« Les Temps modernes ont commencé avec la
Réforme de Luther, c’est-à-dire le 31 octobre 1517 : ce sont les coups de
marteau sur la porte de l’église du château de Wittenberg qui les ont
inaugurés… »[1].
C’est ainsi que l’historien protestant Adolf von Harnarck (1851-1930) fait de
Luther le héros d’une époque nouvelle, et de sa révolte le point de départ de
la modernité. Si d’autres historiens, comme Heinz Shilling, renient au Pape de
Wittenberg toute volonté de rompre avec son temps et de bouleverser la société,
nous ne pouvons pas ignorer les conséquences de son geste et de tous les effets
qui l’ont suivi, en particulier sur la transformation des mentalités. La
révolution n’est pas en effet uniquement religieuse. Elle est aussi celle des esprits. Le
protestantisme a-t-il influencé la société au point de l’avoir fait entré dans
la « modernité » ? Dans
un livre célèbre[2],
le sociologue Max Weber (1864-1920) nous donne une réponse. L’esprit du
capitalisme serait né et développé à partir du luthéranisme. Notre article a
pour but de décrire sa thèse.
Max Weber, sociologue et
économiste
Max Weber (1864-1920) est
considéré comme l’un des fondateurs d’une école de la sociologie, dite
compréhensive. Professeur d’économie, il a dirigé une revue de science sociale
et politique.
Selon le sociologue,
« le monde social est une agrégation
d’actions sociales, qui représentent des comportements humaines auxquels
l’acteur attribue un sens subjectif. »[3]
L’individu agit selon des valeurs, des croyances, ne se contentant pas de
réagir aux stimulations de l’environnement. L’analyse sociale est alors centrée
sur les individus et leurs motivations à agir. Il s’agit de comprendre les
modes d’action des hommes et d’interpréter la signification qu’ils leurs
donnent.
Max Weber (1864-1920) |
La méthode est utilisée
dans une de ses principaux articles intitulée l’Éthique protestante et l’esprit
du capitalisme qui paraît en 1904. Il a aussi écrit un essai intitulé Économie
et société qui constitue une large synthèse de son œuvre.
Ses principaux sujets
d’étude portent sur les fondements du pouvoir politique. Il met en évidence
différentes sources de légitimité justifiant la domination de l’État. Il étudie
l’un des types de cette domination légale qu’est la bureaucratie. Enfin, il
analyse l’origine du capitalisme.
Max Weber a étudié avec
soin les relations entre la religion et la vie économique. Ce n’est pas un
hasard. Au XIXème siècle, une théorie a impressionné le monde, celle de Karl
Marx. Celui-ci a tenté de prouver que les relations économiques étaient à
l’origine des croyances. Comme d’autres sociologues, Max Weber veut la récuser
en prouvant le contraire, c’est-à-dire que les religions sont à l’origine de
phénomènes économiques.
L’esprit capitalisme
moderne
Max Weber commence par
l’observation d’un fait marquant la civilisation occidentale moderne. Si des
entrepreneurs et des entreprises capitalistes sont répandus partout, seul
l’Occident connaît une forme particulière du capitalisme. Il entend par
capitalisme « la modération
rationnelle » d’une « impulsion
irrationnelle »[4],
c’est-à-dire la soif d’acquérir plus d’argent ou la recherche de profit. Certes,
la recherche du gain n’est pas nouvelle mais elle est différente de l’esprit du
capitalisme moderne. La différence avec l’avidité réside dans la
rationalisation de la démarche. La forme spécifique du capitalisme occidentale
réside dans « l’organisation
rationnelle capitaliste du travail libre
» [5]
et de l’entreprise. Max Weber définit donc le capitalisme occidental comme une
forme de rationalisme appliquée dans l’économie.
Le capitalisme moderne se
caractérise par la domination de l’entreprise dans la vie économique moderne.
Contrairement à certains pays ou au Moyen-âge, l’économie s’est séparée de la
maison et de la propriété familiale, seigneuriale ou domaniale. Il se
caractérise aussi par une comptabilité rationnelle. Enfin, elle est fortement
dépendante de techniques de production, de droit, d’administration. Elle s’est
en effet dotée d’un système juridique et d’une administration « atteignant un tel degré de perfection légale
et formelle. » [6]
Ce sont ces outils qui donnent au capitalisme occidental sa rationalisation.
Max Weber recherche une
des causes du développement du capitalisme occidental dans le fait religieux.
En étudiant les relations de l’esprit de la vie économique moderne avec
l’éthique rationnelle du protestantisme ascétique, il démontre que l’essor du
capitalisme occidental se fonde sur la révolution des esprits, qu’a engendrée
la révolution religieuse de Luther puis celle de Calvin. Le sociologue est néanmoins conscient
de l’incomplétude de son étude en raison des limites des travaux scientifiques
auxquels il a eu accès et de la spécificité de son étude, se concentrant sur
l’influence de la religion dans le comportement social. Il ne se préoccupe pas
de l’ethnographie, de la biologie ou d’autres sciences par exemple.
L’œuvre de Max Weber est
composée de deux chapitres. Après avoir décrit le problème, ou plutôt des faits
que nous pouvons constater, c’est-à-dire la forte relation existant entre le
protestantisme et le capitalisme, il montre l’influence de l’ascétisme calviniste
dans le comportement des hommes et dans la vie économique.
Liens entre le
protestantisme et le capitalisme moderne
À partir d’une étude
statistique, Max Weber constate que « les
chefs d’entreprises capitalistes et les détenteurs de capitaux, aussi bien que
les représentants des couches supérieures qualifiées de la main d’œuvre et,
plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des
entreprises modernes, sont en grande majorité protestants. »[7]
La révolution religieuse a conduit à une « émancipation à l’égard du traditionalisme économique ».
Mais, Wax Weber souligne
que le protestantisme n’a pas conduit à une libération à l’égard de toute
autorité. « La Réforme ne signifiait
certes pas l’élimination de la domination de l’Église dans la vie de tous les
jours, elle constituait plutôt la substitution d’une nouvelle forme de
domination à l’ancienne. » Il présente l’autorité du calvinisme comme
« la forme la plus absolument
insupportable de contrôle ecclésiastique sur l’individu. » [8]
La question est donc de comprendre comment cette tyrannie a été acceptée dans
les pays où s’est développé le capitalisme ?
Nous pourrions croire que
le capitalisme s’est développé dans les pays protestants grâce à leurs
fortunes. Si la richesse peut être une conséquence de la nouvelle économie,
elle en est aussi une cause de leur participation au capitalisme occidental.
Max Weber observe aussi quelques faits intéressants. Il constate par exemple une
différence entre les familles protestantes et catholiques dans le choix du
genre de l’enseignement secondaire. Les élèves catholiques sont minoritaires
dans les écoles qui préparent aux études techniques et aux professions
industrielles et commerciales. Dans le pays de Bade, où les catholiques sont majoritaires (61,3%), pendant la période 1885-1894, ils représentent le tiers dans ces
filières. Max Weber constate aussi que les catholiques ont tendance à rester
artisans alors que les protestants sont plus attirés par les usines et forment
en majorité les cadres supérieurs. Ce fait est constaté dans les régions où les
protestants minoritaires veulent réussir pour se libérer de la domination
catholique mais aussi lorsqu’ils sont majoritaires et donc n’éprouvent aucun
besoin d’ascension sociale, acquise d’avance. Les protestants montrent également
une même disposition en faveur du monde de l’entreprise qu’ils soient dominés
ou dominateurs. « En conséquence, le
principe de ces attitudes différentes ne doit pas être recherché uniquement
dans des circonstances extérieures temporaires, historico-politiques, mais dans
le caractère intrinsèque et permanent des croyances religieuses. » [9]
Max Weber cherche désormais les éléments particuliers des religions chrétiennes
qui influencent de manière déterminante le comportement économique.
La piété conciliable avec
le capitalisme moderne
En matière de relations
avec le monde, les uns critiquent l’idéalisme des catholiques quand d’autres
dénoncent le matérialisme des protestants, conséquence de la sécularisation de
la vie par le protestantisme. Les catholiques seraient plus détachés de la vie
économique que les protestants, ce qui expliquerait une plus grande
participation de ces derniers dans le capitalisme moderne. Ainsi par cette
manière simple, trop simple, on expliquerait cette différence d’attitudes à
l’égard du monde économique. Or les faits s’opposent à cette vision superficielle.
Le calviniste français ou le quaker se présentent plutôt comme des hommes
sérieux et sévères, au moralisme rigide, fermés à la joie. Les catholiques
français ou espagnols se montrent plutôt de bons vivants, bien attachés aux
choses matérielles.
Max Weber note que la
piété n’est pas incompatible avec l’esprit capitaliste. Il remarque en effet
que de nombreux piétistes protestants proviennent du milieu des commerçants, ou
encore, que les grands entrepreneurs capitalistes sont nés dans des
familles protestantes où l’éducation
ascétique est marquée. Les quakers et les mennonites qui règlent minutieusement
leur vie par la religion montrent aussi un sens très aigu des affaires.
L’exemple d’un discours
capitaliste
Pour tenter de cerner
l’esprit capitaliste, Max Weber commente un texte d’un capitaliste, Benjamin
Franklin. L’entrepreneur moderne nous livre une véritable profession de foi,
marquée par l’idée que « le devoir
de chacun est d’augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. »[10]
La pratique des vertus n’a alors pour rôle que de faire croître la
reconnaissance, c’est-à-dire le crédit sans lequel il n’est point possible
d’augmenter son capital « Tu apparaîtras
comme un homme scrupuleux et honnête, ce qui augmentera encore ton crédit. » [11] Sa philosophie est imprégnée
d’utilitarisme. La ponctualité, l’application au travail, le sens de la parole
donnée, l’honnêteté n’ont de sens que s’ils sont utiles. Les vertus ne sont pas
recherchées en elles-mêmes. Il suffit d’apparaître ponctuel, appliqué, honnête
pour assurer le crédit nécessaire. La simple apparence, sans surpris ni
exagération, suffit.
Le « beruf », une
nouvelle éthique du travail
L’argent n’est pas la fin
en soi. Il ne sert pas à satisfaire ses propres besoins. « Le gain est devenu la fin que l’homme se
propose »[12].
Le but est de remplir son devoir dans l’exercice d’un métier, d’une profession,
et l’accomplissement du devoir bien fait se manifeste par l’accroissement des
fruits, par la capitalisation des biens. C’est en cela que l’esprit du
capitalisme moderne diffère de l’aventurier capitaliste, qui « se rie de toute limitation éthique » [13].
Pour le capitalisme moderne, le travail est une vocation, un but en soi. Max
Weber désigne ce nouvel sens du travail par le terme de « beruf ».
L’esprit du capitalisme
moderne est donc la recherche rationnelle et systématique du profit par
l’exercice d’une profession au sens de vocation. C’est aussi son moteur. Il
diffère de l’esprit économique qui existait auparavant, d’un capitalisme
traditionnel. Ce dernier s’organisait pour vivre décemment, c’est-à-dire pour
satisfaire des besoins. Les échanges entre les différents acteurs, acheteurs et
clients, concurrents, étaient plutôt agréables. Lorsque l’esprit du capitalisme
moderne est entré en action, ces relations ont fortement changé. Il a instauré
une vive concurrence. L’accroissement du gain se fait au détriment des autres,
qui n’ont pas d’autres choix d’entrer dans la lutte pour éviter de disparaître.
Les premiers à avoir
développé l’esprit capitaliste moderne sont « des hommes calculateurs et audacieux à la fois, des hommes avant tout
sobres et sûrs, perspicaces entièrement dévoués à leur tâche, professant des opinions
sévères et de stricts principes bourgeois. »[14]
Ce ne sont ni des aventuriers ni des arrivistes. Ce sont des hommes qui
existent en fonction de leur entreprise et non l’inverse. Du point de vue
personnel, c’est une conduite irrationnelle. Ils sont entièrement dévoués à sa
besogne, à sa vocation, au « beruf ».
Un esprit en rupture avec
son temps
L’acquisition comme fin en
soi et l’enrichissement pour elle-même bouleversent les attitudes
traditionnelles et se heurtent aux sentiments moraux et aux vertus religieuses
de l’époque. On leur refuse une valeur éthique et n’est tolérée que par
nécessité. Le christianisme y voit un danger pour le salut de l’âme. Soulignons
bien la différence entre l’esprit traditionnel, développant une économie de
satisfaction, par nécessité ou par appétit du gain, avec l’esprit capitaliste
moderne, qui instaure une obligation morale, une éthique. Dans le capitalisme
moderne, tout est rationalisé afin de remplir sa vocation.
Le « beruf »,
une invention de Luther
Le terme de « beruf », que développe Max Weber,
est ainsi caractéristique de l’esprit capitaliste moderne. Il correspond à une
idée nouvelle qui provient de la « réforme ».
Il correspond en effet à l’idée protestante que « l’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu est exclusivement
d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence
assigne à l’individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa vocation
(« Beruf »). »[15]
Il manifeste la sécularisation de la vie monastique, conséquence de la doctrine
du salut par la foi seule. Le moine est, selon Luther, « le produit de l’égoïsme et de la sécheresse
du cœur. » [16]
La vie monastique le soustrait aux devoirs de notre monde et l’oppose à
l’accomplissement dans le monde de la besogne professionnelle, qui est, pour
Luther, l’expression extérieure de l’amour du prochain. La conséquence de
l’idée luthérienne est alors inéluctable : tous les métiers ont absolument
la même valeur devant Dieu, justifiant donc toutes les activités temporelles.
Ainsi, la doctrine
luthérienne a, par ses effets, accru considérablement la valeur religieuse du
travail au point d’en faire un objet de morale. Max Weber souligne que cette
idée est contraire à la Sainte Écriture, qui développe plutôt une idée
traditionnelle de l’économie, voire une indifférence. « Luther lisait la Bible avec les lunettes
propres à son état d’esprit » [17].
Si sa conception initiale du travail est proche de la perception
traditionnelle, Luther évolue vers l’idée d’une obligation religieuse au fur et
à mesure qu’il se trouve mêlé aux affaires du monde. Néanmoins, il reste
dépendant de l’esprit traditionnel, surtout depuis les révoltes populaires qui
le remettent en cause. Chacun doit se soumettre à la situation dans laquelle
Dieu l’a placé.
Le calvinisme et l’esprit
du capitalisme moderne
Luther relie l’ascétisme
protestant et l’esprit du capitalisme moderne mais sans avoir établi réellement
une relation rationnelle ou encore constructive. La doctrine de Calvin apporte
ce dernier élément en développant un ascétisme particulier. Pour le montrer,
Max Weber décrit les quatre sources principales du protestantisme ascétique :
le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et les sectes issues du mouvement
baptiste. En dépit de leurs différences, elles se caractérisent par un certain
puritanisme, marqué par une moralité ascétique particulière. Nous allons uniquement
traiter du calvinisme puisqu’il présente les principaux aspects de cet ascétisme,
plus ou moins développés dans les autres mouvements protestants.
L’influence de la doctrine
de Calvin
Le point de départ est la
doctrine de la double prédestination, le point central de la doctrine de Calvin
comme nous le rappelle Max Weber. Elle a généré chez chaque disciple de Calvin
une « solitude intérieure inouïe » [18].
L’homme est astreint à suivre seul son chemin à la rencontre d’un destin que
Dieu lui a tracé de toute éternité. Rien, ni personne ne peut venir à son
secours. Nul prédicateur, nul sacrement, nulle Église, nul Dieu. « Cette abolition absolue du salut par
l’Église et les sacrements (que le luthéranisme n’avait pas développée jusqu’à
ses ultimes conséquences) constituaient la différence radicale, décisive, avec
le catholicisme. »[19]
La doctrine calviniste explique
aussi l’attitude radicalement négative du puritain à l’égard de toute espèce
d’élément sensuel ou émotionnel dans la culture et la religion. Elle constitue
l’une des racines de l’individualisme pessimiste, sans illusion, dans le
puritanisme. Elle développe une atmosphère particulière dans les relations
entre l’homme et Dieu.
Selon le calvinisme, le
monde n’existe que pour servir la gloire de Dieu. L’élu chrétien a donc pour
devoir de l’accroître dans la mesure de ses moyens. Dieu veut aussi son
efficacité sociale, lui demandant d’organiser la vie sociale selon ses
commandements. Par conséquent, l’activité professionnelle qui concoure à sa vie
sociale doit participer à la gloire de Dieu. Elle est faite au profit de la communauté.
« L’amour du prochain s’exprime en
premier lieu dans l’accomplissement des tâches professionnelles données par la
lex naturae. »[20]
Le travail, au service de l’utilité sociale impersonnelle, doit donc exalter la
gloire de Dieu. Sont ainsi fortement associées l’activité professionnelle et
l’obligation religieuse.
La recherche de la
certitude de la grâce, une angoisse à surmonter absolument
Le nouvel esprit a pu se
développer car elle répond aussi à une nécessité intérieure. La doctrine de
Calvin laisse l’individu terriblement seul devant une inquiétude profonde.
Est-il élu ou réprouvé ? Elle soulève la question de la certitude du
salut, la seule question qui finalement taraude le fidèle, question qu’il ne
peut pas refouler en dépit des réponses qu’apporte Calvin. Le critère de la foi
persévérant lui est insatisfaisant. Il a besoin de critères pour reconnaître à
coup sûr qu’il appartient au nombre des élus. Cette question prend aussi une
dimension institutionnelle, sociale puisque de la réponse, il en déduit la
participation à la communion, acte cultuelle par excellence et déterminant pour
sa situation sociale.
Son pasteur ne peut donner
que deux conseils. D’une part, le doute est une impiété. Il faut donc
l’exclure. Il doit donc affermir sa conviction personnelle. Il doit par
conséquent être conscient de son élection. D’autre part, « afin d’arriver à cette confiance en soi, le
travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen
le meilleur. »[21]
L’activité professionnelle est alors seule capable de dissiper le doute et de
donner la certitude du salut. Elle est ainsi un moyen de combattre l’angoisse que
procure la doctrine de la double prédestination. Cette dernière porte donc,
indirectement, le fidèle à une action ascétique dans le travail.
Une besoin de certitudes
objectives
Mais le fidèle a besoin de
faits objectifs. Il n’a guère confiance aux sentiments, aux émotions, qui sont
trompeurs, selon les vues de Calvin. Il doit mener une conduite et réaliser des
œuvres qui permettent une augmentation de la gloire de Dieu. Cette attitude
n’est pas seulement voulue par Dieu. Elle est agie par Dieu. Les œuvres sont
ainsi indispensables pour se délivrer de l’angoisse du salut. Cela signifie alors
qu’à chaque instant, le fidèle doit examiner sa conscience pour répondre à la
question essentielle : suis-je élu ou damné ? La pratique morale
devient alors constante, systématique, méthodique, c’est-à-dire en un mot
rationalisée. « Rationalisation qui
a donné à la piété réformée ses traits spécifiquement ascétiques »[22].
L’ascétisme calviniste
Weber oppose alors
l’ascétisme catholique, certes aussi rationalisé mais cloisonné dans la vie
religieuse afin que le moine devienne « un
ouvrier au service du royaume de Dieu tout en assurant […] le salut de son
âme » [23],
ou « le seul homme menant une vie
méthodique au sens religieux du terme » [24],
et l’ascétisme protestant, c’est-à-dire en fait le puritanisme, qui doit
inculquer à l’homme une personnalité. Dans les deux cas, l’individu est saisi
dans sa totalité, le premier pour son salut et fuyant le monde, le second pour
la certitude de son salut et en ce monde.
Les ascétismes catholique et
protestant ont une particularité identique, celle d’évaluer son état
de grâce mais pour des intentions différentes, le catholique pour sa
confession, le calviniste pour se tâter. Contrairement au catholique, le calviniste
connaît l’intention de Dieu dans les épreuves qu’il rencontre. Il se voit
l’instrument de Dieu, chaque détail de sa vie est sous la conduite divine,
sentiment qui imprègne considérablement la manière de vivre. Le calvinisme a
ainsi produit « le façonnement
systématique et rationnel de la vie morale toute entière », « une
régulation méthodique de la vie personnelle » [25],
ou encore « une mise en forme
rationnelle de l‘existence tout entière, rapportée à la volonté de Dieu. » [26]
Telle est la conséquence
de la recherche de la preuve de son élection. L’élu doit vivre de manière spécifique,
différente de l’homme naturel, pour se convaincre de son élection et ainsi
réduire l’angoisse que lui donne la double doctrine de la justification. Ainsi
est-il « motivé à contrôler
méthodiquement son état de grâce dans sa propre conduite, et ainsi à imprégner
celle-ci d’un ascétisme » [27]
s’il voulait être sûr de son propre salut.
Influence de l’ascétisme
protestant dans la vie économique
L’ascétisme calviniste
n’est pas sans conséquence dans la vie économique. Elle condamne « le repos dans la possession, la jouissance
de la richesse et ses conséquences » [28].
Le principal danger est qu’il détourne l’homme de « l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu » [29].
Gaspiller son temps est le principal péché. Car la vie doit confirmer son
élection. Le temps, c’est en quelque sorte de l’argent au sens spirituel. Tout
doit donc être consacré à la gloire de Dieu. Mais contrairement au catholique,
qui refuse aussi de « gaspiller son
temps », le travail constitue pour le protestant le but même de la vie
puisqu’il réduit son angoisse. La répugnance au travail est le symptôme d’une
absence de grâce, nous dit Weber.
Pour le luthérien, l’homme
doit se soumettre à la providence divine, accepter la place que Dieu lui a
donnée, et persévérer dans les limites qu’Il lui a assignées. Il travaille donc
selon cet esprit. L’attitude de calviniste est différente. Il ne travaille pas
pour travailler. La « besogne »
doit porter des fruits par lesquels se manifestent la volonté de Dieu et donc
la certitude objective de son salut. Le travail est donc bon selon l’avantage
économique qu’il procure. Certes la morale et son utilité pour la communauté en
sont aussi des critères mais selon Weber, ils sont moindres. « Dans la mesure où elle [la richesse] couronne
l’accomplissement du devoir professionnel, elle devient non seulement
moralement permise, mais encore effectivement ordonnée. » [30]
La richesse est ainsi un signe de la bénédiction divine.
Une rupture dans les
relations entre l’homme et la vie économique
Le désir d’acquérir des
biens est devenu moralement permise s’il ne conduit pas à leur jouissance mais
à un emploi rationnel, à des fins nécessaires et utiles. « L’évaluation religieuse du travail sans
relâche, continu, systématique, dans une professions séculière, comme moyen
ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de
régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui
se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que avons
appelée, ici, l’esprit du capitalisme. » [31]
Max Weber peut alors
conclure : « l’un des éléments
fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne, et non seulement de celui-ci,
mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir la conduite rationnelle fondée
sur l’idée de Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien » [32],
ou, plus exactement calviniste. Il ne pense pas que la « réforme » ait inventé sciemment l’esprit capitaliste moderne. Elle en est un facteur de développement parmi tant d’autres.
Et lorsque le capitalisme moderne n’a plus eu besoin du soutien de la religion, lorsque l’idée d’accomplir ses devoirs à travers une besogne a dominé les esprits, il a finalement rejeté le calvinisme.
Et lorsque le capitalisme moderne n’a plus eu besoin du soutien de la religion, lorsque l’idée d’accomplir ses devoirs à travers une besogne a dominé les esprits, il a finalement rejeté le calvinisme.
Notes et références
[2]
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Agora, pocket 1997.
[3]
Max
Weber et la sociologie comparative, 2013, wp.unil.ch.
[4]
Avant propos, p. 11.
[5]
Avant propos, p. 15.
[6]
Avant propos, p. 19.
[7]
1er chapitre, 1, p. 29.
[8]
1er chapitre, 1, p.31.
[9]
1er chapitre, 1, p.35.
[10] 1er chapitre, 2, p.47.
[11] Benjamin Franklin, Advice to a Young Trademan,
1748, edition Sparks, dans 1er chapitre, 2, p. 46.
[12]
1er chapitre, 2, p. 50.
[13]
1er chapitre, 2, p. 59.
[14]
1er chapitre, 2, p. 72.
[15]
1er chapitre, 3, p. 90.
[16]
1er chapitre, 3, p. 91.
[17]
1er chapitre, 3, p. 95.
[18]
2ème chapitre, 1, p. 116.
[19]
2ème chapitre, 1, p. 117.
[20]
2ème chapitre, 1, p. 123.
[21]
2ème chapitre, 1, p. 128.
[22]
2ème chapitre, 1, p. 136.
[23]
2ème chapitre, 1, p. 137.
[24]
2ème chapitre, 1, p. 139.
[25]
2ème chapitre, 1, p. 146.
[26]
2ème chapitre, 1, p. 184.
[27]
2ème chapitre, 1, p. 184.
[28]
2ème chapitre, 2, p. 188.
[29]
2ème chapitre, 2, p. 189.
[30]
2ème chapitre, 2, p. 197.
[31]
2ème chapitre, 2, p. 211.
[32]
2ème chapitre, 2, p. 222.
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