« Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus
dès avant d’établir les fondements du monde […]. Les autres d’entre les hommes,
il a plu à Dieu – conformément au dessein insondable par lequel à son gré il
accorde ou refuse la miséricorde, pour la gloire de son souverain pouvoir sur
ses créatures – de les écarter et de les destiner pour leur péché au déshonneur
et au courroux »[1].
La doctrine de la double prédestination est l’un des éléments
fondamentaux du protestantisme qui le distingue du catholicisme. Il n’est pas
seulement un dogme. Il est sans-doute l’élément central qui façonne l’esprit du
protestant.
Imaginons un protestant du
XVIIe siècle. Il est plutôt à l’écoute de Luther s’il est plus attiré par son
sentimentalisme, ou préfère-t-il Calvin s’il aime la cohérence et la solidité
de sa pensée. Il est en tout cas convaincu qu’il ne peut rien faire pour
accomplir son salut. Les pèlerinages lui sont inutiles, comme les jeûnes, les sacrifices,
les litanies de prières. Il pense sincèrement que tous ces usages et coutumes
ne manifestent que la vanité humaine, une folle présomption, voire d’horribles
outrages à la gloire de Dieu. Il croit aussi que les sacrements ne lui
apportent aucun secours. La messe n’est qu’une cérémonie comme une autre, se
dit-il peut-être, le souvenir d’un fait passé très lointain et inaccessible,
une commémoration rendu alors nécessaire. Néanmoins, ses idées sur la Cène ne
sont pas si claires. Il hésite. Il ne sait plus. Quand il communie, croit-il se
nourrir de Notre Seigneur Jésus-Christ réellement ou spirituellement ? Que
se passe-t-il lorsqu’il reçoit la communion sous les deux espèces ? Il a
vite abandonné ces idées qui lui paraissent probablement trop subtiles. Elles
ont suffisamment divisé les protestants…
S’il est calviniste, notre
protestant est convaincu que Dieu a séparé les hommes en deux catégories depuis
l’éternité, les élus et les réprouvés, chacun cloisonné dans un destin inéluctable. S’il
est luthérien, il devrait ne pas y songer. L’idée d’une fin déjà tracée de
toute éternité effraye sa conscience. Il abandonne vite ce chemin périlleux. Ainsi
adhérerait-il peut-être à une idée plus sage et modérée, selon laquelle il
pourrait contribuer en partie à son œuvre de salut ? Le synergisme pourrait
lui paraître alors une bonne solution de compromis. Mais un doute subsiste en
lui. N’est-ce pas du catholicisme masqué ? Il s’affole ou s’attriste.
Fallait-il alors faire tant de bruits, attiser tant de colère et provoquer tant de remous pour arriver
à cette conclusion ? Tant de sang et de haine pour cela ?! Il hoche
la tête. Il ne veut plus y songer. Encore trop de subtilités à son goût. Il
s’accroche à son monde luthérien, abandonnant vite sa protestation inutile. Il
risquerait de se révolter contre celui qui est à l’origine d’un tel désastre…
Si notre protestant est arminien,
il refuse absolument de croire que Dieu détermine à l’avance ce qu’Il veut
faire de chaque homme. Comment pourrait-Il en effet être à l’origine de la
perdition des hommes ? Serait-il l’auteur du mal ?! Il ne songe pas à
un instant à cette idée abominable. Mais comment peut-il y renoncer s’il songe
sérieusement à la double prédestination ? L’idée qu’il se fait de Dieu ne
colle pas très bien à ce destin inéluctable de l’homme. Certes, le Tout-Puissant sait
d’avance qui persévéra dans la foi et quel autre sera incrédule mais notre arminien ne
croit pas tellement à des ordonnances divines implacables classant les hommes
avant même qu’ils ne vivent et ne meurent. Il oublierait bien l’idée de la
toute-puissance divine incompréhensible au profit de la seule prescience de
Dieu. Il songe alors à ces catholiques qui savent déjà faire la différence
entre ces deux notions. Mais il rit de ces papistes qui comptent leurs bonnes
actions comme des points à gagner pour entrer dans le paradis.
Notre protestant sourit. Certaines expressions n’ont plus de sens pour lui. Que pourrait en effet signifier pour lui par exemple « gagner son salut » ou « perdre son salut » en usage chez les catholiques ? Au Moyen-âge, elles étaient très certainement au cœur des inquiétudes religieuses. Luther lui-même en a été bien affecté…
Notre protestant sourit. Certaines expressions n’ont plus de sens pour lui. Que pourrait en effet signifier pour lui par exemple « gagner son salut » ou « perdre son salut » en usage chez les catholiques ? Au Moyen-âge, elles étaient très certainement au cœur des inquiétudes religieuses. Luther lui-même en a été bien affecté…
En effet, il suffit que l’homme
soit élu pour que son avenir soit assuré, ou réprouvé pour qu’il n’en ait pas.
Les inquiétudes religieuses qu’a connues Luther dans sa cellule n’ont plus aucune
justification. Un élu ne pourra jamais tomber, encore moins se relever. Il ne
peut plus être inquiet de la valeur de ses actes puisque ses derniers n’ont
justement plus de valeurs devant Dieu. Les scrupules religieux sont donc à
rejeter. Le doute ne peut plus hanter ses nuits et tourmenter son esprit. Il
est persuadé que ce doute n’est que le fruit d’une misérable présomption humaine.
N’a-t-il pas lu récemment que « l’obstacle à l’acquisition du salut
surgit quand l’homme religieux prétend apporter sa propre contribution à
l’action salvatrice de Dieu, accomplir la loi divine par ses propres forces, au
lieu d’avouer son échec radical et, ensuite, s’abandonner avec humilité à la
grâce, croyant simplement que Jésus a tout accompli pour nous, jusqu’à la
croix. »[2]
Tout-puissant et d’une liberté sans entrave, Dieu seul est l’auteur de son
salut. La doctrine de double prédestination lui enlève un grand motif
d’inquiétude. Le salut dépend plus de lui, lui qui se sait si infidèle, si
faible…
Mais la doctrine de Melanchthon
lui revient en mémoire. Alors que Luther évite de traiter de la prédestination,
s’enfonçant lentement dans l’abîme de la contradiction, son sage disciple croit
que la grâce peut non seulement être perdue mais être reconquise par l’humilité,
la pénitence et la confiance en la parole de Dieu et dans les sacrements. Notre
protestant soupire encore. Mais s’il adhérait à de telles idées, qu’est-ce qui
le différencierait du catholique ? Mais peut-il abandonner le combat de
ces pères et trahir un passé qui l’a façonné ?
Notre protestant revient à
Luther, à sa confiance inébranlable en Dieu, à la précieuse tranquillité de son âme. Si l’homme est déjà élu ou réprouvé, il n’a plus besoin
de mener une vie de combat contre le monde et la chair, contre lui-même. Tout
devient simple, pense-t-il. Le soir, quand la nuit dissipe ses fautes passées,
il ne cherche plus à les réveiller pour demander pardon à Dieu. La recherche du
pardon n’a même plus de sens. À quoi sert-il puisqu’il n’y a ni mérite ni faute
en lui ? Quand il prie, il est bien conscient de sa misère qui brille tant
devant l’éclat incommensurable de la puissance de Dieu, mais il ne demande
rien, ni pitié ni grâce. Abîmé dans l’humilité, il ne demande ni pardon ni
grâce. Tout est déjà joué. Ce serait même un mensonge incroyable de demander le
salut à Celui qui a déjà tout décidé. Peut-il même Lui demander de l’aider à
surmonter une épreuve quand l’issue est déjà fixée ?
D’un simple revers de main, notre
protestant efface les noires pensées d’une vie incertaine. En enlevant tout
mérite à l’homme dans son salut, il gagne une tranquillité insoupçonnable. Cela
ne lui sert à rien de souffrir mille peines pour gagner un prix qu’il ne peut
s’offrir. Pourtant, est-il vraiment sincère ? Son âme est-elle vraiment
sereine comme il semble le paraître ? Il est vrai que son attitude droite
et ferme peut nous impressionner. Mais sa confiance en Dieu est-elle si grande
qu’elle lui fait oublier la seule question que sa foi lui laisse encore ?
Car s’il s’est convaincu de la véracité de ses ordonnances divines, désignant
les uns à l’heureuse éternité et les autres à une damnation sans fin, peut-il
vraiment oublier le sort qui lui est prédestiné ?...
Une telle tranquillité d’âme n'est qu'éphémère et illusoire, aussi présomptueuse que n’est l’idée tant
combattue par Luther et les protestants les plus fidèles. Elle apaise
probablement les âmes. Elle les rassure, elle les soulage. Notre protestant en
est bien conscient. Le salut ne dépendrait pas de lui, lui qui sait si fragile
et vulnérable. L’idée d’un salut irrémissible éloigne à tout jamais la peur
d’une inévitable chute. Mais ce n’est qu’un cache misère. Il peut croire que
l’idée de gagner et de perdre son salut n’a aucun sens donc aucune réalité mais
peut-il ignorer la véritable question qui trottine dans sa tête : fait-il
partie des élus ? Dans quel camp appartient-il ? Une inquiétude
laisse sa place à une autre, peut-être plus troublante encore…
Notre protestant se sait
réprouver. Son existence ici-bas lui apparaît alors assurément plus heureuse
que l’au-delà. Un homme qui est convaincu de sa damnation ne devient-il pas
alors un acharné de la vie, jouissant de tous les plaisirs, furieux dans ses
actes, sans aucune attention à l’égard des autres hommes ? Ou consumé, il
se vide de tout sentiment, de toute flamme, de toute vie. À quoi bon ? De
bons penseurs peut effectivement nous rappeler avec justice et vérité qu’aucun
homme ne peut prévaloir devant Dieu le moindre mérite. Mais en réalité, que
devient l’homme s’il est habité par la haine ou le désespoir ? Sa foi est
encore plus atrocement difficile à supporter…
Imaginons encore ce protestant
fou de Dieu, l’aimant de toutes ses forces, s’abîmant dans une véritable
adoration et s’épuisant à force de prier. Imaginons-le d’une sincérité
ineffable. Comment pourrait-il réagir si l’objet d’un tel amour le rejetait
misérablement ? Nous entendons alors notre calviniste protester : s’il aime
Dieu, c’est qu’il est sauvé ! S’il a la foi, son avenir est certain. Pas
de doute, s’exclame-t-il. Mais qui peut vraiment garantir que son amour n’est
pas vain, que sa foi ne vient pas de son esprit en quête de paix ? Beaucoup
d’hommes ont cru aimer… Il a bien des catholiques et des Papes qui ont vraiment
aimé Notre Seigneur Jésus-Christ, et pourtant, ils auraient été voués à la
damnation selon Luther et bien d’autres « réformateurs » ! Il est donc possible de nous convaincre de
cet amour soit par intérêt soit par vanité. Avec notre protestant, nous
arrivons donc à un point crucial de sa foi, à une question qu’il ne peut plus
éviter, c’est-à-dire au problème de la certitude du salut.
Cette question n’est pas nouvelle. Elle ne le surprend pas. Elle a déjà obtenu de nombreuses réponses de la part des protestants. « Le simple doute quant au salut final des chrétiens ressemble fort à de l’incrédulité » [3]. Le doute constitue un péché absolu. La croyance, c’est-à-dire la confiance, assure la sécurité. « Si nous avons cru, nous avons à coup sûr été scellés. » Si nous comprenons bien ces paroles, cela signifie que le fait de croire suffit pour être certain de faire partie des élus. Entendons-nous bien le sens du terme « croire ». Pour notre protestant, il désigne la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi du moment même qu’il croit, notre protestant « baigne dans une absolue et tranquille certitude : celle de figurer au nombre des élus. »[4]
Mais que se passe-t-il pour ceux
qui ne croient pas et qui croiront demain, ou encore ceux qui ont cru
et ne croient plus ? Avant de tomber sur le chemin de Damas, Saül, futur Saint
Paul, ne croyait pas à son salut. Tout indiquait donc qu’il appartenait à la
classe des réprouvés avant qu’il ne soit touché par la lumière de Dieu. Dieu
a-t-Il modifié ses ordonnances pour son grand apôtre ? Comme l’a déjà noté
Saint Augustin, qui sait si demain le pécheur endurci ne sera pas un
saint ? Et le fidèle aujourd’hui, qui peut garantir que demain, il le sera
encore ? Le bon larron n’a été sauvé que sur la croix dans les dernières
minutes de son calvaire. Judas a perdu son âme dans les derniers moments de son
existence. Le signe de l’élection et de la réprobation, comment le
reconnaître ? Dans un moment ou sur l’ensemble de l’existence ?
Regardons le pharisien dans le
temple. Écoutons Notre Seigneur Jésus-Christ nous révéler de belles et
profondes vérités. Le pharisien croit sincèrement en son élection et le
proclame fièrement devant Dieu pendant que le publicain, à genoux dans la
pénombre, avoue sa profonde détresse. Le risque est grand pour le protestant de
tomber dans le pharisaïsme que Notre Seigneur Jésus-Christ a si fermement
condamné. Mais de nouveau, notre protestant s’exclame. Si le croyant est
humble, c’est qu’il fait partie des élus ! Si le pharisien manifeste tant
d’orgueil, c’est qu’il est réprouvé !...
Des signes montreraient donc le choix de Dieu. Nous voyons alors le protestant à l’affût des signes que la vie lui donne ou plutôt la Providence. Un jour, il se montre généreux envers un pauvre, humble devant une épreuve puis quelques jours après, il se met en colère et sans raison, il se montre odieux envers ses amis. Hier, il pensait être sauvé, aujourd’hui, il se sent condamné. Comment réussira-t-il à savoir ? À la fin de son existence ici-bas, au moment où les masques tombent, comment le saura-t-il ? En pesant les bonnes et mauvaises actions qu’il a pu faire ou ne pas faire ?...
Notre protestant a le regard
tourné vers Dieu, ou plutôt vers une de ses facettes, vers sa toute-puissance
et sa souveraineté absolue. Il est conscient de sa misère au point de dresser
devant le Tout-Puissant un abîme infranchissable. Ce n’est pas un hasard s’il
aime lire l’Ancien Testament. Il retrouve le Dieu qu’il imagine. Mais où est le
Père ? Où est ce berger en quête de ses agneaux perdus ? Que devient
Notre Seigneur Jésus-Christ dans une histoire où finalement ses souffrances et
sa mort odieuse ne servent qu’à une poignée d’élus ?
Avec une telle image de Dieu,
nous finissons par oublier qu’Il est hors du temps alors que l’homme est
enchaîné par une histoire avec un début et une fin, un nécessaire préambule avant
d’entrer dans une éternité. De manière absolue, un abîme infranchissable sépare
en effet le Créateur de sa créature. Le temps est déjà une séparation. Il
s’écoule lentement, inexorablement. La vie de l’homme s’écoule comme un fleuve
qui s’éloigne inexorablement de sa source pour se jeter dans la mer de manière
inéluctable. Pourtant, sur ce fleuve, une histoire se déroule, imprévisible, objet de tempêtes ou d’un vent calme. Pour notre protestant, cette histoire n’a
pas de valeur en soi. Elle est inutile pour son véritable bonheur. Pourtant, il la scrute et l’examine avec soin. Mieux encore, il la prépare méthodiquement
afin qu’à la fin de l’aventure, les signes de salut ne lui manquent pas. Si
l’humilité est signe de salut, soyons donc humble. Si l’amour du bien montre la
faveur de Dieu, aimons le bien. Si la haine du péché révèle un sort favorable
pour l’au-delà, haïssons le péché. Ainsi l’attitude de notre protestant est
réglée avec soin et une méthode remarquable. Il participe même à des sacrements,
non pour obtenir des grâces, mais comme signes de la foi. Il n’a pas besoin d’Église
puisqu’elle ne peut le secourir mais il y appartient puisque son appartenance
manifeste sa divine élection. Finalement, notre protestant essaye de vivre
comme s’il était sauvé afin de se persuader qu’il est sauvé ! Malheureusement,
la persuasion n’est pas certitude …
De nouveau, notre réformé
proteste. Le réprouvé ne peut pas être humble, ni généreux, ou encore ni aimable,
s’exclame-t-il ! Prétendrait-il que seul l’élu serait capable de mener des
bonnes actions ? Le païen serait-il incapable d’en réaliser, ce qui nous
surprendrait, ou peut-il être sauvé en dépit de son incroyance ? Plus
calme, notre protestant nous rappelle la condition de la foi, c’est-à-dire la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. L’humilité, la bonté, l’amabilité
et bien d’autres qualités nous semblent pourtant bien insuffisantes pour gagner
la certitude du salut. Nous pouvons en effet nous en persuader seulement. Tout
cela est en effet bien subjectif. Il nous faut en effet des faits objectifs,
incontestables, c’est-à-dire indépendants de notre perception, pour répondre à
ce besoin de certitude. L’obéissance à des règles morales et à une discipline
religieuse au moins en apparence suffirait-elle pour être certain de notre
divine élection ? Ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Devant une chose si
sérieuse, nous avons besoin de faits tangibles. Notre protestant en est aussi
convaincu. Tout ressentiment ou sentiment est vain et trompeur. Seuls les faits
concrets peuvent le rassurer.
Oubliant notre discussion, notre
protestant revient sur Calvin. Il évoque avec enthousiasme son génie et sa
logique. Son maître n’a aucun doute sur son sort. Il fait partie de la classe
des chanceux. Notre calvinisme en est aussi convaincu. Et lui, que dit-il de
lui-même ? Peut-il vraiment se contenter de vivre dans l’inébranlable confiance
en Notre Seigneur Jésus-Christ ? Il persiste dans sa foi inébranlable. Seule
la confiance persévérante et fidèle est signe d’élection, nous répète-t-il.
Mais Calvin peut-il vraiment
répondre à la véritable question qui le taraude ? Sa froide et implacable
logique peut-elle satisfaire son âme ? La question qu’il attend peut-elle
provenir d’une raison si humainement efficace ? Elle n’est pas de l’ordre
de rationalité mais de la psychologie, c’est-à-dire du sentiment profond qui
habite tout croyant. Nous entrons dans une sphère qui est reste fermée à
Calvin. Le besoin de certitude ne répond pas seulement à une nécessité
intérieure, elle a son importance au niveau sociétale. Selon la réponse, notre
protestant peut être exclu ou s’exclure de la communion, c’est-à-dire d’un acte
déterminant pour sa situation sociale. Si des signes montrent qu’il n’est pas
élu, il sera nécessairement rejeté de la communauté. Le réprouvé sera aux yeux
de ses frères un maudit...
Allons interroger un pasteur.
Demandons-lui de nous indiquer les signes de la divine élection. Ou plutôt
laissons notre protestant l’interroger sur son état de grâce. Il lui avouera
certainement que le doute, c’est-à-dire l’insuffisante confiance en soi,
découle d’une foi insuffisante et donc d’un signe de réprobation. Notre protestant
comprendra vite qu’il devra alors conquérir, dans la lutte quotidienne, la certitude de sa propre élection et de sa justification. Il cherchera donc à
être conscient d’être un saint. Mais comment parviendra-t-il à renforcer en lui
cette confiance inébranlable si ce n’est pas par des faits concrets qui
dépassent sa subjectivité, c’est-à-dire par des faits ancrés dans la réalité ou
dit autrement par des actions humaines, temporelles, bref par le travail ?
Il ne peut en effet se fier à ses sentiments, à ses émotions, aussi élevés
soient-ils. Son pasteur comme sa communauté ne peuvent s’en contenter non plus.
Tous ont besoin d’une certitude objective. Elle doit être attestée de manière
qui ne prête à des discussions. On jugera son état en fonction des fruits qu’il
donnera de son travail…
Une question amène une autre. Comment
pourrait-il mesurer le fruit de son travail ou encore la valeur de ses
actions ? Il se tourne encore vers son pasteur. Ce dernier lui rappelle
avec insistance que ses œuvres ne lui apportent aucun mérite pour son salut. Il
n’est sur terre que pour faire la volonté de Dieu. Son regard n’est tourné que
vers la gloire de Dieu. Par conséquent, sa vie doit la refléter ou du moins la
manifester ici-bas. Tout ce qu’il doit dire et faire doivent ainsi augmenter la
gloire de Dieu, non pas par lui-même mais par la force divine elle-même. Notre
protestant se voit donc comme l’instrument de Dieu. S’il agit par Dieu, il fera
de bonnes actions et donc sera convaincu de son salut. Finalement, si les
bonnes œuvres ne lui permettent pas d’obtenir la grâce, elles demeurent
indispensables comme signes d’élection.
Fort de cette leçon, notre
protestant n’a donc qu’une seule préoccupation, celle de créer lui-même la
certitude de son salut. Chacune de ses actions fait l’objet d’un examen. Sa
conscience s’y arrête, posant la question qui n’admet qu’une question : suis-je
élu ou damné ? Toute son existence est ainsi imprégnée de cette
préoccupation. Nous pourrions croire que son attitude n’est point différente d’un catholique. Il cherche lui-aussi à mener consciencieusement de bonnes
actions même si l’intention est différente. Néanmoins, notre protestant se
montre profondément différent du catholique.
Le catholique accomplit de bonnes
actions sans autre préoccupation de gagner son salut, se laissant porter par la
Providence, étant convaincu que la valeur de l’action dépend de son intention.
Il s’agit bien de faire la volonté de Dieu au moment où il faut agir afin
d’influer sur son destin éternel et surtout de répondre à l’amour de Dieu. Il
est faux de croire que le catholique ne cherche qu’à gagner des points pour gagner
le paradis ou s’assurer d’une prime d’assurance à la fin de sa vie. Certes, des
catholiques agissent ainsi pour se racheter des péchés commis ou pour apaiser
leur inquiétude de l’au-delà. Cette attitude est légitime. Mais elle est un
minima. L’Église appelle ses fidèles à une plus haute exigence. Elle les
appelle à un amour plus profond, à une foi vive. Le catholique sait en effet que
la foi sans charité est une foi morte. La véritable charité chrétienne vit
dans ses œuvres au gré des circonstances et de son histoire. Elle demande de sa
part une véritable conversion. Pour obtenir les grâces nécessaires à cette foi
vivifiée par la charité et pour se racheter des péchés commis, le catholique a
besoin de secours divins au moyen des sacrements et de la prière. Il ne peut se
passer de l’Église. Ainsi point de salut hors de l’Église…
L’intention de notre protestant
est tout différente. Aucune pénitence ni prière ne pourraient venir à son aide.
Pour gagner la certitude de la foi, il doit construire sa vie de façon à
glorifier Dieu de manière extrêmement rigoureuse. Il doit conduire sa vie de
manière aussi rationnelle que ne l’est la doctrine calviniste. C’est pourquoi
notre protestant n’est pas un homme qui étonne. Il ne ressemblera jamais à un
Saint Vincent de Paul ou à un Don Bosco. Il sera pieux, sans aucun doute, sincèrement
pieux, mais sa piété n’aura pas la même vitalité que celle d’un Saint François
de Sales. Il sera bon mais sa bonté ne sera pas extravagante. Il n’attend
aucune grâce de Dieu puisque sa préoccupation n’est pas de l’obtenir. Il l’a
déjà ou il ne l’aura jamais.
S’il est parfaitement fidèle au calvinisme, notre protestant se voit contraint de vivre seul, sans aucun moyen pour obtenir ce que Dieu lui refuse de toute éternité. Sa religion ne lui donne aucune ressource. Elle ne sert qu’à glorifier Dieu. Il est conscient de son isolement, de sa solitude. Il n’a donc besoin ni de sollicitude ni de consolation de la part des autres hommes. La religion à laquelle il adhère accentue son individualisme religieux. Pour la gloire de Dieu, il élimine tout sentiment religieux, toute émotivité, toute compassion. Luther ne pouvait aller jusqu’aux conséquences de son idée originale sans se renier, lui qui vit de ses passions et sentiments religieux. Ainsi il n’a pas insisté. Froid comme un raisonnement sans faille, Calvin n’éprouve aucune difficulté. Il est d’une implacable logique. Notre protestant est ainsi revêtu de l’image du puritain froid et intraitable.
S’il est parfaitement fidèle au calvinisme, notre protestant se voit contraint de vivre seul, sans aucun moyen pour obtenir ce que Dieu lui refuse de toute éternité. Sa religion ne lui donne aucune ressource. Elle ne sert qu’à glorifier Dieu. Il est conscient de son isolement, de sa solitude. Il n’a donc besoin ni de sollicitude ni de consolation de la part des autres hommes. La religion à laquelle il adhère accentue son individualisme religieux. Pour la gloire de Dieu, il élimine tout sentiment religieux, toute émotivité, toute compassion. Luther ne pouvait aller jusqu’aux conséquences de son idée originale sans se renier, lui qui vit de ses passions et sentiments religieux. Ainsi il n’a pas insisté. Froid comme un raisonnement sans faille, Calvin n’éprouve aucune difficulté. Il est d’une implacable logique. Notre protestant est ainsi revêtu de l’image du puritain froid et intraitable.
Saint Benoît Labre (1748-1783) |
Notes et références
[1] Confession de Wetminster, 1647, Des décrets éternels de Dieu, n°3 et 5, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Plon, 1964.
[1] Confession de Wetminster, 1647, Des décrets éternels de Dieu, n°3 et 5, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Plon, 1964.
[2]
Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net,
articlen° 198.
[3]
Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net,
articlen° 198.
[4]
Janine Garrisson, L’homme protestant, édition complexe, 1986.
[5] Max
Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, Plon,
1964.
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