Un
ouvrage plutôt récent présente la théologie de Calvin comme « toute imprégnée des traditions catholiques de la réflexion sur Dieu. »[1]
Le « réformateur » de
Genève « ne cessa de revenir aux
sources antiques et médiévales pour définir ce que les chrétiens ont raison de
confesser. » Le même auteur affirme qu’il s’appuie non seulement sur
Saint Augustin mais aussi sur les Pères grecs. De même, selon l’opinion
dominante, Luther serait fidèle à Saint Augustin. Finalement, ce ne serait par
les « réformateurs » qui se
seraient séparés de la vérité mais l’Église catholique.
Luther
comme Calvin ne sont pas en effet des innovateurs. Avant leur révolte, des voix
ont aussi répandu les mêmes théories, c’est-à-dire la doctrine de la
justification par la foi seule mais surtout la double prédestination, et de
même l’Église les a condamnées avec la même fermeté. Nous allons donc retrouver
dans un passé plus ou moins lointain les mêmes thèses afin d’en recueillir de
précieuses leçons. Commençons d’abord par une première controverse, celle du semi-pélagianisme au Vème
siècle…
Lucidus
au Vème siècle
Nous allons nous rendre en Gaule au Vème siècle. Le christianisme est la religion de l’Empire romain dont la
capitale se trouve en Orient, à Constantinople, la future Byzance. Les monastères
sont nombreux. Fondé en 410, le monastère de Lérins, dans la baie de Cannes, étend son influence en
Gaule. Les moines prennent de l’importance dans l’Église franque. Mais l’Empire
d’Occident est déjà la proie des barbares. Les Vandales, les Burgondes, les Alamans et les Suèves ont déjà envahi
la Gaule. En 476, le dernier empereur de l’Empire romain d’Occident abdique. En
430, Saint Augustin meurt lors du siège de sa ville d’Hippone…
Faust, évêque de Riez |
Cette
affaire ne peut être séparée de son contexte, fort imprégné d’un combat contre
ce qui a été appelé le semi-pélagianisme.
La
victoire de l’Église contre le pélagianisme
Saint
Augustin a fermement combattu la doctrine de Pélage. Défendant le droit de la
grâce, l’évêque d’Hippone s’est opposé à l’idée que l’homme pouvait par ses
propres forces gagner son salut. Il enseigne la vérité catholique dans de nombreux traités dont l’Esprit et la Lettre, la Nature et la Grâce. Les conciles régionaux de Carthage en 411 et
416 condamnent les erreurs de Pélage. Rome à son
tour condamne le pélagianisme en 417.
L’Église
est ainsi sortie victorieuse de la controverse avec
un enseignement approfondi. Elle refuse fermement le moralisme pélagien qui
réduit la religion catholique à un échange d’obligations et de récompenses.
Elle affirme le rôle de la grâce et de la miséricorde divine. Elle enseigne que
depuis le péché originel, la nature humaine est déchue, c’est-à-dire incapable
de la moindre initiative dans l’ordre du salut. Le salut et même le
commencement de la foi sont entièrement des dons de Dieu.
Le
monachisme menacé ?
Abbaye de Lérins |
La
doctrine augustinienne leur pose en effet un grave problème. Certains religieux
tirent des œuvres de Saint Augustin l’idée de la prédestination et de
l’inefficacité des œuvres dans la quête du salut. Si tout dépend de Dieu, que
deviennent leurs efforts d’ascétisme sur lesquels repose la vie
monastique ? Les moines s’opposent donc à cette doctrine afin de défendre l’existence
même de la vie monastique. Que devient aussi l’universalité du salut si tout
est prédestiné ? Ils s’inquiètent enfin légitimement sur les dangers d’un
tel enseignement au regard de leur prédication. Il n’est en effet possible
d’« inviter quelqu’un à se corriger
ou à devenir meilleur que s’il sait que son effort vers le bien sera efficace. »[5] Ils
craignent que la doctrine de Saint Augustin conduise à une dangereuse
passivité, à « une sorte de
nécessité fatale » [6]. Ainsi
la doctrine de Saint Augustin telle qu’elle est entendue risque de remettre en
cause leur apostolat et leur légitimité, voire leur existence.
La
radicalisation des positions
Saint
Prosper d’Aquitaine (390-455), un des disciples de Saint Augustin, s’inquiète à son tour des
réactions des moines de Lérins et de Marseille. Il voit dans leurs thèses
« un vestige de la perversité
pélagienne »[7].
Il en informe Saint Augustin. La situation est alors dramatisée. La controverse
finit par se radicaliser. On en vient à défendre la capacité du libre arbitre
au détriment des droits de la grâce. Ennode, évêque de Pavie, en est un ardent défenseur.
« C’est par notre propre choix que
nous tendons au bien qui nous est montré. »[8]
D’autres, comme le prêtre Lucidus, radicalise la doctrine de la prédestination.
Les
véritables enjeux de la controverse
Cependant,
la controverse est bien différente de celle de Pelage. Les enjeux ne sont pas
les mêmes. Les moines ne remettent pas en cause la vérité doctrinale mais ses
effets désastreux sur l’ascèse et la prédication. Comme Saint Augustin, ils
défendent la corruption de la nature humaine après la chute d’Adam mais dénoncent
les effets pervers de la doctrine augustinienne de la prédestination qui
rendent incapable l’homme de la moindre initiative. Ils prétendent défendre la
légitimité de la vie monastique qu’elle semble remettre en cause. « Même
si [la doctrine augustinienne] était
vraie, il ne faudrait pas la divulguer, car il est très dangereux de
transmettre un enseignement qui ne doit pas être entendu, tandis qu’il n’y a
aucun péril à se taire sur des problèmes qui nous dépassent. » [9] Or Saint
Augustin affirme nettement que la vérité doctrinale est une condition
d’efficacité de la prédication. Il n’est pas possible de se taire.
Pourtant
Saint Augustin défend aussi fermement la vie monastique. Ses ouvrages
soulignent l’importance de l’ascèse dans la vie chrétienne qu’il présente comme
un véritable combat. Les monastères revêtent pour lui une grande importance
pour le christianisme. Cependant, il craint que l’ascèse excessive conduise à
la vanité et à l'orgueil qui ruine finalement sa valeur. C’est pourquoi il ne
cesse de rappeler que tout vient de Dieu, y compris la persévérance des saints.
L’homme, fût-il moine, ne peut se prévaloir de toute supériorité.
Le
véritable enjeu de leurs controverses n’est donc pas en réalité doctrinal. Les
uns prônent l’enseignement de la doctrine pour s’opposer à toute résurgence de
l’hérésie quand les autres sont plus tournés vers un pragmatisme moral à
l’usage des religieux et des fidèles. Est-ce vraiment « une vaine dispute de mots » comme
le défend Cassien ? La vie monastique, est-elle vraiment en danger ?
Jean Cassien (360-435) et les autres moines provençaux reconnaissent à l’homme la possibilité
d’ « affranchir son âme de tout
vice terrestre […] afin de la rendre à sa naturelle subtilité naturelle. »,
donnant donc une importance fondamentale à l’effort de chacun. Or cet effort
hors norme, qui est capable de le fournir ? Seule une élite de la
foi en est capable. Le cheminement vers le salut serait-il alors réservé à des athlètes,
c’est-à-dire à une minorité ? L’universalité de la foi est donc menacée.
Si Cassien ne réserve pas l’ascèse à une élite mais la prêche à tous les
hommes, elle demeure exceptionnelle et donc naturellement restreinte à certains
chrétiens. Les moines provençaux développent donc une spiritualité élitaire,
rapprochant la vie monastique à la sainteté. La controverse est donc aussi
centrée sur le rôle du monachisme dans le christianisme. Il est à noter qu’elle
se déroule dans une région où les évêques sont principalement des moines.
Cependant,
Cassien semble commettre une erreur. Selon Saint Prosper d’Aquitaine, il soutient
l’idée selon laquelle l’homme n’a quelquefois pas besoin de la grâce pour le
commencement d’une bonne action ou de toute bonne volonté. Cependant, il ne
peut pas l’accomplir sans l’aide de Dieu. Sans remettre en cause la capacité de
la grâce, il enseignerait la possibilité à l’homme de mériter le commencement
de la foi.
Le
semi-pélagianisme, un terme impropre
Le
terme de « semi-pélagianisme »
est sans-doute une erreur. Le terme est « assez malheureux, car cette position n’a pas de lien originel avec
Pélage »[10]. On
retrouve ce terme dans un texte polémique du XVIIème siècle contre un Jésuite qui enseigne une doctrine proche des « semi-pélagiens ».
Ce terme semble faire croire à un compromis entre le pélagianisme et
l’augustinisme. Or la doctrine que prêchent les moines de la Gaule est bien
différente de celle de Pélage. Elle a été en
fait conçue dans un cadre où les controverses étaient vives, en une époque bien
éloignée de la nôtre.
Vers
la réconciliation ?
En
473, un concile régional se réunit à Arles pour traiter de la doctrine de la
prédestination de Lucidus et pour la condamner. Il réunit vingt-neuf évêques de
la Gaule. L’année suivante, le concile de Lyon confirme la condamnation de sa
doctrine. Ces deux conciles réussissent à apaiser la controverse.
Or,
au VIème siècle, Jean Maxence, un des chefs de file des moines scythes, remet
en cause la doctrine de Faustus, l’évêque de Retz, et la doctrine des moines de
Marseille dans le cadre de sa lutte contre les hérésies nestoriennes et
monophysiques. Le Pape Hormisdas ne cède pas à sa demande et rappelle que la
doctrine sur la grâce et la liberté doit être prise à partir des écrits de
Saint Augustin. Le moine fait appel à Fulgence, évêque de Ruspe, exilé en
Sardaigne depuis l’invasion des Vandales en Afrique. Il condamne à son tour les
écrits de Faustus de Retz. Puis Saint Césaire d’Arles (470-542) adhère à l’argumentation
de Fulgence et réunit les évêques à Orléans pour traiter de la question.
Présidé
par Saint Césaire d’Arles, le concile d’Orléans, en 529, met fin à la controverse
sur le rôle de la grâce et du libre arbitre.
Après
la condamnation de la doctrine de Pélage sur le péché originel (canon 1 et 2), le concile condamne tout ce qui peut remettre en cause les droits de la grâce dans la foi
depuis le commencement jusqu’à la persévérance finale. Il insiste surtout sur le
rôle de la grâce prévenante, celle qui précède tout effort de l’homme. Ce n’est
pas seulement l’acte proprement dit de foi qui est affaire de la grâce mais
encore une introduction et une préparation de cet acte. « Selon les sentences de la Sainte Écriture
[…] et les définitions des Saints Pères,
nous devons, avec l’aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier
homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne
peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce
de miséricorde divine ne l’a prévenu. […] Cette grâce […] ne se trouve pas dans
le libre arbitre, mais [...] elle est conférée par la libéralité du Christ »[11].
Mais
le concile défend aussi la coopération de l’homme dans l’œuvre de son salut. La
priorité absolue de la grâce n’enlève rien à la nécessaire coopération du libre
arbitre humain. « Nous croyons
aussi, selon la foi catholique, qu’après avoir reçu la grâce par le baptême
tous les baptisés peuvent et doivent accomplir, avec l’aide et la coopération
du Christ, tout ce qui concerne le salut de leur âme, s’ils veulent fidèlement
y travailler. »[12] Il
affirme nettement qu’il n’y a aucune prédestination au mal par la puissance
divine.
Ainsi
« nous confessons et nous croyons
aussi pour notre salut que, dans toute bonne œuvre, ce n’est pas nous qui
commençons et qui sommes ensuite aidés par la miséricorde de Dieu, mais que
c’est lui, sans aucun bon mérite préalable de notre part, qui d’abord nous
inspire et la foi et l’amour, pour que nous recherchions fidèlement le
sacrement du baptême et qu’après le baptême nous puissions accomplir avec son
aide ce qui lui plaît. »[13]
Le
Pape Boniface II ((530-532) confirme le concile d’Orange dans sa lettre Per
filium nostrum le 25 janvier 531. Il condamne certains évêques des
Gaules qui « entendent que la foi
par laquelle nous croyons au Christ relève de la nature et non pas de la
grâce »[14].
Il confirme alors la doctrine selon laquelle « la foi par laquelle nous croyons en Christ, tous comme tous les biens,
sont accordés à chaque homme en raison du don de la grâce d’en haut, et non en
raison du pouvoir de la nature humaine. » [15]
Ainsi,
l’Église enseigne une nécessaire collaboration de la grâce et de l’ascèse,
défendant une doctrine augustinienne équilibrée. Tous, augustiniens ou non,
reconnaissent en effet à l’ascèse une fonction majeure dans l’œuvre du salut.
Conclusion
La
controverse n’est pas un simple jeu de mots ou de subtilités théologiques. Elle
soulève de véritables enjeux. Certains défendent une conception élitiste du
salut fondée sur les mérites de l’ascèse tout en prônant de manière paradoxale
l’universalité du salut. D’autres s’efforcent de mettre en garde les esprits
contre l’orgueil et la supériorité d’une excellence humaine, fût-elle monastique.
Revenons
à Luther, et plus précisément à son expérience monastique. Il a cru que par ses
efforts, il pouvait se justifier, voyant finalement dans l’ascèse la source de
son salut. Mais, souffrant de son impuissance, il s’est rendu compte de son
erreur. Il a alors élaboré sa doctrine de la justification par la foi seule. Et
comme les moines de Lérins, il s’est rendu compte qu’elle conduisait à la
double prédestination, contredisant l’universalité du salut. Mais esprit aussi entier
qu’impétueux, il est passé d’une radicalité à une autre, sans chercher le point
d’équilibre que l’Église a pourtant officiellement enseigné depuis le VIème
siècle. Que serait-il passé s’il avait compris la véritable doctrine
augustinienne de l’Église ?…
Notes et références
[1] Christopher L. Elwood, La théologie ecclésiale de Calvin et le salut de l’être divin,
[1] Christopher L. Elwood, La théologie ecclésiale de Calvin et le salut de l’être divin,
[2]
Né entre 400 et 410, abbé de Lérins puis évêque de Riez. Mort après l’an 485.
[3]
Concile d’Arles, Lettre de soumission du prêtre Lucidus, 473, Denzinger 331et
335.
[4]
Concile d’Arles, Lettre de soumission du prêtre Lucidus, 473, Denzinger 339.
[5]
Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°6 dans Moines et évêques en Gaule aux Ve
et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux,
Stéphane Gioanni, dans Médiévales, n°38, 2000, L’invention
de l’histoire, www.persee.fr.
[6]
Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°3 Moines et évêques en Gaule aux Ve
et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux,
Stéphane Gioanni.
[7]
Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°8 Moines et évêques en Gaule aux Ve
et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux,
Stéphane Gioanni.
[8]
Ennode, Lettre II, 19, Auctores Antiquissimi dans Moines
et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et
les moines provinciaux, Stéphane Gioanni
[9]
Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°3 Moines et évêques en Gaule aux Ve
et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux,
Stéphane Gioanni.
[10]
Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme,
éditions du Seuil, 2003.
[11]
Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 396.
[12]
Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 397.
[13]
Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 397.
[14]
Boniface II, lettre Per filium nostrum à l’évêque Césaire d’Arles le 25 janvier
531, Denzinger 398.
[15]
Boniface II, lettre Per filium nostrum à l’évêque Césaire d’Arles le 25 janvier
531, Denzinger 399.
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