" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 13 août 2017

Protestantisme : l'angoissante certitude du salut

« Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus dès avant d’établir les fondements du monde […]. Les autres d’entre les hommes, il a plu à Dieu – conformément au dessein insondable par lequel à son gré il accorde ou refuse la miséricorde, pour la gloire de son souverain pouvoir sur ses créatures – de les écarter et de les destiner pour leur péché au déshonneur et au courroux »[1]. La doctrine de la double prédestination est l’un des éléments fondamentaux du protestantisme qui le distingue du catholicisme. Il n’est pas seulement un dogme. Il est sans-doute l’élément central qui façonne l’esprit du protestant.

Imaginons un protestant du XVIIe siècle. Il est plutôt à l’écoute de Luther s’il est plus attiré par son sentimentalisme, ou préfère-t-il Calvin s’il aime la cohérence et la solidité de sa pensée. Il est en tout cas convaincu qu’il ne peut rien faire pour accomplir son salut. Les pèlerinages lui sont inutiles, comme les jeûnes, les sacrifices, les litanies de prières. Il pense sincèrement que tous ces usages et coutumes ne manifestent que la vanité humaine, une folle présomption, voire d’horribles outrages à la gloire de Dieu. Il croit aussi que les sacrements ne lui apportent aucun secours. La messe n’est qu’une cérémonie comme une autre, se dit-il peut-être, le souvenir d’un fait passé très lointain et inaccessible, une commémoration rendu alors nécessaire. Néanmoins, ses idées sur la Cène ne sont pas si claires. Il hésite. Il ne sait plus. Quand il communie, croit-il se nourrir de Notre Seigneur Jésus-Christ réellement ou spirituellement ? Que se passe-t-il lorsqu’il reçoit la communion sous les deux espèces ? Il a vite abandonné ces idées qui lui paraissent probablement trop subtiles. Elles ont suffisamment divisé les protestants…

S’il est calviniste, notre protestant est convaincu que Dieu a séparé les hommes en deux catégories depuis l’éternité, les élus et les réprouvés, chacun cloisonné dans un destin inéluctable. S’il est luthérien, il devrait ne pas y songer. L’idée d’une fin déjà tracée de toute éternité effraye sa conscience. Il abandonne vite ce chemin périlleux. Ainsi adhérerait-il peut-être à une idée plus sage et modérée, selon laquelle il pourrait contribuer en partie à son œuvre de salut ? Le synergisme pourrait lui paraître alors une bonne solution de compromis. Mais un doute subsiste en lui. N’est-ce pas du catholicisme masqué ? Il s’affole ou s’attriste. Fallait-il alors faire tant de bruits, attiser tant de colère et provoquer tant de remous pour arriver à cette conclusion ? Tant de sang et de haine pour cela ?! Il hoche la tête. Il ne veut plus y songer. Encore trop de subtilités à son goût. Il s’accroche à son monde luthérien, abandonnant vite sa protestation inutile. Il risquerait de se révolter contre celui qui est à l’origine d’un tel désastre…

Si notre protestant est arminien, il refuse absolument de croire que Dieu détermine à l’avance ce qu’Il veut faire de chaque homme. Comment pourrait-Il en effet être à l’origine de la perdition des hommes ? Serait-il l’auteur du mal ?! Il ne songe pas à un instant à cette idée abominable. Mais comment peut-il y renoncer s’il songe sérieusement à la double prédestination ? L’idée qu’il se fait de Dieu ne colle pas très bien à ce destin inéluctable de l’homme. Certes, le Tout-Puissant sait d’avance qui persévéra dans la foi et quel autre sera incrédule mais notre arminien ne croit pas tellement à des ordonnances divines implacables classant les hommes avant même qu’ils ne vivent et ne meurent. Il oublierait bien l’idée de la toute-puissance divine incompréhensible au profit de la seule prescience de Dieu. Il songe alors à ces catholiques qui savent déjà faire la différence entre ces deux notions. Mais il rit de ces papistes qui comptent leurs bonnes actions comme des points à gagner pour entrer dans le paradis.

Notre protestant sourit. Certaines expressions n’ont plus de sens pour lui. Que pourrait en effet signifier pour lui par exemple « gagner son salut » ou « perdre son salut » en usage chez les catholiques ? Au Moyen-âge, elles étaient très certainement au cœur des inquiétudes religieuses. Luther lui-même en a été bien affecté…

En effet, il suffit que l’homme soit élu pour que son avenir soit assuré, ou réprouvé pour qu’il n’en ait pas. Les inquiétudes religieuses qu’a connues Luther dans sa cellule n’ont plus aucune justification. Un élu ne pourra jamais tomber, encore moins se relever. Il ne peut plus être inquiet de la valeur de ses actes puisque ses derniers n’ont justement plus de valeurs devant Dieu. Les scrupules religieux sont donc à rejeter. Le doute ne peut plus hanter ses nuits et tourmenter son esprit. Il est persuadé que ce doute n’est que le fruit d’une misérable présomption humaine. N’a-t-il pas lu récemment que « l’obstacle à l’acquisition du salut surgit quand l’homme religieux prétend apporter sa propre contribution à l’action salvatrice de Dieu, accomplir la loi divine par ses propres forces, au lieu d’avouer son échec radical et, ensuite, s’abandonner avec humilité à la grâce, croyant simplement que Jésus a tout accompli pour nous, jusqu’à la croix. »[2] Tout-puissant et d’une liberté sans entrave, Dieu seul est l’auteur de son salut. La doctrine de double prédestination lui enlève un grand motif d’inquiétude. Le salut dépend plus de lui, lui qui se sait si infidèle, si faible…

Mais la doctrine de Melanchthon lui revient en mémoire. Alors que Luther évite de traiter de la prédestination, s’enfonçant lentement dans l’abîme de la contradiction, son sage disciple croit que la grâce peut non seulement être perdue mais être reconquise par l’humilité, la pénitence et la confiance en la parole de Dieu et dans les sacrements. Notre protestant soupire encore. Mais s’il adhérait à de telles idées, qu’est-ce qui le différencierait du catholique ? Mais peut-il abandonner le combat de ces pères et trahir un passé qui l’a façonné ?

Notre protestant revient à Luther, à sa confiance inébranlable en Dieu, à la précieuse tranquillité de son âme. Si l’homme est déjà élu ou réprouvé, il n’a plus besoin de mener une vie de combat contre le monde et la chair, contre lui-même. Tout devient simple, pense-t-il. Le soir, quand la nuit dissipe ses fautes passées, il ne cherche plus à les réveiller pour demander pardon à Dieu. La recherche du pardon n’a même plus de sens. À quoi sert-il puisqu’il n’y a ni mérite ni faute en lui ? Quand il prie, il est bien conscient de sa misère qui brille tant devant l’éclat incommensurable de la puissance de Dieu, mais il ne demande rien, ni pitié ni grâce. Abîmé dans l’humilité, il ne demande ni pardon ni grâce. Tout est déjà joué. Ce serait même un mensonge incroyable de demander le salut à Celui qui a déjà tout décidé. Peut-il même Lui demander de l’aider à surmonter une épreuve quand l’issue est déjà fixée ?

D’un simple revers de main, notre protestant efface les noires pensées d’une vie incertaine. En enlevant tout mérite à l’homme dans son salut, il gagne une tranquillité insoupçonnable. Cela ne lui sert à rien de souffrir mille peines pour gagner un prix qu’il ne peut s’offrir. Pourtant, est-il vraiment sincère ? Son âme est-elle vraiment sereine comme il semble le paraître ? Il est vrai que son attitude droite et ferme peut nous impressionner. Mais sa confiance en Dieu est-elle si grande qu’elle lui fait oublier la seule question que sa foi lui laisse encore ? Car s’il s’est convaincu de la véracité de ses ordonnances divines, désignant les uns à l’heureuse éternité et les autres à une damnation sans fin, peut-il vraiment oublier le sort qui lui est prédestiné ?...

Une telle tranquillité d’âme n'est qu'éphémère et illusoire, aussi présomptueuse que n’est l’idée tant combattue par Luther et les protestants les plus fidèles. Elle apaise probablement les âmes. Elle les rassure, elle les soulage. Notre protestant en est bien conscient. Le salut ne dépendrait pas de lui, lui qui sait si fragile et vulnérable. L’idée d’un salut irrémissible éloigne à tout jamais la peur d’une inévitable chute. Mais ce n’est qu’un cache misère. Il peut croire que l’idée de gagner et de perdre son salut n’a aucun sens donc aucune réalité mais peut-il ignorer la véritable question qui trottine dans sa tête : fait-il partie des élus ? Dans quel camp appartient-il ? Une inquiétude laisse sa place à une autre, peut-être plus troublante encore…



 
Il est vrai que si notre protestant est parmi les élus, il peut être soulagé et vivre dans une joie sans borne. Mais s’il est réprouvé, que devient son existence ? Pourrait-il continuer à louer l’extraordinaire générosité de Notre Seigneur Jésus-Christ dont sa mort aurait, selon sa doctrine, été finalement inutile ? Imaginons-le, ce protestant conscient de son sort malheureux. Depuis qu’il a atteint l’âge de raison, il se sait perdu. Quoi qu’il fasse, il est voué à la perdition. Seul, il ne peut espérer de son Église une aide quelconque. Il n’appartient même pas à l’Église ! Elle n’est faite que d’élus, lui a-t-on appris. Il n’a aucun moyen pour se relever de ses fautes. Mais de quelles fautes ? Il est perdu par le seul fait d’une décision divine. Certes, il se souvient que tout homme mérite la mort éternelle. Comment pourrait-il se révolter contre un sort qui n’est que justice ?...

Notre protestant se sait réprouver. Son existence ici-bas lui apparaît alors assurément plus heureuse que l’au-delà. Un homme qui est convaincu de sa damnation ne devient-il pas alors un acharné de la vie, jouissant de tous les plaisirs, furieux dans ses actes, sans aucune attention à l’égard des autres hommes ? Ou consumé, il se vide de tout sentiment, de toute flamme, de toute vie. À quoi bon ? De bons penseurs peut effectivement nous rappeler avec justice et vérité qu’aucun homme ne peut prévaloir devant Dieu le moindre mérite. Mais en réalité, que devient l’homme s’il est habité par la haine ou le désespoir ? Sa foi est encore plus atrocement difficile à supporter…

Imaginons encore ce protestant fou de Dieu, l’aimant de toutes ses forces, s’abîmant dans une véritable adoration et s’épuisant à force de prier. Imaginons-le d’une sincérité ineffable. Comment pourrait-il réagir si l’objet d’un tel amour le rejetait misérablement ? Nous entendons alors notre calviniste protester : s’il aime Dieu, c’est qu’il est sauvé ! S’il a la foi, son avenir est certain. Pas de doute, s’exclame-t-il. Mais qui peut vraiment garantir que son amour n’est pas vain, que sa foi ne vient pas de son esprit en quête de paix ? Beaucoup d’hommes ont cru aimer… Il a bien des catholiques et des Papes qui ont vraiment aimé Notre Seigneur Jésus-Christ, et pourtant, ils auraient été voués à la damnation selon Luther et bien d’autres « réformateurs » ! Il est donc possible de nous convaincre de cet amour soit par intérêt soit par vanité. Avec notre protestant, nous arrivons donc à un point crucial de sa foi, à une question qu’il ne peut plus éviter, c’est-à-dire au problème de la certitude du salut.  


Cette question n’est pas nouvelle. Elle ne le surprend pas. Elle a déjà obtenu de nombreuses réponses de la part des protestants. « Le simple doute quant au salut final des chrétiens ressemble fort à de l’incrédulité » [3]. Le doute constitue un péché absolu. La croyance, c’est-à-dire la confiance, assure la sécurité. « Si nous avons cru, nous avons à coup sûr été scellés. » Si nous comprenons bien ces paroles, cela signifie que le fait de croire suffit pour être certain de faire partie des élus. Entendons-nous bien le sens du terme « croire ». Pour notre protestant, il désigne la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi du moment même qu’il croit, notre protestant « baigne dans une absolue et tranquille certitude : celle de figurer au nombre des élus. »[4]

Mais que se passe-t-il pour ceux qui ne croient pas et qui croiront demain, ou encore ceux qui ont cru et ne croient plus ? Avant de tomber sur le chemin de Damas, Saül, futur Saint Paul, ne croyait pas à son salut. Tout indiquait donc qu’il appartenait à la classe des réprouvés avant qu’il ne soit touché par la lumière de Dieu. Dieu a-t-Il modifié ses ordonnances pour son grand apôtre ? Comme l’a déjà noté Saint Augustin, qui sait si demain le pécheur endurci ne sera pas un saint ? Et le fidèle aujourd’hui, qui peut garantir que demain, il le sera encore ? Le bon larron n’a été sauvé que sur la croix dans les dernières minutes de son calvaire. Judas a perdu son âme dans les derniers moments de son existence. Le signe de l’élection et de la réprobation, comment le reconnaître ? Dans un moment ou sur l’ensemble de l’existence ?

Regardons le pharisien dans le temple. Écoutons Notre Seigneur Jésus-Christ nous révéler de belles et profondes vérités. Le pharisien croit sincèrement en son élection et le proclame fièrement devant Dieu pendant que le publicain, à genoux dans la pénombre, avoue sa profonde détresse. Le risque est grand pour le protestant de tomber dans le pharisaïsme que Notre Seigneur Jésus-Christ a si fermement condamné. Mais de nouveau, notre protestant s’exclame. Si le croyant est humble, c’est qu’il fait partie des élus ! Si le pharisien manifeste tant d’orgueil, c’est qu’il est réprouvé !...


Des signes montreraient donc le choix de Dieu. Nous voyons alors le protestant à l’affût des signes que la vie lui donne ou plutôt la Providence. Un jour, il se montre généreux envers un pauvre, humble devant une épreuve puis quelques jours après, il se met en colère et sans raison, il se montre odieux envers ses amis. Hier, il pensait être sauvé, aujourd’hui, il se sent condamné. Comment réussira-t-il à savoir ? À la fin de son existence ici-bas, au moment où les masques tombent, comment le saura-t-il ? En pesant les bonnes et mauvaises actions qu’il a pu faire ou ne pas faire ?...

Notre protestant a le regard tourné vers Dieu, ou plutôt vers une de ses facettes, vers sa toute-puissance et sa souveraineté absolue. Il est conscient de sa misère au point de dresser devant le Tout-Puissant un abîme infranchissable. Ce n’est pas un hasard s’il aime lire l’Ancien Testament. Il retrouve le Dieu qu’il imagine. Mais où est le Père ? Où est ce berger en quête de ses agneaux perdus ? Que devient Notre Seigneur Jésus-Christ dans une histoire où finalement ses souffrances et sa mort odieuse ne servent qu’à une poignée d’élus ?

Avec une telle image de Dieu, nous finissons par oublier qu’Il est hors du temps alors que l’homme est enchaîné par une histoire avec un début et une fin, un nécessaire préambule avant d’entrer dans une éternité. De manière absolue, un abîme infranchissable sépare en effet le Créateur de sa créature. Le temps est déjà une séparation. Il s’écoule lentement, inexorablement. La vie de l’homme s’écoule comme un fleuve qui s’éloigne inexorablement de sa source pour se jeter dans la mer de manière inéluctable. Pourtant, sur ce fleuve, une histoire se déroule, imprévisible, objet de tempêtes ou d’un vent calme. Pour notre protestant, cette histoire n’a pas de valeur en soi. Elle est inutile pour son véritable bonheur. Pourtant, il la scrute et l’examine avec soin. Mieux encore, il la prépare méthodiquement afin qu’à la fin de l’aventure, les signes de salut ne lui manquent pas. Si l’humilité est signe de salut, soyons donc humble. Si l’amour du bien montre la faveur de Dieu, aimons le bien. Si la haine du péché révèle un sort favorable pour l’au-delà, haïssons le péché. Ainsi l’attitude de notre protestant est réglée avec soin et une méthode remarquable. Il participe même à des sacrements, non pour obtenir des grâces, mais comme signes de la foi. Il n’a pas besoin d’Église puisqu’elle ne peut le secourir mais il y appartient puisque son appartenance manifeste sa divine élection. Finalement, notre protestant essaye de vivre comme s’il était sauvé afin de se persuader qu’il est sauvé ! Malheureusement, la persuasion n’est pas certitude …

De nouveau, notre réformé proteste. Le réprouvé ne peut pas être humble, ni généreux, ou encore ni aimable, s’exclame-t-il ! Prétendrait-il que seul l’élu serait capable de mener des bonnes actions ? Le païen serait-il incapable d’en réaliser, ce qui nous surprendrait, ou peut-il être sauvé en dépit de son incroyance ? Plus calme, notre protestant nous rappelle la condition de la foi, c’est-à-dire la confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ. L’humilité, la bonté, l’amabilité et bien d’autres qualités nous semblent pourtant bien insuffisantes pour gagner la certitude du salut. Nous pouvons en effet nous en persuader seulement. Tout cela est en effet bien subjectif. Il nous faut en effet des faits objectifs, incontestables, c’est-à-dire indépendants de notre perception, pour répondre à ce besoin de certitude. L’obéissance à des règles morales et à une discipline religieuse au moins en apparence suffirait-elle pour être certain de notre divine élection ? Ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Devant une chose si sérieuse, nous avons besoin de faits tangibles. Notre protestant en est aussi convaincu. Tout ressentiment ou sentiment est vain et trompeur. Seuls les faits concrets peuvent le rassurer.

Oubliant notre discussion, notre protestant revient sur Calvin. Il évoque avec enthousiasme son génie et sa logique. Son maître n’a aucun doute sur son sort. Il fait partie de la classe des chanceux. Notre calvinisme en est aussi convaincu. Et lui, que dit-il de lui-même ? Peut-il vraiment se contenter de vivre dans l’inébranlable confiance en Notre Seigneur Jésus-Christ ? Il persiste dans sa foi inébranlable. Seule la confiance persévérante et fidèle est signe d’élection, nous répète-t-il.

Mais Calvin peut-il vraiment répondre à la véritable question qui le taraude ? Sa froide et implacable logique peut-elle satisfaire son âme ? La question qu’il attend peut-elle provenir d’une raison si humainement efficace ? Elle n’est pas de l’ordre de rationalité mais de la psychologie, c’est-à-dire du sentiment profond qui habite tout croyant. Nous entrons dans une sphère qui est reste fermée à Calvin. Le besoin de certitude ne répond pas seulement à une nécessité intérieure, elle a son importance au niveau sociétale. Selon la réponse, notre protestant peut être exclu ou s’exclure de la communion, c’est-à-dire d’un acte déterminant pour sa situation sociale. Si des signes montrent qu’il n’est pas élu, il sera nécessairement rejeté de la communauté. Le réprouvé sera aux yeux de ses frères un maudit...

Allons interroger un pasteur. Demandons-lui de nous indiquer les signes de la divine élection. Ou plutôt laissons notre protestant l’interroger sur son état de grâce. Il lui avouera certainement que le doute, c’est-à-dire l’insuffisante confiance en soi, découle d’une foi insuffisante et donc d’un signe de réprobation. Notre protestant comprendra vite qu’il devra alors conquérir, dans la lutte quotidienne, la certitude de sa propre élection et de sa justification. Il cherchera donc à être conscient d’être un saint. Mais comment parviendra-t-il à renforcer en lui cette confiance inébranlable si ce n’est pas par des faits concrets qui dépassent sa subjectivité, c’est-à-dire par des faits ancrés dans la réalité ou dit autrement par des actions humaines, temporelles, bref par le travail ? Il ne peut en effet se fier à ses sentiments, à ses émotions, aussi élevés soient-ils. Son pasteur comme sa communauté ne peuvent s’en contenter non plus. Tous ont besoin d’une certitude objective. Elle doit être attestée de manière qui ne prête à des discussions. On jugera son état en fonction des fruits qu’il donnera de son travail…

Une question amène une autre. Comment pourrait-il mesurer le fruit de son travail ou encore la valeur de ses actions ? Il se tourne encore vers son pasteur. Ce dernier lui rappelle avec insistance que ses œuvres ne lui apportent aucun mérite pour son salut. Il n’est sur terre que pour faire la volonté de Dieu. Son regard n’est tourné que vers la gloire de Dieu. Par conséquent, sa vie doit la refléter ou du moins la manifester ici-bas. Tout ce qu’il doit dire et faire doivent ainsi augmenter la gloire de Dieu, non pas par lui-même mais par la force divine elle-même. Notre protestant se voit donc comme l’instrument de Dieu. S’il agit par Dieu, il fera de bonnes actions et donc sera convaincu de son salut. Finalement, si les bonnes œuvres ne lui permettent pas d’obtenir la grâce, elles demeurent indispensables comme signes d’élection.

Fort de cette leçon, notre protestant n’a donc qu’une seule préoccupation, celle de créer lui-même la certitude de son salut. Chacune de ses actions fait l’objet d’un examen. Sa conscience s’y arrête, posant la question qui n’admet qu’une question : suis-je élu ou damné ? Toute son existence est ainsi imprégnée de cette préoccupation. Nous pourrions croire que son attitude n’est point différente d’un catholique. Il cherche lui-aussi à mener consciencieusement de bonnes actions même si l’intention est différente. Néanmoins, notre protestant se montre profondément différent du catholique.

Le catholique accomplit de bonnes actions sans autre préoccupation de gagner son salut, se laissant porter par la Providence, étant convaincu que la valeur de l’action dépend de son intention. Il s’agit bien de faire la volonté de Dieu au moment où il faut agir afin d’influer sur son destin éternel et surtout de répondre à l’amour de Dieu. Il est faux de croire que le catholique ne cherche qu’à gagner des points pour gagner le paradis ou s’assurer d’une prime d’assurance à la fin de sa vie. Certes, des catholiques agissent ainsi pour se racheter des péchés commis ou pour apaiser leur inquiétude de l’au-delà. Cette attitude est légitime. Mais elle est un minima. L’Église appelle ses fidèles à une plus haute exigence. Elle les appelle à un amour plus profond, à une foi vive. Le catholique sait en effet que la foi sans charité est une foi morte. La véritable charité chrétienne vit dans ses œuvres au gré des circonstances et de son histoire. Elle demande de sa part une véritable conversion. Pour obtenir les grâces nécessaires à cette foi vivifiée par la charité et pour se racheter des péchés commis, le catholique a besoin de secours divins au moyen des sacrements et de la prière. Il ne peut se passer de l’Église. Ainsi point de salut hors de l’Église…

L’intention de notre protestant est tout différente. Aucune pénitence ni prière ne pourraient venir à son aide. Pour gagner la certitude de la foi, il doit construire sa vie de façon à glorifier Dieu de manière extrêmement rigoureuse. Il doit conduire sa vie de manière aussi rationnelle que ne l’est la doctrine calviniste. C’est pourquoi notre protestant n’est pas un homme qui étonne. Il ne ressemblera jamais à un Saint Vincent de Paul ou à un Don Bosco. Il sera pieux, sans aucun doute, sincèrement pieux, mais sa piété n’aura pas la même vitalité que celle d’un Saint François de Sales. Il sera bon mais sa bonté ne sera pas extravagante. Il n’attend aucune grâce de Dieu puisque sa préoccupation n’est pas de l’obtenir. Il l’a déjà ou il ne l’aura jamais.

S’il est parfaitement fidèle au calvinisme, notre protestant se voit contraint de vivre seul, sans aucun moyen pour obtenir ce que Dieu lui refuse de toute éternité. Sa religion ne lui donne aucune ressource. Elle ne sert qu’à glorifier Dieu. Il est conscient de son isolement, de sa solitude. Il n’a donc besoin ni de sollicitude ni de consolation de la part des autres hommes. La religion à laquelle il adhère accentue son individualisme religieux. Pour la gloire de Dieu, il élimine tout sentiment religieux, toute émotivité, toute compassion. Luther ne pouvait aller jusqu’aux conséquences de son idée originale sans se renier, lui qui vit de ses passions et sentiments religieux. Ainsi il n’a pas insisté. Froid comme un raisonnement sans faille, Calvin n’éprouve aucune difficulté. Il est d’une implacable logique. Notre protestant est ainsi revêtu de l’image du puritain froid et intraitable.

Saint Benoît Labre (1748-1783)
Un homme au visage sévère nous interpelle. D’une voix grave et sobre, il nous confirme que la sainteté ici-bas est un signe évident de salut. Mais il ajoute que la réussite sociale et matérielle est un gage encore plus fort puisqu’elle est signe de bénédictions divines. L’accomplissement des devoirs sociaux et professionnels dans la pratique des vertus doit nous donner, selon notre interlocuteur, la certitude objective de notre salut. Pendant qu’il nous parle longuement des bienfaits dus aux élus ici-bas, nous songeons au peuple juif qui voyait, lui-aussi, dans les succès et la prospérité, la main de Dieu. Cette réussite n’est cependant pas une fin, nous déclare-t-il. Le but de l’élu est de glorifier Dieu dans ses œuvres. La vie sociale et professionnelle doit exalter au maximum, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde. Ainsi il nous présente l’ascension sociale et l’enrichissement matériel comme les signes évidents de salut, l’abondance matérielle et financière, le succès dans le monde comme une bénédiction divine. Mais nous précise-t-il, la richesse n’est pas à consommer. Elle ne doit apporter ni luxe ni plaisir. La vie doit demeurer austère, consacrée au travail, à l’amélioration de la société, au respect des engagements, la fidélité des affaires, dans la pratique des vertus chrétiennes… « Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres comme moyens pour obtenir le salut […] autant elles demeurent indispensables comme signes d’élection. »[5] Après avoir jeté ses dernières paroles, rigide comme le hêtre centenaire, notre interlocuteur nous quitte, sûr d’avoir atteint la certitude de la grâce par les biens accumulés au cours de sa vie de labeur. L’argent capitalisé le libère de l’angoisse du salut.


Notes et références
[1] Confession de Wetminster, 1647, Des décrets éternels de Dieu, n°3 et 5, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber, Plon, 1964.
[2] Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net, articlen° 198.
[3] Christophe Genevaz, Peut-on perdre le salut ?, larevuereformee.net, articlen° 198.
[4] Janine Garrisson, L’homme protestant, édition complexe, 1986.
[5] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, Plon, 1964.

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