Conscient de la crise qui
afflige l’Église et les âmes, le concile de Trente (1545-1563) a décrété une véritable
réforme catholique en distinguant nettement la vérité de l’erreur et en mettant
en place les moyens nécessaires pour combattre les abus qui s’étaient accumulés
depuis des siècles. Il n’y a eu ni révolution ni rupture. Il a rappelé
l’exigence de la foi et de la charité. Il a rétabli le rôle et l'autorité de l’évêque afin qu’il puisse veiller au soin des âmes. Mais un texte, aussi beau et
vrai soit-il, peut devenir lettre morte si dans les paroisses, rien ne change. Les
évêques eux-mêmes vont-ils comprendre l’œuvre que l’Église entend d’eux ?
L’évêque, pièce
fondamentale de la réforme catholique
Les causes de la crise
sont parfaitement connues. Les clercs et les religieux ne se montrent guère à
la hauteur de leur vocation. L’ignorance, la cupidité, le laisser-aller sont
les grands maux qui font scandale. De nombreux évêques sont plus préoccupés de
leurs bénéfices que de mener une vie exemplaire. Ils vivent plus en seigneur
qu’en berger. Certes leur autorité n’a cessé de se réduire par de nombreuses
dispenses et privilèges mais que peut-elle devenir réellement si l’évêque
demeure absent de son diocèse ? Que devient la vie chrétienne si les
princes s’immiscent dans ses affaires ?
Le concile de Trente accorde
une vaste et profonde sollicitude à l’égard de l’évêque. Il est la base de
l’édifice de la réforme. Son rôle et ses devoirs préoccupent douze sessions. Il
est lui surtout rappelé qu’il doit soigner les âmes qui lui sont confiées. Par
conséquent, il réaffirme avec vigueur le principe de la résidence. Il ne devra
pas être absent de son diocèse plus de trois mois, et jamais durant les temps
forts du calendrier religieux que sont le Carême et l’Avent. Par conséquent, le
cumul des bénéfices est interdit. Comment en effet peut-il être présent parmi
ses fidèles s’il doit habiter dans de nombreuses villes à la fois ? C’est
en vivant au milieu des âmes qu’il pourra remplir les tâches qui sont les
siennes.
Le concile de Trente
décrit les tâches de l’évêque. Il doit être soucieux des besoins de ses fidèles
et de son clergé, visitant régulièrement ses églises et ses monastères au moins
une fois par an, s’obligeant à prêcher chaque dimanche et jour de fête. C’est
un évêque qui délaisse la vie politique et se détache des liens de famille et
de tout ce qui peut entraver sa mission pour se consacrer à sa vocation. Il est
ainsi plus chargé d’âme que maître d’une terre, d’une église ou d’un clergé.
L’évêque a un grand rôle à
l’égard du clergé. Il doit non seulement être attentif à ne conférer les ordres
qu’à des sujets dignes mais il est aussi invité à les former à leur fonction en
fondant notamment des séminaires pour donner à l’Église des prêtres instruits et munis d’une éducation religieuse digne. Le prêtre doit se donner à son peuple.
L’évêque doit donc veiller à sa dignité, à son instruction, à son exemplarité.
Il ne peut donc fermer les yeux devant les négligences et les scandales. Il a donc
un rôle de contrôle et de sanction.
Ainsi le concile de Trente
a décrit le portait idéal de l’évêque, le remettant au centre de la vie
religieuse de son diocèse. L’homme doit changer, tel est le leitmotiv d’une
véritable réforme. Le rappel de ses devoirs et la mise en place de mesures disciplinaires suffisent-ils pour qu’effectivement un profond changement ait
lieu ? Le succès de la réforme catholique s’explique aussi par une réalité
historique : de tels évêques ont existé…
Lorsque, le 30 janvier
1560, le Pape Pie IV (1559-1566) nomme cardinal[1] du
titre de Sainte-Praxède l’un de ses neveux, alors âgé de 22 ans, puis quelques
semaines plus tard son Secrétaire d’État, nous pourrions penser qu’en dépit des
discours, le népotisme est encore en usage à la tête de l’Église. Nombreux dans
le passé les Papes ont enrichi leur famille, sans se préoccuper de leurs
compétences ou de leur dignité. Bien d’autres titres[2], riches en
bénéfices, viendront compléter la carte de visite de ce neveu bien choyé. Les
Romains eux-aussi se rient de cette nouvelle nomination. Ils voient encore un
Pape qui comble d’honneur et de prébendes un de sa famille comme tant d’autres
Papes. Rien n’a donc vraiment changé au Saint-Siège ? Mais ce nouveau cardinal est
différent. Il ne ressemble pas à ces autres enfants. Ce neveu si comblé est
Saint Charles Borromée (1538-1584).
Saint Charles
Borromée est né d’une famille de la haute aristocratie de
Lombardie. À l’âge de douze ans, il reçoit en bénéfice une abbaye bénédictine
considérée comme héritage de sa famille. Dès cet âge, il a déjà la prétention
de réformer les moines. Il fait ses études à Pavie puis à Milan. Il devient en
1560 docteur en droit civil et en droit canon. En 1563, il devient prêtre. Avant d’être ordonné, il n’avait en charge
que l’administration de ses biens. Dans ses fonctions, il est considéré comme un homme talentueux
et vertueux. Il mène sérieusement sa tâche là où il se trouve, montrant une
charité inépuisable. C’est un travailleur acharné, un homme de prière et de
piété. En le choisissant parmi les nouveaux cardinaux, Pie IV ne s’est guère
trompé.
Devenu cardinal, Saint
Charles Borromée se met aussitôt au travail. Il devient rapidement un des
collaborateurs les plus précieux du Pape. Il participe activement au concile de
Trente, puis à la rédaction du catéchisme dit de Trente. Il intervient aussi dans la
musique religieuse en réformant la chapelle musicale, transformant la
polyphonie vocale. Le soir, il organise des colloques, les « Nuits vaticanes », menant des
conférences au profit des ecclésiastiques et des laïcs, instituant une sorte
d’académie.
Saint Charles de Borromée,
docteur des évêques
Consacré évêque en 1563,
Saint Charles Borromée est nommé archevêque de Milan en mai 1564. Dès sa
nomination, il veut appliquer les décrets du concile de Trente, notamment celui
de la résidence épiscopale. Il se démet de toutes ses charges et entre solennellement
à Milan, le 23 septembre 1565. Dans son archidiocèse de Milan, la situation y
est dramatique : prêtres sans zèle, ignorants, églises vides de fidèles,
monastères décadents. Depuis plus de quatre-vingt-ans, les archevêques n’y
résident plus…
Dès son arrivée, il réunit
un concile provincial, où tous ses suffragants sont convoqués, pour promulguer
les décrets du concile et pour leur faire connaître ses intentions. Pour aider
dans sa tâche, il s’entoure de Jésuites, de Théatins, de Barnabites, et même d’Oratoriens
qui viennent à peine de naître. Il remet d'abord de l’ordre dans l’organisation
administrative de son archidiocèse, regroupant ses huit cents paroisses en
doyennés, commandés par des vicaires que
contrôlent régulièrement des inspecteurs spéciaux, voire l’archevêque en
personne. Il convoque régulièrement des conciles provinciaux pour étudier les
problèmes communs à tous les diocèses. De même, dans chaque diocèse, des
synodes annuels se réunissent. Il tient ainsi six conciles provinciaux et onze
synodes.
Pour former les prêtres à
leurs devoirs, Saint Charles Borromée
fonde des séminaires à Pavie puis à Milan et à Ascona. Il se montre
particulièrement soucieux de la formation et de la tenue des prêtres, les exhortant à
se montrer dignes de leur charge d’âmes. « Tu as charge d’âmes, ce n’est pas une raison pour négliger la charge de
toi-même et pour te donner si généreusement aux autres qu’il ne reste plus rien
de toi-même pour toi. Tu dois te souvenir des âmes dont tu es le supérieur,
sans t’oublier toi-même. […] Si tu administres les sacrements, mon
frère, pense à ce que tu fais ; si tu célèbres la messe, pense à ce que tu
offres ; si tu psalmodies au chœur, réfléchis à qui tu parles et à ce que
tu dis ; si tu diriges les âmes, songe au sang qui les a lavées. »[5] Il restaure la discipline, reprenant fermement les prêtres fautifs et ramenant
les monastères à la bonne conduite.
Saint Charles Borromée s’emploie
donc à appliquer fidèlement les directives du concile de Trente. Il les met en
pratique, organisant en détail leur application. Un conseil permanent est crée
pour les mettre en œuvre.
Conscient de l’importance
de son œuvre, véritable « banc
d’essai » des doctrines du concile, Saint Charles Borromée recueille
ses mandements, ses lettres pastorales, ses ordonnances et les délibérations
des conciles et synodes. Ils les publient en un vaste ouvrage[3] qui sera utilisé par d’autres évêques réformateurs dont il devient un exemple.
Un combat difficile
La réforme qu’entreprend
Saint Charles Borromée rencontre de nombreux adversaires. Les gouverneurs
espagnols de Milan ne peuvent guère apprécier cet archevêque qui se montre bien
indépendant. Ils finissent par s’affronter. Mais Rome donne raison
à Saint Charles Borromée. Des sortes de moines, appelés « humiliés », s’opposent aussi à lui.
Ce sont des descendants d’une sorte de tiers-ordre bénédictin qui, enrichis
dans les négoces de laines, vivent dans des palais au luxe tapageur. Saint
Charles les contraint à cesser ce scandale. L’un d’eux tente de l’assassiner. Des
chanoines refusent aussi toute inspection au nom d’un ancien privilège. Les
intérêts politiques, l’esprit du monde et les négligences passées, tels sont
les véritables ennemis de l’archevêque.
Saint Charles Borromée, un
saint évêque
Saint Charles Borromée vit au
milieu de ses fidèles. Il connaît leurs besoins. Sa richesse lui permet de
construire des hôpitaux et de fonder des écoles chrétiennes. Il se soucie aussi
des mœurs. Il réglemente par exemple le célèbre carnaval et interdit les fêtes
masquées, sources de vices. Mais ses fidèles lui pardonnent certainement car
comment peuvent-ils ne pas vénérer un tel apôtre de la charité ? En 1576,
en pleine période de peste, l’archevêque prête secours aux pestiférés, qui
meurent de froid et de faim dans les lazarets. Il leur rend visite, célèbre la
messe chez eux et supplie le clergé et le peuple de les aider. Il demande aux
prêtres de soigner les malades. Il vend tout pour venir à leur aider jusqu’à
ses meubles et ses couvertures.
Enfin, Saint Charles
s’intéresse à la propagation de foi, créant les Oblats de Saint Ambroise,
sortes de missionnaires séculiers. Il participe à la défense de la foi en
Suisse, unissant les cantons catholiques dans la Ligue d’Or pour s’opposer à
l’expansion protestante.
Épuisé, Saint Charles
Borromée meurt en 1584. Il sera canonisé dès 1610 un an après sa béatification.
Il est depuis l’exemple même de l’évêque idéal, soucieux des âmes.
Le redressement du clergé
Saint Charles Borromée est
donc un modèle d’évêques, attachés au soin des âmes, soucieux de vérité et zélé
dans la charité. Son éclat est prestigieux, son influence considérable en son
temps. D’autres évêques le suivront. Saint Charles de Borromée n’est pas en effet le
seul à mener le combat de la foi et de la charité. Nous pouvons citer le bienheureux Barthélémy des Martyrs, archevêque de Braga, Alexandre Sauli, l’apôtre de la
Corse, le cardinal Hosius, évêque de Cholm en Pologne, et bien d’autres encore. Parmi
ceux qui invoquent le patronage borroméen pour conduire leurs réformes, nous
pouvons citer le cardinal François d’Escoubleau de Sourdis
(1574-1628), archevêque de Bordeaux à 25 ans, cardinal en 1598. Vingt ans après
le concile de Trente, une élite d’évêques s’est affirmée.
On pourrait sans-doute croire que c’est par les saints que l’Église s’est rénovée et non par
elle-même, ou encore que la réforme n’est possible que par les
saints. Il y a quelques années, lors d'une conférence, un archevêque,
conscient de la crise que nous connaissons, ne proposait comme unique remède que l’arrivée providentielle d’un saint. Il est vrai que les XVIe et XVIIe siècles sont riches en saints hommes, en particulier dans le clergé. Mais la sainteté n'est pas le fuit du hasard. Si Dieu donne la grâce, l'homme peut la refuser...
Comme
l’affirme le concile de Trente, si la cause totale de toute sainteté réside en Dieu, l’homme a aussi un rôle important à jouer. Il peut refuser la grâce comme
il peut y collaborer. Il peut construire une société qui favorise le développement de la vie divine dans les âmes ou transforme les hommes
en bêtes. Une messe qui
n’est que bruit et vide ne peut guère conduire les âmes à Notre Seigneur
Jésus-Christ. Un monde conduit par la cupidité et l’hédonisme n’est guère
propice à l’élévation chrétienne. La sainteté aux XVI et XVIIe siècles est
aussi le fruit des efforts et des prières de l’Église. Contrairement aux
principes du protestantisme, le chrétien n’est pas seul dans l’œuvre de son
salut, seul et démuni face à Dieu. Les saints extraordinaires montrent la
lumière du chemin que tous les hommes de bonne volonté peuvent emprunter. Ils
demeurent certainement la plus belle réponse aux erreurs de Luther et de Calvin…
Saint Philippe Néri |
Conclusion
« Il y a vraiment en 1563, une Église
catholique nouvelle, plus sûre de son dogme, plus digne de régir les âmes, plus
consciente de son rôle et de ses devoirs. »[4] Là résident sans-doute les
raisons du succès de la réforme catholique. Le concile de Trente n’a pas donné
lieu à une nouvelle Église. Comme nous l’avons noté, ses décrets n’apportent
aucune révolution en soi. Face aux novations du protestantisme, il a affermi la
foi et rappelé les exigences de la charité. Contrairement au luthéranisme ou au
calvinisme, il n’y a aucune rupture dans son réveil si ce n’est dans l’état
d’esprit qui régnait dans le clergé. Ce n’est pas non plus un pur retour aux
origines comme rêvent souvent les prétendus et naïfs réformistes de tous les
temps. Comme un être vivant, l’Église se développe et opère des changements
sans néanmoins se transformer. Elle demeure fidèle à ce qu’elle est tout en
s’adaptant au milieu dans lequel elle grandit. Son visage a changé tout en
restant une. Elle se montre plus intangible dans ses principes, plus soucieuse
de discipline, plus proche de ses fidèles tout en restant permanente et fidèle
à ses origines. Parce que l’Église est à la fois divine et humaine.
[1] Cardinal chargé de l’administration des Romagne et de la Marche d’Ancône.
[2] Administrateur de Milan, protecteur du Portugal et de la Basse Allemagne, légat de Bologne, des Chanoines de Coïmbre, inspecteur général de tous les Franciscains, des Carmélites et des Chevaliers de Malte. N’étant pas prêtre, Saint Charles Borromée n’est chargé que de leur administration.
[3] Acta Nediolanensis Ecclesiae, Milan, 1582 et 1599.
[4] Henri Hauser, La prépondérance espagnole 1559-1560, 1933, Peuples et civilisations, Histoire générale, dans Courteault Paul, Revue d'histoire de l'Église de France, n°90, 1935.
[5] Daniel-Rops, L'Eglise de la Renaissance et de la Réforme, Une ère de renouveau : la Réforme catholique, II, Fayard,1955.
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