" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 mai 2017

Justification et prédestination : Calvin, le Gottschalk du XVIème siècle ?

Emporté par sa démarche logique impitoyable, Calvin défend la doctrine de la double prédestination, selon laquelle les hommes seraient prédestinés soit à la béatitude, soit à la damnation. Elle est au cœur du calvinisme. Selon le prétendu réformateur de Genève, l’homme ne participe pas à son salut. Ses œuvres ne seraient donc pas méritoires contrairement à ce que prétend l’Église catholique. Puisqu’elle se trompe, Calvin en déduit que l’Église catholique n’est pas l’Église…

La question que soulève Calvin ne date pas du XVIème siècle. Les fondateurs du protestantisme n’ont pas découvert ce qui leur paraissait être une vérité. L’Église a déjà connu les idées luthériennes dans la controverse du semi-pélagianisme du Vème siècle, et les idées calvinistes dans le débat qui agite le IXème siècle. Dans cet article, nous allons rencontrer un prédécesseur de Calvin...

Le IXème siècle, un temps troublé

En l’an 800, Charlemagne rétablit l’Empire d’Occident. En 814, à sa mort, l’empire se disloque. Ses successeurs n’ont ni les qualités ni la force de gouverner un tel empire. Son successeur direct, Louis le Pieux, est certes un souverain chrétien, pieux comme un moine, mais à cause de son caractère faible et indécis, son règne est un des plus agités de l’histoire. Après de nombreuses révoltes et de multiples traités entre les différents souverains, l’empire est partagé entre trois royaumes en 843. Alors que les Carolingiens s’affrontent, ruinant l’unité chrétienne, de nouveaux barbares se jettent sur les terres européennes, ravageant les campagnes et les villes. En 841, la ville de Rouen est dévastée par les Normands, puis Nantes, Angers, Tours, et bien d'autres, jusqu’à Valence. À trois reprises, ils prennent Paris. En 846, les Sarrasins ravagent Rome et pillent les basiliques de Saint Pierre et de Saint Paul. Pour faire face aux invasions des Normands, des Slaves et des Sarrasins, et à la violence qui éclate dans toute l’Europe, la société s’organise. La féodalité se met en place.

En ce temps profondément troublé, l’Église doit faire face aux prétentions des princes qui veulent agir avec les Papes comme des seigneurs envers leurs vassaux. Les Papes défendent alors la primauté rattachée à leur siège. Le Pape Nicolas (858-867) en est un des plus fervents défenseurs. Il n’hésite pas non plus à intervenir dans les controverses qui agitent l’Église, notamment celles soulevées par un moine : Gottschalk. Ce dernier défend l’idée selon laquelle les hommes sont voués de toute éternité au salut ou à la damnation. La double prédestination est en effet déjà l’objet d’une controverse au IXème siècle.

La double prédestination de Gottschalk (v. 805, v. 868)

Gottschalk est placé oblat par ses parents au monastère bénédictin de Fulda. Il est consacré à la vie monastique lorsque Raban-Maur (v. 780-856)  le dirige. Mais, il ne supporte pas la vie stricte et la discipline sévère qui y règnent. En 829, il est délié de ses vœux par un concile tenu à Mayence. Toutefois, cette décision n’est guère appréciée par Raban-Maur. Il craint qu'elle remette en cause le développement des monastères. Il fait alors appel au roi Louis le Pieux qui décide de reporter les décisions du concile et de le réintégrer dans la vie monacale mais dans un autre monastère, celui d’Orbais, au sud-ouest d’Épernay, dans l'actuel Marne.

Voyant dans son destin la main de Dieu, Gottschalk s’est soumis à la décision du roi. Il pense qu’il n’appartient pas à l’homme de disposer de sa vie et que Dieu le dirige dans ses moindre détails. S’il doit reprendre l’habit du moine, c’est que Dieu l’a ainsi ordonné. Cependant, comment en être sûr ? Il éprouve une véritable inquiétude. Mais, il trouve dans l’étude des œuvres de Saint Augustin une confirmation de sa théorie. Sa lecture le soulage. Sa vie est désormais expliquée, les doutes enlevés.

Les ouvrages de Saint Augustin sur la prédestination ne font pas que le rassurer, ils l’enthousiasment. Il se décide d’enseigner la doctrine augustinienne, ou au du moins, comme il la comprend. Sans-doute convaincu qu’il est lui-même prédestiné à la vie éternelle, il l’enseigne avec témérité et violence. Son enseignement semble causer quelques scandales. Est-ce pour cette raison qu’il quitte le monastère et se rend une première fois en Italie en 847 ? C’est au cours de ce voyage qu’il se fait ordonner prêtre. De retour d’un deuxième voyage, il rencontre l’évêque de Vérone, Notting, et lui présente sa doctrine de la double prédestination. Inquiet, l’évêque en parle à Raban-Maur, devenu archevêque de Mayence.

La doctrine de Gottschalk  condamnée

L’ancien abbé de Fulda répond à Notting par lettre. Il lui montre les dangers de sa doctrine. Elle engendre le désœuvrement et l’inutilité de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ pour le salut des hommes comme celle du baptême. Il défend la volonté libre de l’homme, même s’il a perdu sa pureté originelle. Raban-Maur écrit alors au comte de Frioul, chez qui Gottschalk, demeure pour lui avertir de la dangerosité de sa doctrine. « Nous avons appris que vous avez chez vous je ne sais quel demi-savant qui enseigne que la prédestination de Dieu impose une telle nécessité que, quand cet homme voudrait se sauver et s’efforcerait d’opérer son salut par de bonne œuvres et par une foi orthodoxe, tous ses efforts seraient inutiles, s’il n’était prédestiné à la vie »[1]. Il prouve que sa doctrine de double prédestination ne se trouve pas chez Saint Augustin. Gottschalk est alors chassé d’Italie. Il se rend en Dalmatie et en Pannonie, où il prêche sa doctrine.

Hincmar (806-882)
En 848, Gottschalk est à Mayence où s’ouvre un concile sous la présidence de Raban-Maur pour justement juger sa doctrine. Il y participe, professant la doctrine de la double prédestination, celle des bons et des réprouvés. Seuls sont sauvés ceux que Dieu veut. Il défend enfin l’idée que Notre Seigneur Jésus-Christ n'est mort que pour les élus. Toutefois, pour ne pas accuser Dieu d’être l’auteur du péché, il admet que Dieu subordonne la prédestination au mal à la prévision des démérites des damnés

Gottschalk accuse ensuite Raban-Maur de préférer les idées semi-pélagiennes à celles de Saint Augustin. Le concile de Mayence finit par le déclarer hérétique et exige qu’il se rétracte. Il est envoyé à Hincmar, évêque de Reims, pour y être jugé puisqu’il relève de sa juridiction, étant son métropolitain. Il est par ailleurs accusé d’être sorti de son monastère sans autorisation. Raban-Maur en informe Hincmar. « Nous vous écrivons seulement ces quelques lignes sur sa doctrine, telle qu’il l’a soutenu devant nous ; vous pourrez vous-même en instruire plus au long par vous-même, en l’interrogeant, et décider ce qu’il conviendra de faire. »[2]

En 849, le roi Charles le Chauve convoque un concile à Quercy-sur-Oise. Douze évêques se réunissent parmi lesquels Hincmar de Reims, Wénilon de Sens, Rothad de Soissons. Est aussi présent Bavon, abbé d’Orbais et supérieur de Gottschalk. Sa doctrine et ses écrits sont de nouveau condamnés. Ne voulant pas se rétracter de ses erreurs, il est flagellé. Pour empêcher que ses erreurs se répandent, il est emprisonné au monastère de Hautvilliers, où il meurt sans vouloir à aucun moment se rétracter. Hincmar tente de le convaincre de ses erreurs, enseignant que si Dieu prévoit le bien et le mal, Il ne prédestine que le bien. La « prescience » du mal n’engage point le libre arbitre de l’homme.

L’opiniâtreté de Gottschalk, un héraut de Dieu

Dans sa cellule, Gottschalk veut se défendre. Il publie une confession de foi, dans laquelle il invoque d’abord la toute-puissance de Dieu et le néant de l’homme avant de défendre ses idées à partir de Saint Paul, c’est-à-dire du verset X, 10 de l’Épître aux Romains. Il classe les hommes en deux catégories, les Saints, c’est-à-dire ceux qui ont à leur tête Jésus-Christ, qui les a rachetés, et les réprouvés dont Satan est le chef. Comme Dieu ne prédestine que le bien, les saints sont prédestinés. Quant aux réprouvés, il leur prédestine le châtiment en prévision des péchés qu’ils commettraient sans les prédestiner au châtiment. Il semble donc qu’il a modifié sa doctrine en rejetant la double prédestination comme le souhaitaient ses adversaires.

Mais, ce n’est qu’une rétractation illusoire. Les mots changent sans que le sens de la doctrine ne varie. Lorsqu’il justifie sa doctrine, il définit ce qu’il entend par bien. Il parle soit de la grâce de l’élection, soit de la justice du châtiment. Gottschalk confond en fait, ou rend équivalentes, la prescience divine et la prédestination. Les réprouvés sont donc condamnés tant par la prescience de Dieu que par la prédestination. Il se justifie par des citations des Pères de l’Église dans le sens d’une justification double. Enfin, dans sa confession, il affirme qu’elles lui ont été révélées par Dieu et par conséquent, il ne peut se taire sans encourir la colère divine. Il se considère donc l’apôtre d’une vérité divine, ce qui explique sa ténacité et sa hardiesse.

La controverse gagne l’Église

Sa condamnation et son emprisonnement ne suffisent pas à clore l’affaire. Si au début, la controverse semble opposer un moine inconnu au puissant évêque de Reims, elle finit par s’étendre dans toute l’église franqueL’attitude d’Hincmar, jugée encore odieuse aujourd’hui, soulève surtout de la réprobation. Certains adversaires d’Hincmar ne soutiennent pas les idées de Gottschalk mais son sort les émeut. Plusieurs évêques dont Prudence de Troyes, Wenilon, évêque de Sens, et Rémi, évêque de Lyon, prennent fait et cause pour lui. Hincmar demande à Raban-Maur de le défendre mais ce dernier, trop âgé, ne veut point prendre part à la lutte. Il se tourne alors vers Scot Érigène qui en voulant le défendre envenime la situation. Il écrit un traité dans lequel sont contenues des idées panthéistes, ce qui ne fait que le nuire.

La division de l’Église franque

Nous pouvons distinguer dans la lutte deux phases. D’abord, les théologiens favorables ou adversaires à la double prédestination luttent par traités interposés, puisant dans les œuvres patristiques les citations qui justifient leur position. Puis le combat s’envenime au travers de conciles régionaux.

Le concile de Paris, en 849, justifie la position de Gottschalk. Il enseigne en effet qu’il existe deux prédestinations, l’une pour les bons, l’autre pour les mauvais, cette dernière étant conséquente à la prévision des fautes des damnés. Ainsi défend-il l’idée selon laquelle Notre Seigneur Jésus-Christ est mort non pour sauver tous les hommes mais uniquement pour les élus. Il voit dans la formule « sauver tous les hommes », non l’universalité du salut, mais l’origine des élus pris dans toutes les nations. Enfin, depuis le péché originel, le libre arbitre sans la grâce est incapable de tout bien.

En 853, Hincmar réunit un concile à Quercy-sur-Loire, qui, contre le concile de Paris, réaffirme la seule prédestination, celle des bons à la vie éternelle, et la volonté de Dieu de sauver tous les hommes.

D’autres conciles, celui de Valence (855), sous la présidence de Rémi de Lyon, et de Langres (859), répondent au concile de Quercy. Ils réaffirment la double prédestination, l’une à la vie, l’autre, par l’effet de la prescience divine, à la mort. Le sang du Christ n’a pas été versé pour les réprouvés.

Un retour à l’unité et à la paix ?

Enfin, en 860, un concile se réunit à Tours pour faire cesser la division de l’église franque. Il réunit trois rois, douze métropolitains et des évêques de quatorze régions. Il enseigne l’universalité de la grâce, la mort de Jésus-Christ pour tous les hommes et rejette la prédestination absolue à l’enfer. Mais nul n’est convaincu tant les canons semblent ambigus.

Dans une lettre pleine de douceur et d’humilité, loin des passions qui enveniment les débats, l’évêque Amolon de Lyon s’adresse à Gottschalk et formule les erreurs qu’il relève de sa doctrine, dont l’inutilité des sacrements pour les réprouvés et l’impossibilité pour eux de se sauver. Enfin, il lui reproche de manquer de respect à l’égard des prêtres et des évêques.

Les véritables enjeux

Dans la controverse qui divise l’Église franque, il faut distinguer plusieurs aspects. Les adversaires d’Hincmar veulent surtout défendre l’enseignement de Saint Augustin souvent mis à mal par une opposition manquant de mesure. Au travers de Gottschalk, ils veulent en fait défendre la doctrine augustinienne. La violence et la témérité de Gottschalk, associées à l’attitude impitoyable d’Hincmar, font l’objet d’opposition dans les deux camps. Le caractère entier et passionné des deux principaux protagonistes explique une lutte acharnée qui ne donne finalement aucun résultat fécond.

Conclusion

Ainsi dans les controverses que soulèvent les moines de la Gaule du Sud ou du moine rebelle Gottschalk, nous voyons se lever deux positions doctrinales. La première s’oppose à l’augustinisme strict, qui remet en cause la vie monastique et l’ascétisme qui en est le fondement, mais surtout, la doctrine de l’universalité du salut. La seconde s’oppose à tout retour de l’hérésie pélagienne. On donne à Dieu la prééminence dans l’œuvre du salut, voire son action absolue, confondant par ailleurs prescience et prédestination. La lutte entre les deux parties prend rapidement un caractère passionné et violent en raison même des personnalités des principaux protagonistes. Le contexte troublé dans lequel évoluent les acteurs explique peut-être cette radicalité.

Entre ces deux positions, l’Église choisit l’équilibre. Elle énonce des points à défendre sur un sujet difficile à traiter tant les esprits ne sont pas matures. Néanmoins, rejetant toute forme de pélagianisme ou d’augustinisme strict, elle refuse catégoriquement la double prédestination à la vie et à la mort éternelle, enseignant la prédestination à la vie et la nécessaire coopération de l’homme à la grâce. Le temps n’est cependant pas propice pour définir formellement son enseignement sur le sujet. Le protestantisme en donnera l’occasion à l’Église.




Notes et références
[1] Hincmar, Lettre au comte Ebrard de Frioul, Patrologie de Migne, tome CXII dans Gottschalk, Moine d’Orbais ou le commencement de la controverse sur la prédestination au IXème siècle, Fédéric-J. Gaudard, thèse de théologie à la faculté de théologie de Paris, 1887.
[2] Raban-Maur, Lettre à Hincmar, évêque de Reims, dans Histoire littéraire de la France, 2ème édition, 1866, et Patrologie de Migne, tome CXII dans Gottschalk, Moine d’Orbais, Fédéric-J. Gaudard.
[3] Voir Émeraude, article précédent, "Justification et prédestination : Luther, le Lucidus du XVIème siècle", mai 2017.

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