Emporté
par sa démarche logique impitoyable, Calvin défend la doctrine de la double
prédestination, selon laquelle les hommes seraient prédestinés soit à la
béatitude, soit à la damnation. Elle est au cœur du calvinisme. Selon le prétendu réformateur de Genève, l’homme ne participe pas à son salut. Ses œuvres ne seraient donc pas
méritoires contrairement à ce que prétend l’Église catholique. Puisqu’elle se
trompe, Calvin en déduit que l’Église catholique n’est pas l’Église…
La question que soulève Calvin ne date pas du XVIème siècle. Les fondateurs du protestantisme n’ont pas
découvert ce qui leur paraissait être une vérité. L’Église a déjà connu les
idées luthériennes dans la controverse du semi-pélagianisme du Vème siècle, et les idées calvinistes dans le débat qui agite le IXème
siècle. Dans cet article, nous allons rencontrer un prédécesseur de Calvin...
Le
IXème siècle, un temps troublé
En
l’an 800, Charlemagne rétablit l’Empire d’Occident. En 814, à sa mort, l’empire
se disloque. Ses successeurs n’ont ni les qualités ni la force de gouverner un
tel empire. Son successeur direct, Louis le Pieux, est certes un souverain
chrétien, pieux comme un moine, mais à cause de son caractère faible et
indécis, son règne est un des plus agités de l’histoire. Après de nombreuses
révoltes et de multiples traités entre les différents souverains, l’empire est
partagé entre trois royaumes en 843. Alors que les Carolingiens s’affrontent,
ruinant l’unité chrétienne, de nouveaux barbares se jettent sur les terres
européennes, ravageant les campagnes et les villes. En 841, la ville de Rouen
est dévastée par les Normands, puis Nantes, Angers, Tours, et bien d'autres, jusqu’à
Valence. À trois reprises, ils prennent Paris. En 846, les Sarrasins ravagent
Rome et pillent les basiliques de Saint Pierre et de Saint Paul. Pour faire
face aux invasions des Normands, des Slaves et des Sarrasins, et à la violence
qui éclate dans toute l’Europe, la société s’organise. La féodalité se met en
place.
En
ce temps profondément troublé, l’Église doit faire face aux prétentions des
princes qui veulent agir avec les Papes comme des seigneurs envers leurs
vassaux. Les Papes défendent alors la primauté rattachée à leur siège. Le Pape Nicolas
(858-867) en est un des plus fervents défenseurs. Il n’hésite pas non plus à
intervenir dans les controverses qui agitent l’Église, notamment celles
soulevées par un moine : Gottschalk. Ce dernier défend l’idée selon laquelle les
hommes sont voués de toute éternité au salut ou à la damnation. La double
prédestination est en effet déjà l’objet d’une controverse au IXème siècle.
La
double prédestination de Gottschalk (v. 805, v. 868)
Gottschalk
est placé oblat par ses parents au monastère bénédictin de Fulda. Il est consacré à la vie
monastique lorsque Raban-Maur (v. 780-856) le dirige. Mais, il ne supporte pas la vie
stricte et la discipline sévère qui y règnent. En 829, il est délié de ses vœux
par un concile tenu à Mayence. Toutefois, cette décision n’est guère appréciée
par Raban-Maur. Il craint qu'elle remette en cause le développement des monastères. Il
fait alors appel au roi Louis le Pieux qui décide de reporter les décisions du
concile et de le réintégrer dans la vie monacale mais dans un autre monastère,
celui d’Orbais, au sud-ouest d’Épernay, dans l'actuel Marne.
Voyant
dans son destin la main de Dieu, Gottschalk s’est soumis à la décision du roi. Il
pense qu’il n’appartient pas à l’homme de disposer de sa vie et que Dieu le
dirige dans ses moindre détails. S’il doit reprendre l’habit du moine, c’est
que Dieu l’a ainsi ordonné. Cependant, comment en être sûr ? Il éprouve
une véritable inquiétude. Mais, il trouve dans l’étude des œuvres de Saint
Augustin une confirmation de sa théorie. Sa lecture le soulage. Sa vie est
désormais expliquée, les doutes enlevés.
Les
ouvrages de Saint Augustin sur la prédestination ne font pas que le rassurer,
ils l’enthousiasment. Il se décide d’enseigner la doctrine augustinienne, ou au
du moins, comme il la comprend. Sans-doute convaincu qu’il est lui-même
prédestiné à la vie éternelle, il l’enseigne avec témérité et violence. Son
enseignement semble causer quelques scandales. Est-ce pour cette raison qu’il
quitte le monastère et se rend une première fois en Italie en 847 ? C’est
au cours de ce voyage qu’il se fait ordonner prêtre. De retour d’un deuxième
voyage, il rencontre l’évêque de Vérone, Notting, et lui présente sa doctrine
de la double prédestination. Inquiet, l’évêque en parle à Raban-Maur, devenu archevêque de Mayence.
La
doctrine de Gottschalk condamnée
L’ancien
abbé de Fulda répond à Notting par lettre. Il lui montre les dangers de sa
doctrine. Elle engendre le désœuvrement et l’inutilité de la mort de Notre
Seigneur Jésus-Christ pour le salut des hommes comme celle du baptême. Il
défend la volonté libre de l’homme, même s’il a perdu sa pureté originelle. Raban-Maur
écrit alors au comte de Frioul, chez qui Gottschalk, demeure pour lui avertir de
la dangerosité de sa doctrine. « Nous
avons appris que vous avez chez vous je ne sais quel demi-savant qui enseigne
que la prédestination de Dieu impose une telle nécessité que, quand cet homme
voudrait se sauver et s’efforcerait d’opérer son salut par de bonne œuvres et
par une foi orthodoxe, tous ses efforts seraient inutiles, s’il n’était
prédestiné à la vie »[1]. Il
prouve que sa doctrine de double prédestination ne se trouve pas chez Saint
Augustin. Gottschalk est alors chassé d’Italie. Il se rend en Dalmatie et en
Pannonie, où il prêche sa doctrine.
Hincmar (806-882) |
Gottschalk
accuse ensuite Raban-Maur de préférer les idées semi-pélagiennes à celles de
Saint Augustin. Le concile de Mayence finit par le déclarer hérétique et exige
qu’il se rétracte. Il est envoyé à Hincmar, évêque de Reims, pour y être jugé
puisqu’il relève de sa juridiction, étant son métropolitain. Il est par
ailleurs accusé d’être sorti de son monastère sans autorisation. Raban-Maur en informe
Hincmar. « Nous vous écrivons
seulement ces quelques lignes sur sa doctrine, telle qu’il l’a soutenu devant
nous ; vous pourrez vous-même en instruire plus au long par vous-même, en
l’interrogeant, et décider ce qu’il conviendra de faire. »[2]
En
849, le roi Charles le Chauve convoque un concile à Quercy-sur-Oise. Douze
évêques se réunissent parmi lesquels Hincmar de Reims, Wénilon de Sens, Rothad
de Soissons. Est aussi présent Bavon, abbé d’Orbais et supérieur de Gottschalk.
Sa doctrine et ses écrits sont de nouveau condamnés. Ne voulant pas se
rétracter de ses erreurs, il est flagellé. Pour empêcher que ses erreurs se
répandent, il est emprisonné au monastère de Hautvilliers, où il meurt sans
vouloir à aucun moment se rétracter. Hincmar tente de le convaincre de ses
erreurs, enseignant que si Dieu prévoit le bien et le mal, Il ne prédestine que
le bien. La « prescience »
du mal n’engage point le libre arbitre de l’homme.
L’opiniâtreté
de Gottschalk, un héraut de Dieu
Dans
sa cellule, Gottschalk veut se défendre. Il publie une confession de foi, dans
laquelle il invoque d’abord la toute-puissance de Dieu et le néant de l’homme
avant de défendre ses idées à partir de Saint Paul, c’est-à-dire du verset X,
10 de l’Épître aux Romains. Il classe les hommes en deux catégories,
les Saints, c’est-à-dire ceux qui ont à leur tête Jésus-Christ, qui les a
rachetés, et les réprouvés dont Satan est le chef. Comme Dieu ne prédestine que
le bien, les saints sont prédestinés. Quant aux réprouvés, il leur prédestine
le châtiment en prévision des péchés qu’ils commettraient sans les prédestiner
au châtiment. Il semble donc qu’il a modifié sa doctrine en rejetant la double
prédestination comme le souhaitaient ses adversaires.
Mais,
ce n’est qu’une rétractation illusoire. Les mots changent sans que le sens de
la doctrine ne varie. Lorsqu’il justifie sa doctrine, il définit ce qu’il
entend par bien. Il parle soit de la grâce de l’élection, soit de la justice du
châtiment. Gottschalk confond en fait, ou rend équivalentes, la prescience divine
et la prédestination. Les réprouvés sont donc condamnés tant par la prescience
de Dieu que par la prédestination. Il se justifie par des citations des Pères
de l’Église dans le sens d’une justification double. Enfin, dans sa confession,
il affirme qu’elles lui ont été révélées par Dieu et par conséquent, il ne peut
se taire sans encourir la colère divine. Il se considère donc l’apôtre d’une
vérité divine, ce qui explique sa ténacité et sa hardiesse.
La
controverse gagne l’Église
Sa
condamnation et son emprisonnement ne suffisent pas à clore l’affaire. Si au
début, la controverse semble opposer un moine inconnu au puissant évêque de
Reims, elle finit par s’étendre dans toute l’église franque. L’attitude
d’Hincmar, jugée encore odieuse aujourd’hui, soulève surtout de la réprobation.
Certains adversaires d’Hincmar ne soutiennent pas les idées de Gottschalk mais
son sort les émeut. Plusieurs évêques dont Prudence de Troyes, Wenilon, évêque
de Sens, et Rémi, évêque de Lyon, prennent fait et cause pour lui. Hincmar
demande à Raban-Maur de le défendre mais ce dernier, trop âgé, ne veut point
prendre part à la lutte. Il se tourne alors vers Scot Érigène qui en voulant le
défendre envenime la situation. Il écrit un traité dans lequel sont contenues
des idées panthéistes, ce qui ne fait que le nuire.
La
division de l’Église franque
Nous
pouvons distinguer dans la lutte deux phases. D’abord, les théologiens
favorables ou adversaires à la double prédestination luttent par traités
interposés, puisant dans les œuvres patristiques les citations qui justifient
leur position. Puis le combat s’envenime au travers de conciles régionaux.
Le
concile de Paris, en 849, justifie la position de Gottschalk. Il enseigne en
effet qu’il existe deux prédestinations, l’une pour les bons, l’autre pour les
mauvais, cette dernière étant conséquente à la prévision des fautes des damnés.
Ainsi défend-il l’idée selon laquelle Notre Seigneur Jésus-Christ est mort non
pour sauver tous les hommes mais uniquement pour les élus. Il voit dans la
formule « sauver tous les hommes »,
non l’universalité du salut, mais l’origine des élus pris dans toutes les
nations. Enfin, depuis le péché originel, le libre arbitre sans la grâce est
incapable de tout bien.
En
853, Hincmar réunit un concile à Quercy-sur-Loire, qui, contre le concile de
Paris, réaffirme la seule prédestination, celle des bons à la vie éternelle, et
la volonté de Dieu de sauver tous les hommes.
D’autres
conciles, celui de Valence (855), sous la présidence de Rémi de Lyon, et de
Langres (859), répondent au concile de Quercy. Ils réaffirment la double
prédestination, l’une à la vie, l’autre, par l’effet de la prescience divine, à
la mort. Le sang du Christ n’a pas été versé pour les réprouvés.
Un
retour à l’unité et à la paix ?
Enfin,
en 860, un concile se réunit à Tours pour faire cesser la division de l’église
franque. Il réunit trois rois, douze métropolitains et des évêques de quatorze
régions. Il enseigne l’universalité de la grâce, la mort de Jésus-Christ pour
tous les hommes et rejette la prédestination absolue à l’enfer. Mais nul n’est
convaincu tant les canons semblent ambigus.
Dans
une lettre pleine de douceur et d’humilité, loin des passions qui enveniment
les débats, l’évêque Amolon de Lyon s’adresse à Gottschalk et formule les
erreurs qu’il relève de sa doctrine, dont l’inutilité des sacrements pour les
réprouvés et l’impossibilité pour eux de se sauver. Enfin, il lui reproche de
manquer de respect à l’égard des prêtres et des évêques.
Les
véritables enjeux
Dans
la controverse qui divise l’Église franque, il faut distinguer plusieurs
aspects. Les adversaires d’Hincmar veulent surtout défendre
l’enseignement de Saint Augustin souvent mis à mal par une opposition manquant
de mesure. Au travers de Gottschalk, ils veulent en fait défendre la doctrine
augustinienne. La violence et la témérité de Gottschalk,
associées à l’attitude impitoyable d’Hincmar, font l’objet d’opposition dans
les deux camps. Le caractère entier et passionné des deux principaux
protagonistes explique une lutte acharnée qui ne donne finalement aucun
résultat fécond.
Conclusion
Ainsi
dans les controverses que soulèvent les moines de la Gaule du Sud ou du moine
rebelle Gottschalk, nous voyons se lever deux positions doctrinales. La
première s’oppose à l’augustinisme strict, qui remet en cause la vie monastique
et l’ascétisme qui en est le fondement, mais surtout, la doctrine de l’universalité du salut. La
seconde s’oppose à tout retour de l’hérésie pélagienne. On donne à Dieu la
prééminence dans l’œuvre du salut, voire son action absolue, confondant par
ailleurs prescience et prédestination. La lutte entre les deux parties prend
rapidement un caractère passionné et violent en raison même des personnalités
des principaux protagonistes. Le contexte troublé dans lequel évoluent les
acteurs explique peut-être cette radicalité.
Entre
ces deux positions, l’Église choisit l’équilibre. Elle énonce des points à
défendre sur un sujet difficile à traiter tant les esprits ne sont pas matures.
Néanmoins, rejetant toute forme de pélagianisme ou d’augustinisme strict, elle
refuse catégoriquement la double prédestination à la vie et à la mort
éternelle, enseignant la prédestination à la vie et la nécessaire coopération
de l’homme à la grâce. Le temps n’est cependant pas propice pour définir
formellement son enseignement sur le sujet. Le protestantisme en donnera
l’occasion à l’Église.
Notes et références
[1] Hincmar, Lettre au comte Ebrard de Frioul, Patrologie de Migne, tome CXII dans Gottschalk, Moine d’Orbais ou le commencement de la controverse sur la prédestination au IXème siècle, Fédéric-J. Gaudard, thèse de théologie à la faculté de théologie de Paris, 1887.
[1] Hincmar, Lettre au comte Ebrard de Frioul, Patrologie de Migne, tome CXII dans Gottschalk, Moine d’Orbais ou le commencement de la controverse sur la prédestination au IXème siècle, Fédéric-J. Gaudard, thèse de théologie à la faculté de théologie de Paris, 1887.
[2]
Raban-Maur, Lettre à Hincmar, évêque de Reims, dans Histoire littéraire de la France,
2ème édition, 1866, et Patrologie de Migne, tome CXII dans Gottschalk,
Moine d’Orbais, Fédéric-J. Gaudard.
[3] Voir Émeraude, article précédent, "Justification et prédestination : Luther, le Lucidus du XVIème siècle", mai 2017.
[3] Voir Émeraude, article précédent, "Justification et prédestination : Luther, le Lucidus du XVIème siècle", mai 2017.
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