et des monuments encore grandioses, se dressent des portraits peu flatteurs. Les livres et les films abondent de figures de moines débonnaires et dépravés, ripaillant et murmurant des mots inintelligibles. Une histoire du Moyen-âge peut-il être même convaincante sans ces religieux au ventre dodu et aux mœurs douteuses ? Érasme, Rabelais, et bien d’autres hantent aussi ces lieux de silence ou d’abandon.

Comme nous l’avons décrit dans l’article précédent, le moine est nécessairement associé à une Règle à laquelle il est soumis, que complète des Règlements et des Statuts, à des vœux définitifs, dont la profession est un acte sacré qui l’engage devant Dieu et devant la communauté, acte aussi solennel qui le lie à une communauté, et enfin à une autorité auquel il est soumis dans une parfaite obéissance. Le moine est aussi lié à un monastère dont l’élection est reconnue par l’Église, et qui relève d’un Ordre religieux. Mais, la vie monastique n’est-elle qu’un ensemble de moyens ? Que recherche l’homme en devenant moine ? Quelle est la finalité de la vie monastique ? Telles sont les questions que nous nous posons. Et pour y répondre, nous vous suggérons de revenir aux origines du monachisme, d’abord en Orient puis ensuite en Occident…

Saint Antoine (251-355), le père des anachorètes

Saint Paul l'ermite (230-340)
Au milieu du IIIe siècle, pour fuir la féroce persécution de Dèce, Paul de Thèbes se cache puis dénoncé, il finit par se réfugier seul dans le désert en Égypte puis dans une grotte. En dépit de la vie austère qu’il mène, il est heureux dans sa solitude jusqu’à sa mort. Tel est le commencement du monachisme...

Aux environ en l’an 270, en Égypte, près de Memphis, un jeune homme chrétien, âgé d’environ vingt ans, assiste à une messe dans une église de son village. Orphelin jeune, cet homme est un paysan aisé qui habite seul avec sa sœur. À la lecture de l’Évangile, il entend le conseil de Notre Seigneur Jésus-Christ : « si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres, puis viens, suis-moi, tu auras un trésor dans le ciel. » (Luc, XVIII, 22) Après la messe, il distribue les biens qu’il a reçus de ses parents, vend tous ses meubles et distribue aux pauvres l’argent qu’il en reçoit. Puis vers 270, il se réfugie dans le désert de Nitrie, dans la vallée de Scitie, au sud de la grande ville d’Alexandrie. Pour se donner tout à Dieu, il décide de mener une vie austère et rigoureuse en compagnie d’un vieillard solitaire, puis, aspirant à une solitude plus grande, il quitte son refuge pour s’isoler davantage dans la montagne. Vers 290, il séjourne dans une de ces vastes chambres funéraires que les anciens Égyptiens ont creusées pour déposer leurs morts, lieu le plus adapté pour cet homme qui veut mourir au monde. Puis, après 35 ans de prières et de pénitence, il part vers les montagnes désolées du pays de Pispir, et s’établit dans un château désert, vivant « ainsi reclus près de vingt ans, ne sortant pas, ne se montrant pas »[1].

Saint Antoine (v.270-356)
En dépit de sa solitude, Saint Antoine (est un homme célèbre. Son aventure excite en effet la curiosité. De nombreux chrétiens accourent vers lui en quête de certitude et de perfection. Il attire aussi de nombreux curieux, avides de prodiges et de miracles. Sur les deux rives du Nil, une foule de solitaires se rassemblent ainsi autour de lui, écoutant son enseignement et cherchant à imiter son exemple. À ses disciples, il enseigne une sainteté simple, humble et douce, pénétrée de joie. « Ne soyons pas tristes comme si nous périssions ; ayons confiance et soyons toujours joyeux, car nous sommes sauvés ! » [2] Saint Athanase nous montre un Saint Antoine majestueux, simple et d’une grande quiétude. Une multitude d’ascètes vivent ainsi autour de Saint Antoine dans des ermitages. Mais, « se voyant dérangé par la foule, empêché de vivre dans la retraite à son idée et à son gré, redoutant de s’enorgueillir des œuvres que le Seigneur faisait par lui ou devenir l’objet de ses commentaires »[3], il finit par quitter la foule pour s’enfoncer davantage dans des lieux plus isolés encore, s’absorbant dans la prière.


Malgré sa solitude, Saint Antoine entend les douleurs du peuple chrétien persécuté. En 311, il rompt sa solitude pour soutenir les chrétiens enfermés dans la prison d’Alexandrie ou encore ceux qui travaillent dans les mines de Maximin. À la fin de sa vie, il se rend encore à Alexandrie pour mettre fin à la discorde que répandent les Ariens dans l’Église. Mais, « comme le poisson retourne à la mer »[4], il revient à la montagne pour ne pas oublier les choses intérieures. Enfin, entouré de deux ermites, dans une minuscule oasis de la haute Thébaïde, toujours « le visage joyeux »[5], Saint Antoine meurt en 356 à l’âge de cent cinq ans.

« Si tu veux être parfait… »

L’histoire de Saint Antoine telle qu’il nous est racontée par Saint Athanase, cinquante ans à peine après les faits, nous donne quelques enseignements sur la finalité de la vie monastique. Il est avant tout une recherche de perfection dans la sanctification telle qu’elle est définie par Notre Seigneur Jésus-Christ. « Si tu veux être parfait… » Pour l’atteindre, il veut renoncer à tout bien et se détacher de tout lien avec le monde comme l’a demandé son Maître. Au désert, l’inutile se dissipe, le superficiel fond au soleil. La renonciation est totale. « Le renoncement au monde est le principe du monachisme »[6]. Le moine est celui qui renonce au monde. Il est mort au monde. La vie de solitude et de total abandon est donc la voie parfaite pour atteindre Notre Seigneur Jésus-Christ. Comme le montre la quiétude de Saint Antoine, une telle ascèse ne ternit pas l’âme ou ne la rend pas fermée à la joie. Bien au contraire. Elle attire les âmes en quête de Dieu…


Comme nous l’apprend la vie de Saint Antoine, de sa solitude rayonne une lumière attrayante. De nombreux disciples se regroupent autour de lui, brûlant d’imiter son exemple et l’implorant de les prendre sous sa direction spirituelle. Saint Antoine a beau fuir. Des hommes finissent par camper autour de sa retraite.

Saint Antoine n’est pas le seul solitaire à vouloir suivre le chemin de la perfection. « Fuis les hommes et tu seras sauvé ! », nous dit l’un des Pères du Désert. L’isolement absolu, tel est l’idéal des ermites. Néanmoins, l’exemple de Saint Antoine demeure exceptionnel. Son ascétisme est intégral, sa résolution totale, sans faille. Il veut être seul avec Dieu. Le terme de « moine » prend ainsi tout son sens. Tous les hommes n’en sont certainement pas capables.

Des villes de moines

Sainte Catherine du Sinaï
Quelques années après la mort de Saint Antoine, plusieurs milliers d’hommes se sont à leur tour réfugiés dans le désert de Nitrie, à 60 kilomètres au sud-est d’Alexandrie, ou dans la vallée de Scété, à 70 kilomètres au sud-sud-ouest de Nitrie. Ils habitent des huttes de roseaux ou dans de petites maisons de brique, certains réfugiés dans des cavernes de la montagne, d’autres à proximité des villes. Un siècle plus tard, nous raconte Palladius, « sur la montagne habite quelque cinq mille moines, ayant des genres de vie différents, chacun comme il peut et comme il veut »[7]. D’abord seul, un ermite se voit rejoindre par d’autres. Saint Paul de Thèbes et Saint Antoine ne sont pas en effet les seuls à s’aventurer dans cette vie solitaire. « Ces expériences individuelles et excentriques aboutirent paradoxalement à la constitution de véritables « centres » monastiques. »[8] Toujours selon Palladius, cette vie religieuse est bien organisée. C’est une véritable ville de moines avec des offices, des services de ravitaillement, sa fabrique de vêtements, son commerce de vin, son centre d’accueil pour pèlerins et touristes.… Et pour les guider dans leur voie d’ascèse et de la perfection, les ermites choisissent un père spirituel. Une sorte de parrainage s’installe…

Une vie de prière et de travail

Les ermites vivent d’ascèse. Ils renoncent à la vie du monde, et par conséquent à son confort. Ils ne mangent guère, prenant une fois par jour quelques légumes crus et de petites galettes de pain saupoudrées de sel, pesant ensemble environ trois cents grammes. Les plus robustes se contentent d’eau et de pain. Enfin, ils se contentent de peu de repos et d’heures de sommeil. « Mal vêtus, la faim aux entrailles, la gorge séchée par la soif, luttant contre la tentation lancinante du sommeil, les solitaires travaillent dur cependant. »[9] 

Les moines ne chôment pas. Ils travaillent dans la boulangerie, au pressoir, au tissage de la toile ou dans leur cellule, fabriquent des corbeilles, tressent des nattes ou des cordes. Enfin, ils se louent comme ouvriers agricoles. En échange de leur travail, ils ne demandent que le strict nécessaire pour survivre.

Dans leur cellule, l’ermite récite à des heures fixes du jour et de la nuit des versets de la Sainte Écriture, suivant ainsi le conseil de Notre Seigneur Jésus-Christ puis de Saint Paul. « Priez sans cesse », lui disent-ils. Il est homme de prière. Ainsi, les moines prient-ils en travaillant. La méditation ne cesse pas.

La solitude

La solitude demeure la voie la plus parfaite pour atteindre Notre Seigneur Jésus-Christ. Certains moines n’hésitent pas à s’emmurer dans une grotte pendant cinquante ans, recevant sa nourriture par une lucarne. Les plus vaillants ne s’arrêtent pas au désert de Nitrie. Ils s’éloignent de la ville pour se réfugier dans un silence extrême. Enfermés dans leur cellule, ces moines brillent par leur mortification. Saint Macaire d’Alexandrie est ainsi resté debout des jours et des nuits à la porte de sa grotte pour vaincre le sommeil.

Enfin, plus loin encore dans le renoncement, se trouvent des moines dont la vie est entièrement cachée en Dieu. Vers 410, Cassien rencontre dans la vallée de Scété un de ses ermites nommé Paphnuce. « Le désert l’appelait avec sa solitude. Il y courut, afin de rencontrer plus aisément l’union divine. »[10]

La tentation de l’orgueil

Néanmoins, la vie du désert et l’isolement absolu ne sont pas choses aisées. Le combat n’apporte pas toujours la victoire. Le diable est virulent contre de tels soldats surtout s’ils sont seuls dans leur cellule. Les tentations sont aussi grandes chez des hommes qui avant de se jeter dans cette aventure étaient coléreux, rebelles, farouches, sensuels, orgueilleux. Les vices sont longs à combattre. Ils ne disparaissent pas au désert. Au contraire, ils sont plus virulents, comme attisés par le renoncement. Le véritable combat à mener est donc un combat intérieur, contre soi-même, contre son corps si réticent à l’ascèse, contre son esprit, si prompt à s’enorgueillir, y compris dans la souffrance. La mortification n’est pas en effet une fin en soi. « Bonnes choses sont la pauvreté volontaire, le jeûne et les veilles, mais elles servent peu à ceux qui n’ont pas creusé en eux le fondement de l’humilité dont le Christ est le modèle. »[11] Le moine doit tout quitter pour qu’il soit « léger et libre de tout lien »[12], nous dit Saint Jérôme. Un tel combat ne se fait pas sans heurt ni danger.

Pour mener ce combat, des moines peuvent recourir à des méthodes plutôt radicales. Des exercices peuvent se révéler héroïques, trop héroïques c’est-à-dire ostentatoires ou encore trop excessifs, voire excentriques. Les moines peuvent en effet accumuler les supplices et les mortifications allant jusqu’à l’épreuve du fer rouge. Ils ne manquent pas d’imagination pour se torturer. Saint Macaire prend un cadavre pour oreiller. Certains nourrissent de feuilles de palmier, boivent une eau boueuse, s’astreignent à se tenir debout, les bras en croix, pendant des heures et des jours. Les stylites, qui restent des années sur une colonne, pour éviter la foule, est un de ses spectacles qui se multiplient en Orient. Ces épreuves manifestent un zèle et une fervente étonnante…

Certains moines rêvent surtout d’atteindre l’éternité dès ici-bas. Ils veulent se dépasser pour se rapprocher davantage aux anges. Ils veulent tout renoncer au point de vouloir détruire leur propre nature. Et cet héroïsme est justement, ô comble de contradiction, leur principale menace. C’est la tentation de l’orgueil. « Être le plus pauvre, veiller et jeûner plus que tous les autres, redoubler de mortifications, remporter sans cesse de nouvelles victoires sur soi-même, cette ascèse hardie, si elle n’était pas mesurée par un prudent amour, risquait de dégénérer en une véritable ivresse de la volonté. »[13] Le risque est en effet de vouloir étonner par la prouesse au point de briller par une excentricité inhumaine. Le moine doit-il alors renoncer au monde pour finalement se lier dans un esclavage encore plus terrible ?

Certes, les maîtres spirituels s’opposent à toute forme d’excès. Ils mettent en garde contre les jeûnes immodérés, qui ne sont parfois que des pièges diaboliques. « Ce n’est pas dans les combats de la pénitence, mais dans le calme de la vertu que réside le Seigneur. »[14] Ainsi, s’ils veulent suivre la voie du renoncement pour mieux suivre Notre Seigneur Jésus-Christ, cette recherche doit être faite de discrétion et d’équilibre. « On ne doit rien faire par ostentation »[15], nous rappelle Saint Antoine.

Mais que sont-ils ces maîtres ? Ils n’ont aucune véritable autorité si ce n’est au plus une autorité morale. Car finalement, les ermites sont livrés à eux-mêmes, chacun fixant sa propre loi, chacun déterminant le genre de vie qu’ils veulent mener. Dans leur cellule, ils sont parfaitement libres.

Or, plus la vie du désert est auréolée d’un immense prestige, plus elle attire des chrétiens, mêlant vrais croyants et aventuriers, plus ils sont avides d’eux-mêmes que de renoncement. Et le monastère devient aussi un refuge pour ceux qui veulent fuir les contraintes de la société, sa misère et ses exigences aussi.

La vie commune, le cénobitisme

La vie du désert n’est donc pas sans danger pour l’âme. Certes, la solitude est un beau moyen pour fuir le monde mais le moine a-t-il renoncé à sa propre volonté tant sa liberté est grande ? En se cachant dans une austérité excessive, livré seul à de nombreuses tentations, ne risque-t-il pas de sombrer, s’exaltant dans une fausse sécurité et finalement dans un orgueil indomptable ? Et seul, ne perd-il pas cet amour des hommes indissociable à l’amour de Dieu ? Certains ermites deviennent en effet « farouches au point d’avoir horreur de la société des hommes. »[16] Est-ce vraiment imité Notre Seigneur Jésus-Christ ?

La Thébaïde ou La Vie des saints pères
Paolo Uccello
Un contemporain de Saint Antoine, païen converti, Saint Pakhôme [17] (v.292 - v.346) est conscient des menaces qui pèsent sur ces hommes qui fuient le monde dans des solitudes de plus en plus retirées. Pour y faire face, il rassemble les ascètes dans une vie collective, instituant alors une première communauté, Tabennese, en 315. Tout en permettant aux moines de vivre seuls et de suffire à eux-mêmes, ils les regroupent derrière une clôture. La séparation avec le monde n’est pas totale. Les moines peuvent travailler contre salaire dans les fermes du village. Ils participent aussi à la messe avec la population. Les moines ont aussi une vie communautaire. Ils mettent en commun le fruit de leur travail, et œuvrent ensemble pour ouvrir l’hospitalité, tout cela dans une stricte obéissance et l’humilité. Généralement, le monastère est constitué de maisons qui regroupent des moines selon leurs activités professionnelles. Ainsi la vie communauté apparaît comme un remède au danger de la solitude.

Pour organiser cette vie communautaire, Packôme rédige une Règle en tenant compte de leur faiblesse. C'est la première Règle... Il ne s’agit pas d’en faire des héros de la mortification, des hommes exceptionnels dans l’ascèse mais d’en faire des saints. « La volonté de Dieu, c’est qu’on se mette au service des hommes pour les inciter à aller à Lui, c’est de travailler les âmes des hommes pour en faire des saints à présenter à Dieu… »[18]

C’est ainsi que des villages de moines apparaissent derrière de hauts murs d’enceintes. Et derrière cette barrière physique et morale, un monastère déploie une activité débordante selon une organisation rigoureuse et rationnelle. Fermé partiellement au monde, le moine est capable de vivre entièrement sur lui-même. Et entre deux travaux manuels, il s’applique à la prière, à la lecture de la Sainte Écriture et à la méditation dans sa cellule. Cette vie laborieuse et de prière ne permet pas des jeûnes excessifs. Certains moines peuvent certes en faire mais elle doit se faire sans ostentation, dans une très grande discrétion. Des conférences qui expliquent la Sainte Écriture viennent aussi ponctuer la vie des moines.

Saint Pakhôme, 
recevant sa Règle d'un ange, XVIe  



L’obéissance est le principe fondamental, la vertu suprême du monastère. Un abbé est le chef suprême du monastère.  Chaque maison dispose d’un maître auquel sont soumis les moines. Il s’agit bien pour le moine de renoncer à sa propre volonté. Il n’a plus d’autre volonté que celle de son supérieur. Pour le réticent, des peines lui sont affligés, la plus grave étant l’exclusion. Pour éviter des échecs, Pakhôme met en place des épreuves sévères. Nul ne peut entrer dans le monastère sans avoir montré sa vocation…

Mais le moine est libre pour quitter le monastère afin de se retirer dans le désert car la solitude demeure encore l’idéal à atteindre. Il est aussi possible de le réintégrer si le moine le souhaite.

Les monastères sont ainsi de véritables villes de moines, pouvant habiter mille, voire deux mille religieux. Il ressemble à une fourmilière ou à une ruche ouvrière qu’à un asile pour les âmes contemplatives. Bien administré, rigoureusement organisé, avec douceur et humilité, ils demeurent néanmoins peu propices à la solitude en raison de son gigantisme et du difficile équilibre entre le travail et la prière.

Les laures de Palestine

Vivant seuls dans une cellule comme Saint Antoine ou regroupés dans un véritable village, soumis à une obéissance strict comme les disciples de Saint Pakhôme, les moines peuvent encore choisir une autre voie qui alterne l’anachorétisme et le cénobitisme dans les laures de Palestine.

Le premier fondateur connu du monachisme palestinien semble être Saint Chariton. Comme Paul de Thèbes, il fuit une persécution, celle d’Aurélien en 275. Il se réfugie au Nord de Jérusalem, à Pharan. Il est rejoint par des disciples, créant une laure. Voulant vivre dans la solitude, il doit les quitter mais en vain, à deux reprises, il est de nouveau entouré de solitaires, fondant finalement deux laures supplémentaires.

Saint Antoine et son disciple saint Théodose,
fondateurs de la Laure des Grottes de Kiev
Né en 291, cherchant à imiter Saint Antoine, Saint Hilarion abandonne tout pour s’installer dans une grotte puis dans une cellule en dur, à proximité du Sinaï. Son exemple attire à son tour de nombreuses vocations érémitiques, d’abord aux environs de sa cellule, puis de plus en plus proche. Il finit par les regrouper. Le moine habite dans une cellule isolée, une grotte ou une cabane, située à l’intérieur d’une enceinte sous l’autorité d’un abbé. Durant la semaine, seul, il travaille de ses mains et prie. Puis le samedi et dimanche, les moines se réunissent à l’église pour participer en commun à l’office et à la sainte messe.

De petites colonies anachorétiques essaiment aussi en Mésopotamie selon le même processus. Jacques de Nisible et Saint Julien Sabas en sont les premiers fondateurs.

Un monastère où s’épanouit la charité

Après Saint Antoine et Saint Packôme, le monachisme franchit une nouvelle étape avec Saint Basile. Contrairement aux premiers, Saint Basile entreprend un voyage en Egypte, en Palestine et en Syrie afin de s’informer sur les diverses formes de monachisme. Moine avec quelques amis dans un lieu retiré de sa propriété, il bâtit un monastère, menant une vie de prière, de travail manuel et de travail intellectuel. Pendant cinq ans, il vit dans cette communauté et compose une grande partie de sa Règle.

Saint Basile (330-379)
Saint Basile est d’abord soucieux de la direction spirituelle de ses moines. Il cherche donc à limiter le nombre afin que le supérieur puisse mieux les diriger. Mais surtout, il veut développer les vertus d’humilité, de patience et de charité. « L’isolement absolu est contraire à la volonté de Dieu. »[19] La solitude va à l’encontre de la nature humaine. Elle s’oppose en outre à l’obligation de former un seul corps dont Notre Seigneur Jésus-Christ est la tête. « Comment souffririons-nous avec celui qui souffre ? » [20], nous dit-il. Et seul, comment l’ermite peut-il connaître ses défauts et s’en corriger ? S’il chute, qui le relèvera ? Comment peut-il pratiquer l’humilité s’il ne connait aucun supérieur ? Comment peut-il s’exercer à la patience si rien ne s’oppose à sa volonté ? « Le solitaire, à force de travailler sur lui-même, sans contrôle, finit par s’imaginer qu’il a atteint la perfection, objet de tous ses vœux. Mais Jésus-Christ nous enseigne que la loi des lois, c’est la charité, c’est-à-dire l’abnégation de la personnalité : la vie des anachorètes aboutit au plus monstrueux égoïsme. » [21] Ainsi, Saint Basile ne voit pas dans la solitude le moyen le plus propice pour la sanctification

La solitude n’est donc pas la finalité du monde. Ce n’est qu’un moyen certes efficace mais périlleux, extrêmement dangereux, destiné à une certaine élite spirituelle. Ces âmes d'élite finissent par se former dans les monastères de Saint Basile avant de mourir définitivement au monde dans une cellule isolée, ignorée.

Finalement, la vie en communauté est un moyen sûr pour préserver le moine des dangers de la solitude tout en lui permettant de renoncer au monde et à lui-même. Elle garantit l’épanouissement des vertus chrétiennes. Elle doit constituer une unité surnaturelle, c’est-à-dire le corps mystique du Christ ou plutôt un membre du grand corps de l’Église. Tout en se séparant du monde, le monastère offre hospitalité et bienfaisance pour les pauvres et en général pour tous les hommes. Il est donc pleinement ancré dans l’Église.

Devenu évêque de Césarée, Saint Basile fonde un monastère à côté de sa cathédrale. Il est à la foi maison de vie commune, de prière, de travail et d’apostolat. Il comprend en effet une hôtellerie, une école, un orphelinat, un hôpital, dans un bâtiment à part des moines. Ces derniers participent aux messes avec les chrétiens de la ville. Le monastère s’intègre ainsi dans la vie ecclésiastique…

Saint Basile donne au monachisme une de ses premières grandes règles, connues sous le nom de Regulae fusius tractatae. Ce recueil est constitué d’une suite de conférences sur la vie monastique. Elle supplante toutes les autres règles établies. Elle est aujourd’hui la règle du monachisme oriental.

Conclusion

La vie monastique répond à un fort besoin de sanctification et de perfection évangélique : renoncer au monde pour mieux suivre Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi les premiers moines sont des ermites. Ils se réfugient dans la solitude la plus austère pour se retrouver seuls devant Dieu, libérés des liens qui les attachent à un esprit éloigné de Dieu. Le moine est donc un homme en rupture avec le monde. Et pour répondre à leur vocation, le désert est le lieu le plus propice. Mais il ne reste pas seul longtemps. Il est souvent rejoint par d’autres qui cherchent à l’imiter, à vivre sous son parrainage, à entendre et pratiquer son enseignement, sa sagesse. Ainsi des communautés se créent, des monastères se constituent. Telle est l’origine du cénobitisme, œuvre spontanée provenant d’une initiative individuelle. Saint Pakhôme et Saint Basile ont tiré de cette expérience les leçons suffisantes pour développer un monachisme plus mature et organisé.

Seul ou en vie communautaire, le moine a plusieurs moyens pour atteindre la vie absolue en Dieu, tous tournés vers les trois occupations principales : la prière, la lecture assidue de la Sainte Écriture, le travail manuel. Cette vie est aussi imprégnée de sacrifices, nombreux et variés, parfois d’une extrême ingéniosité, voire 'exubérance.

Mais cette vie de solitude a ses propres dangers, ses propres tentations. Elle est réservée à des âmes d’élite. Le plus grand danger est de s’enorgueillir de ses efforts, de se glorifier dans son ascèse, de se rendre aveugle de son état au point que l’homme finit par se reposer en lui-même. Certes, il a renoncé au monde mais il ne s’est pas renoncé à lui-même. Certains fuient l’esprit du monde pour devenir finalement ennemis des hommes, ce qui ne correspond guère à l’esprit de charité. Dans le désert, des ermites cherchent Dieu mais finissent par se perdre dans leur moi. Abandonné à leur propre délire, ils peuvent alors souffrir du dégoût de la vie, de la tristesse, de l’angoisse du cœur, en un mot de l’« acedia ». Le péril est alors grand de se distraire dans des mortifications les plus excentriques et ostentatoires…

La vie en communauté est un remède efficace contre les pièges de la vie solitaire. Elle assure au moine le renoncement de soi-même, non dans l’éclat des mortifications ou dans d’excessives austérités, mais dans l’humble obéissance et la douce discrétion. « Tout ce qui n’est point exactement borné ne dure guère » [22], nous dit Saint Synclétique. La démesure est un véritable danger contre lequel s’oppose le cénobitisme. L’obéissance implique l’humilité et donc le suprême renoncement puisqu’elle est abandon de la volonté propre. Le moine peut alors atteindre plus sûrement l’« ataraxie », c’est-à-dire le calme absolu, le total détachement.


Ainsi la vie monastique donne à chacun le moyen d’exercer les vertus chrétiennes de manière équilibrée et contrôlée, avec modération comme l’a bien compris Saint Pakhôme, et avec charité comme le souligne Saint Basile. « Notre tradition est toute conforme à la raison »[23], déclare Théonas. La perfection évangélique n’est donc plus réservée à des athlètes du Christ mais à tous les hommes. Ce ne devient plus un acte héroïque en soi mais un état.

Travail et prière, selon une discipline rigoureuse, telles sont les activités qui rythment le moine, seul dans une cellule ou au sein d’une communauté. Le monastère n’est pas une vie oisive. Il ne faut pas non plus qu’elle bouillonne au point de rendre impossible la nécessaire solitude et de ne point développer l’âme de la communauté. Saint Basile donne une certaine humanité et équilibre dans le monachisme. Le moine peut alors s’appuyer sur la communauté pour grandir en Dieu comme il participe de manière discrète à son épanouissement.

Mais le monastère n’est pas non plus seul ; il appartient à l’Église. Il est membre du Corps mystique du Christ. La vie qui l’anime et qu’il élève est aussi celle de l’Église. La force qui règne en lui renforce aussi les autres membres de l’Église. Elle rayonne sur l’Église. Ainsi né dans le refus du monde, le monachisme se trouve néanmoins engagé dans le monde avec l’esprit de Notre Seigneur Jésus-Christ…




Notes et références
[1] Saint Athanase, Vie et conduite de notre saint père Antoine, trad. B. Lavaud, Desclée de Brouwer, 1943 dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre, éd. du Centurion, 1965.
[2] Saint Athanase, Vie et conduite de notre saint père Antoine.
[3] Saint Athanase, Vie et conduite de notre saint père Antoine.
[4] Saint Athanase, Vie et conduite de notre saint père Antoine.
[5] Saint Athanase, Vie et conduite de notre saint père Antoine.
[6] Gabriel Le Bras , Les Ordres religieux, la vie et l’art, sous la direction de Gabriel Le Bras, Tome I, Flammarion, 1979.
[7] Palladius, Histoire lausiaque, trad. A. Lucot, 1912 dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[8] J.-Cl. Guy, dans Petite Histoire de la vie monastique, Frère Philippe, V.
[9] Michel Mourre, Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, I.
[10] Cassien, Conférences, III, I
, dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[11] Saint Macaire d’Alexandrie, Liber de custodia cordis, 12 dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[12] Saint Jérôme, Lettre ad Demetriadem, CXXX, 14, dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[13] Michel Mourre, Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, I.
[14] Cassien, Conférences, XII, II, dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[15] Apophtegmes, dans Les Ordres religieux, la vie et l’art, sous la direction de Gabriel Le Bras.
[16] Cassien, Conférences, XIX, 10
.
[17] On retrouve aussi l’orthographe Pacôme.
[18] Pakhôme, Catéchèse, éd. Th.Lefort, 2, 15 , Michel Mourre.
[19] Saint Basile, Regulae jusius tractae, VII dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[20] Saint Basile, Regulae jusius tractae, VII.
[21] Saint Basile, Regulae jusius tractae, VII.
[22] Cité dans Les Ordres religieux, la vie et l’art, sous la direction de Gabriel Le Bras.
[23] Cité dans Les Ordres religieux, la vie et l’art, sous la direction de Gabriel Le Bras.

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