" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 12 mai 2017

Justification et prédestination : Luther, le Lucidus du XVIème siècle

Un ouvrage plutôt récent présente la théologie de Calvin comme  « toute imprégnée des traditions catholiques de la réflexion sur Dieu. »[1] Le « réformateur » de Genève « ne cessa de revenir aux sources antiques et médiévales pour définir ce que les chrétiens ont raison de confesser. » Le même auteur affirme qu’il s’appuie non seulement sur Saint Augustin mais aussi sur les Pères grecs. De même, selon l’opinion dominante, Luther serait fidèle à Saint Augustin. Finalement, ce ne serait par les « réformateurs » qui se seraient séparés de la vérité mais l’Église catholique.

Luther comme Calvin ne sont pas en effet des innovateurs. Avant leur révolte, des voix ont aussi répandu les mêmes théories, c’est-à-dire la doctrine de la justification par la foi seule mais surtout la double prédestination, et de même l’Église les a condamnées avec la même fermeté. Nous allons donc retrouver dans un passé plus ou moins lointain les mêmes thèses afin d’en recueillir de précieuses leçons. Commençons d’abord par une première controverse, celle du semi-pélagianisme au Vème siècle…

Lucidus au Vème siècle

Nous allons nous rendre en Gaule au Vème siècle. Le christianisme est la religion de l’Empire romain dont la capitale se trouve en Orient, à Constantinople, la future Byzance. Les monastères sont nombreux. Fondé en 410, le monastère de Lérins, dans la baie de Cannes, étend son influence en Gaule. Les moines prennent de l’importance dans l’Église franque. Mais l’Empire d’Occident est déjà la proie des barbares. Les Vandales, les Burgondes, les Alamans et les Suèves ont déjà envahi la Gaule. En 476, le dernier empereur de l’Empire romain d’Occident abdique. En 430, Saint Augustin meurt lors du siège de sa ville d’Hippone…

Faust, évêque de Riez
Lucidus est un prêtre gaulois. Nous le connaissons au travers des condamnations dont il a fait l’objet. Fauste [2], l’évêque de Riez, condamne en effet les idées que le prêtre enseigne sur la grâce et la prédestination. Refusant d’admettre ses erreurs, il est condamné par un concile régional réuni à Arles en 473. Il finit par reconnaître ses erreurs et adresse aux pères conciliaires une lettre où il se rétracte. Un autre concile régional, celui de Lyon, en 474, renouvelle la condamnation. Nous avons sa rétractation dans laquelle est condamnée l’idée selon laquelle « après la chute du premier homme le libre arbitre de sa volonté a été totalement détruit » ou encore « les uns sont assignés à la mort, les autres prédestinés à la vie »[3]. Après cette condamnation, le texte rappelle la doctrine : « je soutiens la grâce de Dieu en ce sens que je maintiens unis l’effort de l’homme et l’action de la grâce, et que je déclare que la liberté de la volonté humaine n’est pas détruite, mais atténuée et affaiblie, que celui qui est sauvé peut être en danger, et que celui qui périt aurait pu être sauvé. » [4] Cette condamnation nous ramène au protestantisme…

Cette affaire ne peut être séparée de son contexte, fort imprégné d’un combat contre ce qui a été appelé le semi-pélagianisme.

La victoire de l’Église contre le pélagianisme

Saint Augustin a fermement combattu la doctrine de Pélage. Défendant le droit de la grâce, l’évêque d’Hippone s’est opposé à l’idée que l’homme pouvait par ses propres forces gagner son salut. Il enseigne la vérité catholique dans de nombreux traités dont l’Esprit et la Lettrela Nature et la GrâceLes conciles régionaux de Carthage en 411 et 416 condamnent les erreurs de Pélage. Rome à son tour condamne le pélagianisme en 417.

L’Église est ainsi sortie victorieuse de la controverse avec un enseignement approfondi. Elle refuse fermement le moralisme pélagien qui réduit la religion catholique à un échange d’obligations et de récompenses. Elle affirme le rôle de la grâce et de la miséricorde divine. Elle enseigne que depuis le péché originel, la nature humaine est déchue, c’est-à-dire incapable de la moindre initiative dans l’ordre du salut. Le salut et même le commencement de la foi sont entièrement des dons de Dieu.

Le monachisme menacé ?

Abbaye de Lérins
Or au sud de la Gaule, certains moines s’inquiètent de cette doctrine, voire la contestent. Le monastère de Lérins est l’un des centres de la contestation. Or c’est une véritable pépinière de saints. Saint Hilaire, Saint Vincent, Saint Césaire d’Arles sont parmi les illustres moines de cette élite de l’Église.

La doctrine augustinienne leur pose en effet un grave problème. Certains religieux tirent des œuvres de Saint Augustin l’idée de la prédestination et de l’inefficacité des œuvres dans la quête du salut. Si tout dépend de Dieu, que deviennent leurs efforts d’ascétisme sur lesquels repose la vie monastique ? Les moines s’opposent donc à cette doctrine afin de défendre l’existence même de la vie monastique. Que devient aussi l’universalité du salut si tout est prédestiné ? Ils s’inquiètent enfin légitimement sur les dangers d’un tel enseignement au regard de leur prédication. Il n’est en effet possible d’« inviter quelqu’un à se corriger ou à devenir meilleur que s’il sait que son effort vers le bien sera efficace. »[5] Ils craignent que la doctrine de Saint Augustin conduise à une dangereuse passivité, à « une sorte de nécessité fatale » [6]. Ainsi la doctrine de Saint Augustin telle qu’elle est entendue risque de remettre en cause leur apostolat et leur légitimité, voire leur existence.

La radicalisation des positions

Saint Prosper d’Aquitaine (390-455), un des disciples de Saint Augustin, s’inquiète à son tour des réactions des moines de Lérins et de Marseille. Il voit dans leurs thèses « un vestige de la perversité pélagienne »[7]. Il en informe Saint Augustin. La situation est alors dramatisée. La controverse finit par se radicaliser. On en vient à défendre la capacité du libre arbitre au détriment des droits de la grâce. Ennode, évêque de Pavie, en est un ardent défenseur. « C’est par notre propre choix que nous tendons au bien qui nous est montré. »[8] D’autres, comme le prêtre Lucidus, radicalise la doctrine de la prédestination.

Les véritables enjeux de la controverse

Cependant, la controverse est bien différente de celle de Pelage. Les enjeux ne sont pas les mêmes. Les moines ne remettent pas en cause la vérité doctrinale mais ses effets désastreux sur l’ascèse et la prédication. Comme Saint Augustin, ils défendent la corruption de la nature humaine après la chute d’Adam mais dénoncent les effets pervers de la doctrine augustinienne de la prédestination qui rendent incapable l’homme de la moindre initiative. Ils prétendent défendre la légitimité de la vie monastique qu’elle semble remettre en cause.  « Même si [la doctrine augustinienne] était vraie, il ne faudrait pas la divulguer, car il est très dangereux de transmettre un enseignement qui ne doit pas être entendu, tandis qu’il n’y a aucun péril à se taire sur des problèmes qui nous dépassent. » [9] Or Saint Augustin affirme nettement que la vérité doctrinale est une condition d’efficacité de la prédication. Il n’est pas possible de se taire.

Pourtant Saint Augustin défend aussi fermement la vie monastique. Ses ouvrages soulignent l’importance de l’ascèse dans la vie chrétienne qu’il présente comme un véritable combat. Les monastères revêtent pour lui une grande importance pour le christianisme. Cependant, il craint que l’ascèse excessive conduise à la vanité et à l'orgueil qui ruine finalement sa valeur. C’est pourquoi il ne cesse de rappeler que tout vient de Dieu, y compris la persévérance des saints. L’homme, fût-il moine, ne peut se prévaloir de toute supériorité.

Le véritable enjeu de leurs controverses n’est donc pas en réalité doctrinal. Les uns prônent l’enseignement de la doctrine pour s’opposer à toute résurgence de l’hérésie quand les autres sont plus tournés vers un pragmatisme moral à l’usage des religieux et des fidèles. Est-ce vraiment « une vaine dispute de mots » comme le défend Cassien ? La vie monastique, est-elle vraiment en danger ?

La tentation de l’élitisme

Jean Cassien (360-435) et les autres moines provençaux reconnaissent à l’homme la possibilité d’ « affranchir son âme de tout vice terrestre […] afin de la rendre à sa naturelle subtilité naturelle. », donnant donc une importance fondamentale à l’effort de chacun. Or cet effort hors norme, qui est capable de le fournir ? Seule une élite de la foi en est capable. Le cheminement vers le salut serait-il alors réservé à des athlètes, c’est-à-dire à une minorité ? L’universalité de la foi est donc menacée. Si Cassien ne réserve pas l’ascèse à une élite mais la prêche à tous les hommes, elle demeure exceptionnelle et donc naturellement restreinte à certains chrétiens. Les moines provençaux développent donc une spiritualité élitaire, rapprochant la vie monastique à la sainteté. La controverse est donc aussi centrée sur le rôle du monachisme dans le christianisme. Il est à noter qu’elle se déroule dans une région où les évêques sont principalement des moines.

Cependant, Cassien semble commettre une erreur. Selon Saint Prosper d’Aquitaine, il soutient l’idée selon laquelle l’homme n’a quelquefois pas besoin de la grâce pour le commencement d’une bonne action ou de toute bonne volonté. Cependant, il ne peut pas l’accomplir sans l’aide de Dieu. Sans remettre en cause la capacité de la grâce, il enseignerait la possibilité à l’homme de mériter le commencement de la foi.

Le semi-pélagianisme, un terme impropre

Le terme de « semi-pélagianisme » est sans-doute une erreur. Le terme est « assez malheureux, car cette position n’a pas de lien originel avec Pélage »[10]. On retrouve ce terme dans un texte polémique du XVIIème siècle contre un Jésuite qui enseigne une doctrine  proche des « semi-pélagiens ». Ce terme semble faire croire à un compromis entre le pélagianisme et l’augustinisme. Or la doctrine que prêchent les moines de la Gaule est bien différente de celle de Pélage. Elle a été en fait conçue dans un cadre où les controverses étaient vives, en une époque bien éloignée de la nôtre.

Vers la réconciliation ?

En 473, un concile régional se réunit à Arles pour traiter de la doctrine de la prédestination de Lucidus et pour la condamner. Il réunit vingt-neuf évêques de la Gaule. L’année suivante, le concile de Lyon confirme la condamnation de sa doctrine. Ces deux conciles réussissent à apaiser la controverse.

Or, au VIème siècle, Jean Maxence, un des chefs de file des moines scythes, remet en cause la doctrine de Faustus, l’évêque de Retz, et la doctrine des moines de Marseille dans le cadre de sa lutte contre les hérésies nestoriennes et monophysiques. Le Pape Hormisdas ne cède pas à sa demande et rappelle que la doctrine sur la grâce et la liberté doit être prise à partir des écrits de Saint Augustin. Le moine fait appel à Fulgence, évêque de Ruspe, exilé en Sardaigne depuis l’invasion des Vandales en Afrique. Il condamne à son tour les écrits de Faustus de Retz. Puis Saint Césaire d’Arles (470-542) adhère à l’argumentation de Fulgence et réunit les évêques à Orléans pour traiter de la question.

Saint Césaire d'Arles
La fin de la controverse

Présidé par Saint Césaire d’Arles, le concile d’Orléans, en 529, met fin à la controverse sur le rôle de la grâce et du libre arbitre.

Après la condamnation de la doctrine de Pélage sur le péché originel (canon 1 et 2), le concile condamne tout ce qui peut remettre en cause les droits de la grâce dans la foi depuis le commencement jusqu’à la persévérance finale. Il insiste surtout sur le rôle de la grâce prévenante, celle qui précède tout effort de l’homme. Ce n’est pas seulement l’acte proprement dit de foi qui est affaire de la grâce mais encore une introduction et une préparation de cet acte. « Selon les sentences de la Sainte Écriture […]  et les définitions des Saints Pères, nous devons, avec l’aide de Dieu, prêcher et croire que le péché du premier homme a tellement dévié et affaibli le libre arbitre que personne, depuis, ne peut aimer Dieu comme il faut ni croire ni faire le bien pour Dieu si la grâce de miséricorde divine ne l’a prévenu. […] Cette grâce […] ne se trouve pas dans le libre arbitre, mais [...] elle est conférée par la libéralité du Christ »[11].

Mais le concile défend aussi la coopération de l’homme dans l’œuvre de son salut. La priorité absolue de la grâce n’enlève rien à la nécessaire coopération du libre arbitre humain. « Nous croyons aussi, selon la foi catholique, qu’après avoir reçu la grâce par le baptême tous les baptisés peuvent et doivent accomplir, avec l’aide et la coopération du Christ, tout ce qui concerne le salut de leur âme, s’ils veulent fidèlement y travailler. »[12] Il affirme nettement qu’il n’y a aucune prédestination au mal par la puissance divine.

Ainsi « nous confessons et nous croyons aussi pour notre salut que, dans toute bonne œuvre, ce n’est pas nous qui commençons et qui sommes ensuite aidés par la miséricorde de Dieu, mais que c’est lui, sans aucun bon mérite préalable de notre part, qui d’abord nous inspire et la foi et l’amour, pour que nous recherchions fidèlement le sacrement du baptême et qu’après le baptême nous puissions accomplir avec son aide ce qui lui plaît. »[13]

Le Pape Boniface II ((530-532) confirme le concile d’Orange dans sa lettre Per filium nostrum le 25 janvier 531. Il condamne certains évêques des Gaules qui « entendent que la foi par laquelle nous croyons au Christ relève de la nature et non pas de la grâce »[14]. Il confirme alors la doctrine selon laquelle « la foi par laquelle nous croyons en Christ, tous comme tous les biens, sont accordés à chaque homme en raison du don de la grâce d’en haut, et non en raison du pouvoir de la nature humaine. » [15]

Ainsi, l’Église enseigne une nécessaire collaboration de la grâce et de l’ascèse, défendant une doctrine augustinienne équilibrée. Tous, augustiniens ou non, reconnaissent en effet à l’ascèse une fonction majeure dans l’œuvre du salut.

Conclusion

La controverse n’est pas un simple jeu de mots ou de subtilités théologiques. Elle soulève de véritables enjeux. Certains défendent une conception élitiste du salut fondée sur les mérites de l’ascèse tout en prônant de manière paradoxale l’universalité du salut. D’autres s’efforcent de mettre en garde les esprits contre l’orgueil et la supériorité d’une excellence humaine, fût-elle monastique.  

Revenons à Luther, et plus précisément à son expérience monastique. Il a cru que par ses efforts, il pouvait se justifier, voyant finalement dans l’ascèse la source de son salut. Mais, souffrant de son impuissance, il s’est rendu compte de son erreur. Il a alors élaboré sa doctrine de la justification par la foi seule. Et comme les moines de Lérins, il s’est rendu compte qu’elle conduisait à la double prédestination, contredisant l’universalité du salut. Mais esprit aussi entier qu’impétueux, il est passé d’une radicalité à une autre, sans chercher le point d’équilibre que l’Église a pourtant officiellement enseigné depuis le VIème siècle. Que serait-il passé s’il avait compris la véritable doctrine augustinienne de l’Église ?…




Notes et références
[1] Christopher L. Elwood, La théologie ecclésiale de Calvin et le salut de l’être divin,
[2] Né entre 400 et 410, abbé de Lérins puis évêque de Riez. Mort après l’an 485.
[3] Concile d’Arles, Lettre de soumission du prêtre Lucidus, 473, Denzinger 331et 335.
[4] Concile d’Arles, Lettre de soumission du prêtre Lucidus, 473, Denzinger 339.
[5] Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°6 dans Moines et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux, Stéphane Gioanni, dans Médiévales, n°38, 2000, L’invention de l’histoire, www.persee.fr.
[6] Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°3 Moines et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux, Stéphane Gioanni.
[7] Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°8 Moines et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux, Stéphane Gioanni.
[8] Ennode, Lettre II, 19, Auctores Antiquissimi dans Moines et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux, Stéphane Gioanni
[9] Prosper, Epistula Prosperi ad Augustinum, n°3 Moines et évêques en Gaule aux Ve et Vie siècles : la controverse entre Augustin et les moines provinciaux, Stéphane Gioanni.
[10] Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, éditions du Seuil, 2003.
[11] Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 396.
[12] Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 397.
[13] Conclusion de Césaire d’Arles , Concile d’Orange, Denzinger 397.
[14] Boniface II, lettre Per filium nostrum à l’évêque Césaire d’Arles le 25 janvier 531, Denzinger 398.
[15] Boniface II, lettre Per filium nostrum à l’évêque Césaire d’Arles le 25 janvier 531, Denzinger 399.

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