Au
sens de Luther, le libre examen est le principe selon lequel la Sainte Écriture
est intelligible à tout chrétien. Par conséquent, il n’est guère besoin d’une
autorité en matière d’interprétation biblique. Comme la Sainte Écriture est
selon sa doctrine la seule source de vérité, il en conclut qu’il est inutile de
disposer d’une autorité en matière de foi. Sa pensée est encore plus radicale.
« L’évêque, le pape, les lettrés, et
tout homme, ont le pouvoir d’enseigner mais ceux du troupeau doivent juger s’ils
entendent la voix du Christ ou celle d’un étranger. »[1] Un
chrétien est capable par lui-même de juger de la véracité de l’enseignement d’un homme
d’Église.
Fort
de son principe, Luther accuse l’Église catholique d’avoir mis de nombreuses
choses sur le même pied d’égalité avec l’Évangile alors qu’elles ne seraient
que pures inventions humaines. Il remet donc en question de nombreux dogmes et
pratiques au regard de la Sainte Écriture. Il remet notamment en question la
conception traditionnelle de l’Église porteuse et gardienne de la Sainte
Écriture.
Aujourd’hui
encore, de nombreux chrétiens croient sincèrement qu’ils n’ont pas besoin de
l’Église pour lire correctement et bien interpréter la Sainte Écriture, pensant
sans hésitation que le Saint Esprit les éclaire directement. Sans le savoir
peut-être, ils reprennent la doctrine de Luther. « Nous sommes maintenant éclairés sur toutes les vérités de la foi par la
lumière directe du Saint-Esprit »[2],
déclare-t-il à un légat du Pape. Mais ces belles paroles que deviennent-elles
quand elles sont appliquées dans la réalité ?
Or
les faits historiques nous montrent que le Saint Esprit, tel que le conçoit
Luther, ne dirige pas les hommes de la même manière et sur la même voie, allant
même se contredire. Le développement des mouvements protestants montrent en
fait l’inefficacité du libre examen et surtout la folle prétention de ces
innovateurs. La Sainte Écriture n’est pas aussi aisée à saisir tant les interprétations
qui sont issues d’une lecture même sérieuse et attentive s’opposent. La querelle
dite sacramentaire en est un bel exemple. Le Saint Esprit n’éclaire pas tout
homme qui veut…
La
Cène, réalité ou symbole ?
Revenons
au temps où Luther doit se cacher pour éviter les sanctions de la diète de
Worms. En 1521, un de ses disciples, Karstadt, profite de son absence pour imposer une réforme plus
radicale à Wittenberg. Il met notamment en question toute présence réelle du
corps de Notre Seigneur Jésus-Christ dans la Cène. La promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ de nous donner son corps se
rapporte à lui et à son sacrifice sur la croix. Ainsi Karlstad applique ses
paroles à son corps assis parmi ses disciples. Certes, comme
Luther, il défend l’idée qu’il n’y a eu qu’un sacrifice, celui de la Croix,
mais la Cène ne serait qu’un souvenir du Calvaire. De retour à Wittenberg en
1522, Luther le fait chasser de la Saxe. Installé à Strasbourg, il publie des
opuscules sur ce sujet, défendant sa conception de la Cène. Sa doctrine se
répand au point d’inquiéter Luther.
Karlstadt (1486-1541) |
En
1525, Luther publie alors un ouvrage défendant la Présence réelle dans la Cène.
Il réfute les arguments de Karlstadt et railliant l’exégèse aventureux de son
adversaire. Il accuse la « raison du
docteur Karlstadt » et ironise sur sa manie de raisonner. « Comme si nous ne savions pas que la raison
est la prostituée du diable et qu’elle ne peut que blasphémer et souiller tout
ce que Dieu dit et fait ! » [11]
Luther
a accusé Karlstadt d’avoir « le
premier lancé cette opinion »[3].
Pourtant, l’idée de l’interprétation symbolique de la Cène est déjà présente
dans un traité d’un théologien, Wessel Ganfort (vers 1419-1489), qu'on présente souvent comme l'un des précurseurs de la "réforme". Son ouvrage impressionne notamment
Cornelis Henriexs Hoen, Hinne Rode et Georges Sagan, qui à leur tour
développent la thèse et la répandent. Hoen estime que le Christ, en mourant, a
voulu ajouter à sa promesse un gage, comme un époux à son épouse avant de la
quitter. « Celui qui reçoit
l’eucharistie, gage de son époux, qui atteste qu’il se donne à lui, doit croire
fermement que désormais le Christ est à lui, qu’il a été livré pour lui et son
sang versé pour son salut : c’est pourquoi, il détournera son esprit de
tout ce qu’il aimait auparavant, pour ne s’attacher qu’au Christ… Voilà ce que
veut dire : manger le Christ et boire son sang, comme le Sauveur l’a dit
lui-même. »[11] Hoen s’oppose à la doctrine de la présence réelle qu’il
considère comme l’œuvre du diable. Les trois partisans de la foi nouvelle font
part de leurs réflexions à Luther, qui les rejettent sans hésitation. Renvoyés
par ce dernier, ils se rendent alors à Bâle auprès d’Oecolampade puis à Zurich
auprès de Zwingli. Ces chefs de mouvements adhèrent à leur thèse. Ils en
viennent aussi à appuyer Karlstadt tout en trouvant ses arguments faibles. Ils
publient alors des ouvrages contre la Présence réelle en développant d’autres
arguments plus convaincants. Ils défendent surtout l’idée que les mots du
Christ ne sont qu’un trope, c’est-à-dire une figure.
Cependant,
Oecolampade se distingue de Zwingli. Si ce dernier adhère au symbolisme de la
Cène, Oecolampade ne voit pas simplement une commémoration dans la Cène et tend
à défendre l’idée d’une présence spirituelle, d’une communion mystique. Il conçoit
une véritable action divine dans le sacrement.
De
nouveau, toujours avec sa violence accoutumée, Luther s’oppose aux réformateurs
de Zurich et de Bâle, les englobant dans le même esprit que celui de Karlstadt. Il
les appelle désormais les « flagelleurs
du sacrement », « les
blasphémateurs du sacrement » ou plus simplement les « sacramentaires ». Ses amis pressent
alors Luther de réfuter leurs arguments dans un esprit de paix. Mais Luther est
catégorique. « En somme, il faut que
les uns ou les autres soient des ministres de Satan : eux ou nous. Il n’y
a pas de place pour un avis intermédiaire ou pour un milieu. Il faut que chaque
partie confesse ce qu’elle croit. Et, du moment qu’ils sont si assurés, nous
leur demandons qu’ici ils sont en dissentiment formel avec nous […] Que si eux
persistent à dissimuler, il nous incombera de proclamer que nous sommes
étrangers les uns aux autres et que nos esprits sont opposés. […] Nous
embrassons volontiers la paix, mais à condition que notre paix avec Dieu par le
Christ soit sauve. »[4]
Un
conflit sans issue
Revenons
aux luttes que tous les protestants engagent, défendant l’une des trois
conceptions de la Cène : présence réelle, symbolique ou spirituelle. La
question devient l’objet de nombreux traités, chacun apportant des arguments en
faveur de leur doctrine. Comme nous avons désormais l’habitude, les injures se
mêlent aux différentes argumentations. Finalement, au niveau doctrinal, les
traités et contre-traités n’aboutissent à aucun résultat. Pourtant, le récit de
la Cène est capital. Le nombre des traités pour défendre chacune des positions
le démontrent suffisamment.
Un
conflit révélateur des contradictions de la nouvelle foi
D’autre
part, Luther use contre ses adversaires de l’argument des variations. « Il y a trois sectes dans cet erreur sur le
sacrement […] Leurs dissensions prouvent que ce qu’ils enseignent vient de
Satan, car l’Esprit de Dieu n’est pas un Dieu de dissension mais de paix. » [6] Or s’il
existe de véritable divergence sur un texte capital de la Sainte Écriture, cela
signifie que le Saint-Esprit n’éclaire pas tous les esprits. Or comment le
savoir ? La divergence est même l’œuvre de Satan. Il peut donc influencer
dans la lecture de la Sainte Écriture.
Les
arguments de Luther nous intéressent car nous pouvons sans difficulté les retourner contre lui. Il en appelle aussi à l’expérience de la foi pour réfuter
l’enseignement de l’Église et imposer sa doctrine. Il est lui aussi source de
dissension et de querelles. Il en est même le premier à avoir ouvert le chemin
de la révolte. Ce qui est vrai pour ses adversaires deviendrait-il sans intérêt
et inefficace lorsque cela le concerne ? Pour relativiser ses attaques,
Zwingli en vient aussi à reprocher les audaces et les turpitudes de Luther contre des
catholiques tout en dénonçant son hypocrisie. Il « admet beaucoup de choses qu’il reprochait jadis à ses ennemis »[7]…
Une
doctrine bien humaine
En
fait, Luther et Zwingli interprètent les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ selon leur tempérament.
Luther les interprète de manière littérale, Zwingli dans un sens métaphysique.
Cela est compréhensible. Luther tire sa doctrine de son expérience personnelle
comme nous l’avons pu voir au travers de notre étude. De sa relation avec Dieu,
il bâtit son système religieux. Zwingli est plus rationnel. C’est un
intellectuel. Il développe ses idées de manière logique à partir de quelques
principes. Sur le sacrement, l’un raisonne donc en mystique, l’autre en
rationaliste. Le premier sent la présence du Christ, le second y demeure froid.
Leur interprétation dépend donc de leur tempérament et de leur expérience. Que
devient alors le libre-examen qu’ils défendent tant ? Que devient aussi l’intelligibilité
de la Sainte Écriture ?
L’exigence
de la lecture biblique
De
manière inconsciente, Zwingli remet en question la doctrine centrale du
protestantisme en se défendant des attaques de Luther. « Personne n’est si savant qu’il puisse tout
savoir et ne se trompe jamais. » Cela signifie que la lecture et l'interprétation de la Sainte Ecriture s’appuient sur une connaissance et qu’en matière de savoir, l’homme n’est pas parfait. Zwingli
demande alors à Luther de prendre conscience de son ignorance. Il en revient donc
à montrer que l’interprétation de la Sainte Écriture nécessite des
connaissances qui ne sont pas accessibles à Luther et par conséquent à tout
chrétien. Effectivement, nous voyons des protestants user avec habilité de la sémantique pour justifier leurs positions. L’interprétation de la Sainte
Écriture dépendrait-elle du degré de science de chacun ?
Le
politique encore au secours du religieux
Ainsi
les discussions scripturaires ne permettent pas aux chefs réformateurs
d’aboutir à un accord. Le raisonnement et les injures ne suffisent pas à
réconcilier les différents protestants. Une solution sera néanmoins trouver
grâce à la politique. L’une des autorités politiques, Philippe de Hesse, est
soucieux de l’unité des protestants afin
de s’opposer efficacement à l’empereur Charles Quint. En outre, comme le dit
Zwingli, « ne donnons point aux
papistes le temps de respirer notre dissentiment. »[8] La
réconciliation est donc nécessaire afin de concentrer les forces et d’éviter la
raillerie des catholiques.
Sous
l’instigation de Philippe de Hesse, en 1529, les principaux protagonistes sont
réunis à Marbourg dans l’espoir d’aboutir à une entente. Mais les divergences
persistent sur le sujet de la cène. L’année suivante, c’est de nouveau la
rupture. Une autre tentative de réconciliation échoue en 1534. Philippe de
Hesse ne perd pas espoir. En 1536, il réunit de nouveau les principaux chefs de
mouvement à Wittenberg. Un texte est enfin accepté par les luthériens et les
sacramentaires. La concorde de Wittenberg met alors fin officiellement aux
controverses. Ce n’est qu’une réconciliation de façade pour des intérêts
politiques. Un accord est trouvé. Cependant, ne nous trompons point. L’accord
est fait d’équivoques. « L’Eucharistie
est le sacrement du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ, et y participer
est nécessaire à tous les Chrétiens. »[9] Le
premier article du texte est particulièrement intéressant. Il est même symptomatique,
voire ironique. Les théologiens protestants tirent leur confession sur
l’Eucharistie à partir des paroles de Saint Irénée de Lyon, c’est-à-dire d’un
Père de l’Église, confirmant finalement que la Sainte Écriture ne peut être la
seule source de vérité en matière de foi !
Conclusion
La
querelle dite sacramentaire dresse les partisans de Luther à ceux de Zwingli. Ils
se querellent sur les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ instituant l’Eucharistie. Or ces paroles
sont simples, claires et entendues par tous et depuis l’origine de l’Église.
Elles sont au centre de la liturgie depuis des siècles. Jamais le sacrement de
l’Eucharistie n’a été remis en cause. Pourtant, les maîtres de la « réforme » ne parviennent pas à se
mettre d’accord sur le sens de ces paroles. Or n’ont-ils pas tous affirmé et écrit que
la Sainte Écriture était intelligible par tous ? N’ont-ils pas affirmé que
tout chrétien pouvait librement l’interpréter ? Or dans cette histoire,
chaque protagoniste a sa propre façon d’interpréter ce récit fondamental. Les
uns l’entendent de manière littérale, les autres, de manières figurées. Et
certains cherchent une troisième voie ! On en appelle à la raison et au
savoir, à la science et à la Tradition ! Est-ce l’intelligibilité
universelle de la Sainte Écriture ? La lumière directe du Saint Esprit ?
Par
leur désaccord sur un récit fondamental, les protagonistes montrent d’abord que
l’interprétation de la Sainte Écriture n’est pas si simple et nécessite une
certaine science et plus encore une certaine prudence. La lecture des textes
sacrés peut être biaisée par les traductions et l’intention du traducteur comme par le
tempérament et l’expérience, ou l’inexpérience, du lecteur. Le libre examen est
donc une illusion ou encore une folle prétention humaine, et surtout la voie à
l’anarchie, à la confusion. Puis, la Sainte Écriture ne semble pas être suffisante
pour l’entendre comme il se doit. Le recours aux seuls textes sacrés pour
régler ce différend s’est avéré impossible. Les protestants eux-mêmes ont dû user
de la Tradition pour parvenir à un accord. Enfin, sans le soutien insistant de
l’autorité politique, la controverse aurait encore pu durer bien longtemps
semant le désordre et la division au sein du protestantisme. Or, comme l’avoue Luther
lui-même, le désordre et la multitude des opinions sur un sujet si important
sont signes qu’elles proviennent du diable.
« Cette seule dispute renverrait le fondement
commun des deux partis. Ils croyaient pouvoir finir toutes les disputes par
l’Écriture toute seule, et ne voulaient qu’elle pour juge ; et tout le
monde voyait qu’ils disputaient sans fin sur cette Écriture, et encore sur un
passage qui devait être des plus clairs »[10].
Parfois, les simples faits suffisent à réfuter une doctrine …
Notes et références
[1] Martin Luther, dans Protestantisme et libre examen, les étapes et le vocabulaire d’une controverse, Joseph Leclair, dans Recherche de science religieuse, n°3, 1969.
[2] Luther dans Luther et démocratie, Charles Mercier, Revue néo-scolastique de philosophie, année 1936, volume 39, n°51, www.persee.fr.
[3] Luther, lettre du 27 octobre 1525 dans Dictionnaire de Théologie catholique, article "Sacramentaire (controverse)".
[4] Luther, lettre du 5 novembre 1525 aux prédicateurs de Strasbourg dans Dictionnaire de Théologie catholique, article "Sacramentaire (controverse)".
[5] Luther, lettre du 5 novembre 1525 aux prédicateurs de Strasbourg.
[6] Luther, lettre du 5 novembre 1525 aux prédicateurs de Strasbourg.
[7] Zwingli, lettre du 1er avril 1527 à Luther dans Dictionnaire de Théologie catholique, article "Sacramentaire (controverse)".
[8] Zwingli, lettre du 1er avril 1527.
[9] Accord de Wittenberg, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une Révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, V, Fayard, 1955.
[10] Bossuet, Histoire des variations des églises protestantes, Tome I, Livre II, bnf, gallica. Traduction proposée par nous.
[11] Dictionnaire de Théologie catholique, article "Sacramentaire (controverse)", édition Letouzey et Ané, 1902-1950, jesus-maria.com.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire