L’idéal
de perfection n’est pas l’apanage de l’Orient. En Occident, ce désir est aussi
bien vivant. Pèlerins de la terre sainte ou enthousiasmé par les récits de
Saint Antoine ou d’autres ermites, les premiers chrétiens occidentaux se
réfugient dans les déserts de Palestine et d’Égypte. Mais d’autres veulent
suivre la voie monastique sur leur propre terre. Les chemins sont alors
diverses.
Alors
que Saint Basile se retire dans la solitude, vers 360, Saint Martin (316-397) fonde aux
environs de Poitiers le premier monastère de tout l’Occident, à Ligugé. Comme
Saint Antoine, il renonce à tout après avoir entendu le conseil de Notre
Seigneur Jésus-Christ. Il veut vivre lui-aussi dans la solitude comme les
saints du Désert. Il se réfugie dans le silence et l’obscurité, vivant dans une
misérable cabane. Impressionnés par son exemple, d’autres chrétiens le
rejoignent. En 372, il est élu évêque de Tours. En dépit de sa nouvelle
charge qu’il exerce saintement, Saint Martin est toujours animé d’un vif désir
de solitude et de silence. Il finit par trouver un nouvel endroit solitaire,
proche de sa ville épiscopale, dans lequel il peut se réfugier. C’est
Marmoutier, qui deviendra l’un des plus puissants foyers monastiques de
l’Occident.
Dans
le monastère de Marmoutier, les moines ne possèdent rien, tout est mis en
commun. Aucun commerce n’est toléré. Vivant seuls dans leur cellule, ils se
retrouvent pour se rendre à l’oratoire et pour prendre le repas ensemble. Ils
se consacrent à la prière. Seuls les plus jeunes pratiquent l’art du copiste. Contrairement
à l’Orient, les moines peuvent être des prêtres. Formés, ils sont alors envoyés
en mission, parcourant les chemins et les campagnes. Du monastère sortira alors
de grands évêques comme Brice à Tours, Maurille à Angers, Victorius au Mans et
bien d’autres encore. D’autres bâtiront des monastères comme Saint Maxime, abbé
du monastère lyonnais de l’Ile-Barbe. Ce sont eux qui résisteront aux invasions
barbares. Ainsi, le moine n’est pas
reclus dans son monastère.
Vers
410, Saint Honorat est un de ses patriciens qui veulent renoncer à sa brillante
carrière et à la richesse pour aimer Dieu. Il se réfugie dans une île déserte,
à Lérins. Mais, comme à Ligugé, son exemple attire des hommes, eux-aussi avides
de Dieu. Un nouveau monastère apparaît. L’île devient celle des solitaires. Les
plus anciens vivent dans une cellule isolée, s’adonnant à l’ascèse et à la
prière contemplative, ne rejoignant les autres que pour les offices et les
conférences spirituelles. Contrairement à leurs aînés, les jeunes moines sont
astreints à une vie communautaire. Comme Saint Martin, Saint Honorat et son
successeur Saint Hilaire d’Arles sont appelés à l’épiscopat. Et bien d’autres
moines sont réclamés pour devenir des évêques. L’un d’eux, Saint Loup à Troyes,
arrête Attila aux portes de la ville. Saint Patrick, l’apôtre de l’Irlande, est
aussi un ancien du monastère. Ainsi, des petites communautés se développent
sans véritable organisation, autour d’une personnalité rayonnante, essaimant
des monastères.
Une
vie communautaire
Toujours
au IVe siècle, une autre forme de vie religieuse apparaît loin de la Gaule, en
Afrique du Nord. Un jeune converti, brillant, découvre l’héroïsme des moines
orientaux à partir d’un récit, notamment celui de la Vie de Saint Antoine écrit
par Saint Athanase. C’est Saint Augustin (354-430). Enthousiaste, revenu à Thagaste, il
regroupe autour de lui des amis pour prier et jeûner ensemble, pour étudier la
Sainte Écriture et les ouvrages des premiers Pères de l’Église. C’est bien le
désir de vivre en communauté au service d’une même foi qui réunit ces
Chrétiens, formant ainsi une retraite studieuse, rythmé par les hymnes et les
psaumes. De cette communauté sortira un clergé formé, redoutablement efficace.
Le moine est un pasteur d’âme, un prêtre, plus encore un missionnaire.
Devenu évêque de Thagaste, Saint Augustin fonde près de sa cathédrale une maison où les futurs clercs se forment dans une vie fortement communautaire, marquée par la pauvreté, l’esprit fraternel, dans un but apostolique. De cette vie monastique, sortira une Règle, la Regula ad servos dei. Comme pour Marmoutier ou Lérins, de nombreux évêques sortiront de ces monastères.
Devenu évêque de Thagaste, Saint Augustin fonde près de sa cathédrale une maison où les futurs clercs se forment dans une vie fortement communautaire, marquée par la pauvreté, l’esprit fraternel, dans un but apostolique. De cette vie monastique, sortira une Règle, la Regula ad servos dei. Comme pour Marmoutier ou Lérins, de nombreux évêques sortiront de ces monastères.
Des
moines, maîtres de vie intérieure
Saint
Jean Cassien (v.360-v.435) est un autre fondateur de la vie monastique. Son histoire est
différente. Au cours d’un séjour de dix ans en Orient, il visite les ermites du
désert, moine lui-même, étudiant leur vie et leur règle. Arrivé à Marseille et
ordonné prêtre, il fonde un monastère pour mettre en pratique la vie religieuse
orientale qu’il a ainsi longuement étudiée. Le monastère de Saint-Victor
devient vite célèbre, regroupant des milliers de moines. Saint Cassien rédige
ses Institutions
cénobitiques vers 415, description détaillée et précise des usages et
des règles en vigueur dans les monastères de Palestine et d’Égypte. Il devient
le maître incontesté de la vie spirituelle avec ses Conférences spirituelles.
Ses ouvrages sont « admirés
immédiatement, copiés avidement, propagés de monastère en monastère, lus au
sein des communautés religieuses »[1]. Mais à
la différence de Marmoutier et de Lérins, le moine de Saint-Victor est un
solitaire, retiré du monde, vivant dans l’absolu, contemplant les choses
saintes dans sa cellule.
Imitant
aussi les Pères du désert, Saint Romain se livre à un rude ascétisme dans le
Jura, en pleine forêt, lieu redouté et redoutable, vivant seul, dans la prière
et le dénuement absolu, depuis l’an 430. Ce n’est pas un débutant. Il était
moine d’un monastère fondé par l’évêque d’Eucher, disciple de Saint Honorat.
D’autres ermites le rejoignent. Un nouveau monastère surgit, celui de Condat.
Il ressemble à une colonie de solitaires à la vie austère, à l’exemple des
moines égyptiens. Vers 490, la vie communautaire y est introduite. Un dortoir finit
par remplacer les cellules isolées. Une école monastique est même ouverte.
Saint Romain fonde aussi un autre monastère vers 450 en Suisse, à Romainmoûtier.
Des
fondations royales
Vers
515, le roi Sigismond de Burgonde décide de faire construire une basilique et
un monastère à Agaune, sanctuaire de Saint Maurice, qu’il vénère
particulièrement. Les moines de Condat et de Lérins sont appelés pour peupler
le monastère. Neuf cents moines y seront réunis selon une règle définie par
Saint Avit, évêque de Vienne. Ils pratiquent notamment la « laus perennis », c’est-à-dire
l’adoration perpétuelle, une prière qui ne tait jamais comme cela est aussi
pratiqué en Orient, notamment en Palestine. Pour faire pénitence d’un crime
qu’il a commis, Sigismond se retire dans le monastère. Il se mêle aux religieux
sans pourtant faire partie de la communauté.
D’autres
monastères voient le jour grâce aux rois, à leur épouse, ou à l’un de leur
famille : Saint Vincent de Paris, la future abbaye de Saint-Germain-des-Prés,
par le roi des Francs Childebert Ier, Saint-Pierre-le-Vif, à Sens, par une
petite-fille de Clovis, ou encore Sainte-Croix, à Poitiers, par Radegonde. Les grandes familles royales et seigneuriales contribuent ainsi au développement du monachisme.
Le
monachisme occidental, un acteur majeur de la vie religieuse occidental
Ainsi,
dès le IVe siècle, imitant l’Orient, des hommes décident de renoncer à la vie
du monde pour se réfugier dans la solitude, et comme en Égypte, en Syrie ou en
Palestine, leur exemple attire des disciples qui, regroupés, forment alors des
monastères. Mais très rapidement, les moines sont réclamés et deviennent des
évêques, des missionnaires, des bâtisseurs, fondateurs de nouveaux monastères. Au
début, ils sont même enlevés pour assumer la charge d’évêques tant ils sont
réputés pour leur sainteté, comme Saint Martin à Tours ou Saint Honorat à
Arles. Ils fondent d’autres monastères, instaurant des règles, créant des
écoles monastiques, soutenant les activités ecclésiastiques. Les moines
occidentaux peuvent être prêtres et relèvent souvent de l’évêché. Néanmoins,
certains monastères se dédient à la prière, à la vie contemplative comme Saint
Victor ou Saint Agaune. La vie monastique se caractérise ainsi rapidement par
sa diversité et son activité.
À l’origine du monachisme occidental
abbaye du Mont-Cassin |
- la volonté de suivre les conseils de Notre Seigneur Jésus-Christ, renonçant à tout pour mieux le suivre sur la voie de la perfection, désirant ainsi vivre pleinement l’amour de Dieu ;
- le désir d’imiter la vie des Pères du désert, des premiers anachorètes ou cénobites de l’Orient, que certains fondateurs ont expérimentée et appréciée ;
- le souhait de s’unir dans la prière et l’étude afin de partager la foi avec la même exigence et de se sanctifier en communauté ;
- le désir de former des apôtres et des clercs pour aider l’évêque dans ses tâches d’évangélisation et de sanctification ;
- la volonté de faire pénitence des fautes commises.
Des
moines quittent leur monastère pour en créer d’autres, essaimant ainsi leur spiritualité.
Les seigneurs et les princes jouent aussi un rôle dans les fondations afin
d’obtenir les grâces divines ou le pardon de leurs fautes.
La
spécificité des monastères occidentaux
Au
VIe siècle, la Gaule compte au moins deux cent quarante monastères. Certains
regroupent des centaines de moines, d’autres, en majorité une dizaine. Ce ne
sont pas comme en Orient des villes de moines qui regroupent des milliers de
religieux.
Le
monastère est un lieu de prière et de travail, de vie contemplative, ou une
sorte de séminaire, formant des missionnaires, voire d’enseignement. Les moines
peuvent ainsi demeurer laïcs ou bien devenir des prêtres, voire des évêques. En
dépit de leur désir de solitude, ils sont plus impliqués dans la vie sociale.
Comme
en Orient, les monastères naissent le plus souvent d’une initiative
personnelle, d’un ermite, d’un saint qui, par son exemple, attire des disciples
autour de lui, se regroupant dans une communauté qu’il faut ensuite organiser. Ce sont
aussi des hommes extraordinaires appelés à une vie d’absolue, de renoncement. « Suivre nu le Christ nu »[2]. Mais
n’oublions pas non plus qu’ils sont aussi le fruit d’une expérience patiemment
accumulée au cours des années. Saint Cassien a longuement étudié et médité la
vie des moines d’Orient avant de se réfugier à Saint Victor.
Abbaye des Lérins |
Les
monastères mêlent les hommes de toutes conditions sociales, de toutes races, de
toutes origines, du barbare aux gallo-romains, du fils du roi à l’ancien
esclave, du riche au pauvre. La société s’y retrouve sans aucune distinction.
Enfin,
le lieu des fondations est multiple. Certains s’isolent dans des coins peu
accessibles, dans des îles ou dans la forêt. Une barrière naturelle sépare
ainsi le moine du monde. Il peut aussi s’installer aussi auprès d’un lieu
vénérable, un sanctuaire ou une tombe d’un saint, c’est-à-dire d’un homme qui a
renoncé à sa vie jusqu’à la mort pour demeurer fidèle à Dieu. Le temps des
persécutions est achevé, non l’amour de Dieu. Saint Cassien se réfugie dans une
grotte, sur le tombeau de Saint Victor, officier d’une légion romaine, martyr
au temps des grandes persécutions. La vie religieuse qu’il embrasse est la
continuité d’un même héroïsme…
Les
difficultés du monachisme occidental
De
la terre occidentale, émergent ainsi de nombreux monastères qui en fécondent
d’autres. Ce développement se fait selon un mouvement désordonné, sans
véritable unité. La vie monastique varie de maison en maison aussi bien dans
les horaires des offices que dans le régime alimentaire, dans la part accordée au travail et à la prière. Les règles peuvent même varier au sein d’un même
monastère selon celui qui le dirige. Plusieurs règles peuvent y cohabiter, le
religieux obéissant à l’une d’entre elles selon leurs inspirations. Selon Saint
Grégoire de Tours, Saint Arède fonde « un
monastère où l’on observait non seulement la règle de Cassien, mais celle de
Basile et des autres abbés qui ont inspiré la vie monastique. »[3]
Abbaye de Ligugé |
Ainsi,
certains moines choisissent un monastère selon leurs bons plaisirs, beaucoup
selon des critères peu édifiants. Ils finissent par vagabonder, sans
règle, en rupture perpétuelle. Saint Augustin dénonce déjà l’hypocrisie de ces
moines qui « parcourent les
provinces où personne ne les a envoyés, errant en tout sens, ne s’établissant,
ne s’arrêtant nulle part. » Saint Benoît nous parle de ces « sarabaïtes », « forts détestables », qui « n’ont pas été éprouvés, comme l’or dans la
fournaise, par une règle, maîtresse d’expérience ; mais restant mous comme le
plomb » et qui « demeurent
fidèles au monde dans leur conduite, et, visiblement, mentent à Dieu par leur
tonsure. Ils vivent deux ou trois ensemble, ou même tout seuls, sans pasteur,
renfermés dans leur propre bergerie, et non dans du Seigneur. La satisfaction
de leurs désirs leur sert de loi : ils tiennent pour saint tout ce
qui qu’ils pensent ou préfèrent, et regardent comme illicite ce qui leur
déplaît. » Il s’oppose aussi aux « gyrovagues », qui « passent
toute leur vie à courir de province en province, séjournant trois ou quatre
jours dans les cellules des uns et des autres. Toujours en route, jamais
stables, esclaves de leurs volontés propres et des plaisirs de la bouche, ils
sont pires en tout que les sarabaïtes. Mieux vaut se taire que de parler de la
misérable condition de tous ces gens »[4].
S’armer
pour le véritable combat
En
décrivant la conduite peu exemplaire des « sarabaïtes » et des « gyrovagues »,
Saint Benoît nous définit ce qu’est le véritable moine : un chrétien qui
cherche à renoncer à sa propre volonté, à combattre contre lui-même. Mort au
monde, il est surtout mort à lui-même. Nous retrouvons alors l’esprit de Saint
Antoine et de Saint Basile. Il nous définit aussi des moyens : la vie en
communauté, sous la direction d’un maître, et l’obéissance à une règle. La vie
monastique nécessite donc la stabilité et la soumission. Mais pour devenir
moine, il faut être éprouvé comme nous l’a déjà appris Saint Pakhôme. Tous ne
peuvent pas prendre la tonsure…
Ainsi,
constatant la faiblesse des hommes et les dangers de la vie monastique, les
Pères du monachisme oriental et occidental ont mis en place des moyens pour que
le véritable moine parvienne à suivre la voie qu’il a choisie, une voie qui
nécessite le renoncement au monde et à soi. Il ne s’agit pas seulement de se
retirer dans la solitude mais de combattre pour acquérir une parfaite liberté
afin de se détacher de tout ce qui détourne l’âme de Notre Seigneur
Jésus-Christ. Ces moyens sont la vie communautaire, sous la direction d’un
maître, la Règle, les vœux, la clôture, etc. Par l’expérience des premiers
ermites et cénobites, le monachisme s’est progressivement organisé et s’est
doté des armes dont il a eu besoin pour vaincre le véritable adversaire.
Conclusion
Lorsqu’on
oublie l’histoire des origines du monachisme, que nous venons brièvement de
décrire, et finalement quand on oublie la finalité de la vie monastique,
on peut alors facilement rire et se moquer des religieux et de leur manière de
vivre. La vie monastique est pourtant le fruit d’une longue expérience,
provenant de la sagesse chrétienne, orientale et occidentale. Née d’une
véritable ferveur, voulant suivre la voie parfaite que Notre Seigneur
Jésus-Christ a indiquée pour Le suivre, elle s’est progressivement armée pour
éviter les dangers d’une route qui s’avère périlleuse. La vie monastique n’est
pas en effet sans risque. Seul face à lui-même, l’homme est tenté de suivre non
la voie de Dieu mais sa propre voie, ou de s’échoir devant les assauts du
diable. Supprimer la Règle, les vœux
religieux ou encore la stabilité, et le moine se trouve finalement démuni et
livré à lui-même. Ce n’est pas parce que des « hypocrites » sont dispersés « sous les traits de moines »[5] qu’il
faut condamner le monachisme. Faut-il encore le comprendre…
Faut-il
aussi ne pas voir que les mauvais exemples et oublier que face aux barbares
envahissant les terres occidentales ou face aux épreuves du temps, les moines
ont été des bâtisseurs et des combattants dans le monde afin de répondre aux
besoins de l’Église. C’est même un des plus grands mystères de la vie
monastique. Ils ont tellement fui le monde qu’ils l’ont finalement façonné !
Notes et références
[1] Mgr L. Cristiani, Cassien, Tome I, dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre, éd. du Centurion, 1965.
[1] Mgr L. Cristiani, Cassien, Tome I, dans Histoire vivante des moines des Pères du désert à Cluny, Michel Mourre, éd. du Centurion, 1965.
[2]
Saint Jérôme, Lettres, LII, 5, 2 ; LVIII, 2, I ; CXX, 1, 12.
[3]
Grégoire de Tours, Histoire des Francs, X, 29 dans Histoire vivante des moines des
Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
[4]
Saint Benoît, Règle de Saint Benoît, 1, trad. par Philippe Schmitz,Brepols,
1957.
[5]
Saint Augustin, De opere monachorum, 28 dans dans Histoire vivante des moines des
Pères du désert à Cluny, Michel Mourre.
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