Les principaux points de
la doctrine de Luther sont apparemment très faciles à comprendre. Ils sont généralement
résumés en une formule simple : « sola
fides, sola gratia, sola scriptura, solus Christus »[1].
Ils se fondent sur l’expérience personnelle de l’homme avec Dieu, c’est-à-dire sur
la rencontre entre l’indignité profonde de l’homme et la toute-puissance du
Très-Haut. Et de là découlent le serf-arbitre, l’inutilité des œuvres dans le
salut, l’inefficacité des sacrements, le libre examen, le sacerdoce universel,
l’illégitimité de la hiérarchie dans l’Église, ... Pourtant, la doctrine de
Luther est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît et elle renferme de
nombreuses contradictions. Après l’avoir définie dans l’article précédent, nous
sommes prêts à en montrer ses failles…
La sécurité de la fausse paix
Revenons au commencement.
Luther est véritablement entré dans l’histoire au moment où il a affiché ses
thèses contre la doctrine des indulgences. Fort de son expérience et de ses
combats intérieurs, Luther remet en question une pratique déjà ancienne de
l’Église catholique. Parmi ses thèses, prenons les deux dernières. Elles
expliquent sa position. « Il faut
exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre le Christ leur chef à travers les
peines, la mort et l’enfer (94). Et à entrer au ciel par beaucoup de
tribulations plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix (95). »[2]
La « sécurité d’une fausse paix », voilà
la source de toute sa colère qui débouchera sur une doctrine. Il accuse
l’Église catholique de tromper les fidèles en les installant dans l’illusion et
le mensonge. S'appuyant sur ses luttes spirituelles passées, il connaît bien
toute la souffrance que peut inspirer la crainte du salut. Combien d’exercices
de mortification a-t-il enduré pour espérer parvenir à cette paix ? Il n’y est
pas parvenu. Profondément conscient de sa misère et de son impuissance, il est
écrasé par la magnificence divine. Lorsque prêtre, il officiait à l’autel, il
ne pouvait poursuivre la messe tant la présence divine l’effrayait.
Revenons donc à son
expérience monastique. C’est dans sa cellule que commença à naître l’erreur. Les
tentations ou épreuves qu’il subit sont pour lui des signes de péché et par
conséquent, il est persuadé qu’il n’est pas agréable à Dieu en dépit de ses
efforts. Dieu lui apparaît comme un Juge terrifiant. Ainsi se font face la
misère humaine, impuissante, et la toute-puissance divine, implacable dans sa
justice. Comment Luther va-t-il se dégager de ce face-à-face implacable ?
L’homme de Luther :
un être corrompu
Selon Luther, l’homme est
toujours à la recherche de lui-même. S’il accomplit de bonnes œuvres, c’est toujours
pour sa propre gloire. Il se prend pour Dieu. Ainsi veut-il établir sa propre
justice. Cette autojustification, que poursuit donc tout homme, est identique à
la recherche de la sécurité. La « sécurité suprême,
voilà la suprême tentation, la richesse suprême, voilà la suprême pauvreté,
voilà la suprême folie. »[3]
Quand il prétend avoir la sécurité, l’homme est dans l’illusion, ou plus
précisément dans l’autosuffisance. La recherche de la sécurité est en fait une
fuite devant la réalité que l’homme n’est que pécheur. Par sa folle prétention,
il pèche mortellement. Le véritable mal est qu’il ne reconnaisse pas qu’il est
pécheur. « On ne doit rien proclamer
ni pratiquer si ce n’est cette vérité que de nous-mêmes nous ne sommes rien et
que nous avons tout uniquement d’en haut. »[4]
Ainsi accuse-t-il cette « fausse
sécurité ».
La chose la plus importante
pour Luther, ce n’est finalement pas le péché en lui-même mais le refus de se
reconnaître comme pécheur. Son regard n’est porté que sur l’homme et non sur la
chose en elle-même. Dans sa cellule monastique, Luther ne cherchait pas à juger
ses actes et à évaluer la gravité ou la nature de ses épreuves. Seul son état
l’intéresse. Par conséquent, la solution qu’il recherche se limite à lui-même. Et
là réside l’erreur.
Le désespoir, porte du
salut ?
Selon Luther, lorsqu’il
prend conscience de son état de pécheur, l’homme est désespéré, mais, dit-il,
« il est certain que l’homme doit de
lui-même entièrement désespérer, afin qu’il devienne capable de recevoir la
grâce du Christ. »[5]
Le péché est donc profitable car il permet à l’homme de reconnaître qu’il n’est
rien. « Que les hommes fassent ce
qu’ils peuvent ou non, ils doivent désespérer d’eux-mêmes et se confier en Dieu
seul, craindre son jugement même pour le bien, espérer sa miséricorde même pour
le mal, en sorte qu’ils ne fassent jamais rien par quoi ils soient assurés, que
nul de leurs péchés ne les mènent au désespoir. »[6]
Mais lorsqu’il connaît le désespoir, l’homme doit choisir entre deux attitudes différentes. Soit il
s’exacerbe dans sa suffisance comme ultime sursaut de sa prétention. Soit il
accepte sa condamnation. Or le salut se trouve dans le second cas. Il faut donc
que l’homme se brise dans son autosuffisance car c’est elle son véritable péché
et sa malédiction. C’est pourquoi Luther refuse tout ce qui favorise
l’autosuffisance, c’est-à-dire tout ce qui permet de faire croire à l’homme qu’il
peut se sauver par ses œuvres.
La certitude de la foi
Luther en déduit que toute
œuvre venant de l’homme est inutile pour se sauver. Inutile donc de faire le
bien. Inutile de voir en lui la moindre cause de son salut. Tout œuvre
provenant de lui n’a aucune valeur pour sa justification. Le mérite ou le
démérite n’ont aucun sens. Une œuvre n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Que
vaut une œuvre humaine devant l’incommensurable gloire divine ? Ainsi
est-il inutile de poursuivre la vaine sécurité. En affirmant que la foi seule
suffit pour se sauver, « je n’ai pas
à me fonder sur ma conscience, sur ma personne, sur mon œuvre, mais sur la
promesse divine, la vérité, qui ne peuvent nous tromper. »[9]
Comme rien ne dépend de nous mais tout de Dieu, nous atteignons la certitude.
Remarquons comme Bossuet
que la démarche que propose Luther est beaucoup plus simpliste que la doctrine
des indulgences. Soyez sûr de votre salut puisque vous croyez en votre salut,
que vous soyez bons ou méchants, honnêtes ou malfaisants ! Cessez donc de
vous inquiéter de la pureté et de l’authenticité de vos actes. Ils n’ont aucun
impact sur votre devenir. En étant seulement habité par la confiance en Dieu,
« l’homme ne se dirige plus
lui-même, il n’a plus de convoitises, rien ne l’afflige plus ; au
contraire, c’est Dieu qui le dirige ; seuls le désir, la joie et la paix
de Dieu existent, avec toutes les autres œuvres et vertus »[10]
Avec une telle doctrine, un moine peut ne plus être tourmenté de scrupules…
La douloureuse question de
la prédestination
Si finalement ses œuvres
n’ont aucune part dans son salut, l’homme n’a plus aucun rôle. Le salut ne
dépend que de Dieu. Il n’y a plus de raison de le gagner. Il est donné. Alors pourquoi
Dieu le donne-t-Il à l’un et non à l’autre ? Pourquoi sauve-t-il l’un et condamne-t-il
l’autre ? Le principe selon laquelle la foi, au sens de confiance, est
seule nécessaire et suffisante pour être sauvé, implique donc deux
choses : l’absence de libre-arbitre en l’homme et la prédestination.
« Depuis l’existence du péché, le libre
arbitre n’est qu’un simple mot, et si l’homme fait ce qui est en lui, il pèche
gravement. »[11]
Quoique qu’il fasse, l’homme n’a en lui que le péché. Il ne peut donc faire
aucun bien pour son salut. Contrairement aux humanistes et à l’Église
catholique, Luther le rabaisse et le méprise. Il ne fait aucunement confiance
en lui. En outre, Luther confond le péché et la concupiscence. La tentation,
c’est-à-dire l’épreuve, est pour lui signe de péché, voire le péché. Qu’importe
alors si l’homme succombe ou non ! L’épreuve n’est donc plus méritoire ou
salutaire.
Nous arrivons aussi naturellement
à la prédestination. Si effectivement, le salut est donné à l’homme quelles que
soient ses actions, nous concluons rapidement à sa prédestination. Dès sa
naissance, l’homme est déterminé au salut ou à la condamnation quelle que soit
son existence ici-bas. Cela renforce encore l’idée de l’inutilité des œuvres.
Puisque tout est écrit d’avance, la recherche du salut est inutile. Ainsi vain est
de poursuivre cette recherche, non seulement parce que la salut ne vient que de
Dieu mais surtout parce que Dieu a tout déterminé. Il serait en effet illusoire
de croire aux bonnes ou mauvaises œuvres puisque nous ne sommes pas
responsables de nos actes. Pourtant, s’il est conscient que la prédestination
est la conclusion logique de ses idées, il l’évoque très peu dans ses ouvrages
ou dans ses discours. Car effectivement, ce sujet est douloureux à traiter.
« La pensée de la prédestination est
un feu inextinguible : plus on tourne et retourne, plus elle nous désespère. »[12]
Que vaut le salut pour un
être sans liberté ?
L’homme ne serait
finalement qu’un serf dans les mains de Dieu. Érasme s’oppose fortement à cette
idée. Le grand humaniste souligne la nouveauté de sa doctrine. Il observe d’une
part que les seuls auteurs que Luther puisse évoquer et dont il peut se
réclamer sont Mani et Wyclif, deux hérétiques. Certes l’Église a condamné le
pélagianisme, qui voit dans l’œuvre la source de notre salut. Luther s’oppose
aussi à l’ockhamisme, dans lequel il a été instruit, qui insiste exagérément sur
la capacité à l’homme à gagner son salut. C’est certainement contre ses maîtres
ockhamistes que Luther s’oppose implicitement, allant jusqu’à sa position
extrême…
Mais si nous ne sommes que
des pots d’argile aux mains de Dieu, Dieu serait-Il responsable du mal que nous
commettons ? Comment pourrons-nous alors aimer un Dieu « qui punit ses méfaits sur des malheureux »[13]
incapables de faire le bien ?… Mais « quel homme faible supporterait encore le combat incessant et pénible contre
sa propre chair ? Quel méchant tendrait encore à améliorer sa vie ? »[14]
C’est briser inévitablement tout désir d’élévation, même spirituelle. C’est
laisser l’homme s’embourber dans sa misère. Comme nous le rappelle Saint
Augustin, nous ne pouvons haïr le méchant et le maudire car justement, il peut
être sauvé à tout moment alors qu’à notre tour, nous pouvons retomber dans le
péché. Il n’y a en fait aucune certitude dans notre devenir ! Tout est
ouvert. Tout est possible. Le premier peut être le dernier, et le dernier, le
premier. La doctrine de Luther va à l’encontre de cette incertitude
fondamentale. Il ne la supporte pas.
Mais imitons Luther qui ne
voit la vérité que dans la Sainte Écriture. Or elle s’exprime clairement contre
sa doctrine. Elle évoque en effet à plusieurs reprises la liberté de choix dans
l’homme. Si Dieu lui propose une alliance, c’est qu’évidemment que l’homme est
capable de l’accepter. Que serait une alliance si l’un des protagonistes n’a ni
pouvoir, ni liberté ? Que devient l’acte fondamental d’Abraham,
c’est-à-dire son obéissance éminente ? À quoi serviraient les appels incessants
à la conversion si finalement dès le début, l’homme ne peut se convertir ?
Pourquoi Notre Seigneur Jésus-Christ aurait-Il envoyé ses apôtres à la recherche
des âmes si elles n’ont aucune part dans leur salut ? Le Verbe a été
envoyé et il n’a pas été reçu, nous dit Saint Jean. Le monde ne l’a pas voulu.
Méditons sur ces seuls mots. Seuls les hommes dotés d’un libre arbitre peut
recevoir ou rejeter.
Pouvons-nous aussi croire
que les prières de la Sainte Écriture ne sont que folles prétentions ?
« Des profondeurs de l’abîme j’ai
crié vers vous, Seigneur ; Seigneur, écoutez ma voix. Que vos oreilles
deviennent attentives à la voix de ma supplication. » (Psaume,
CXXIX, 1-2) À quoi bon en effet d’appeler Dieu si nous sommes déjà prédestinés ?
L’homme commettrait-il un péché par sa prière ? Venant du fond de son âme,
sa prière, attenterait-elle à la dignité de Dieu ? « Exaucez, Seigneur, la voix de ma supplication,
lorsque je vous prie, lorsque j’élève mes mains vers votre temple saint. »
(Psaume
XVII, 2). Écoutons encore l’auteur de cette admirable prière : « Donnez-leur selon leurs œuvres et
selon la méchanceté de leurs inventions. Accordez-leur, insiste-t-il, selon leurs œuvres de leurs mains : rendez-leur
leur salaire » (Psaume, XVII, 4).
Nous comprenons Luther qui
veut défendre les droits de la grâce face aux droits de la liberté humaine, que
certaines doctrines exacerbaient en son temps au détriment de la puissance
divine, mais porté à l’excès, il en arrive à supprimer tout libre-arbitre en
l’homme et à accentuer de manière radicale l’œuvre de la grâce. Notons que les
idées sur la prédestination ne seront finalement pas suivies par les
successeurs de Luther contrairement à Calvin qui en fera le cœur de sa
doctrine…
La réalité du terrain
Le monde des idées est
assez plaisant. Avec suffisamment de logique, nous pouvons échafauder un monde
comme si nous étions ses maîtres sans subir aucun mal. Bien agencées, elles
peuvent ravir les esprits les plus doués. Mais lorsqu’elles finissent par
sortir de ce cadre rassurant pour entrer dans le monde réel, elles dévoilent
leur véritable visage. Luther découvre en effet assez vite que le principe du
salut par la foi seule aboutit en pratique à la fin de toute morale. Qui peut
en être surpris ? Que devient en effet la morale si les méchants
n’obtiennent pas leur salaire ? Que nous voulions ou non, sans la crainte des
châtiments de la justice divine, l’homme succombe facilement aux épreuves. En
outre, s’il est irresponsable de ses actes, puisqu’il ne dispose d’aucune
liberté, il ne luttera pas longtemps contre les tentations. La moralité n’est
donc que mensonge…
La morale, signe de la
foi ?
L’application de sa
doctrine dans la société s’est vite avérée désastreuse. La pensée de Luther sur
la morale va alors évoluer, signe de la fragilité de sa conception religieuse. C’est
bien l’expérience qui guide sa pensée. Il affirme d’abord que les œuvres bonnes
sont la conséquence de la foi. Puisque vous agissez bien, vous disposez de la
foi donc finalement, vous êtes sauvés. Par conséquent, les œuvres bonnes sont
signes de la prédestination. Nous arrivons alors à une belle contradiction,
voire à une subtilité intellectuelle.
Si les bonnes œuvres sont
la preuve que nous sommes sauvés, nous risquons de bien agir pour nous
persuader sans difficulté que nous sommes déjà sauvés. Comme le disait Luther
lui-même, l’homme peut aisément se perdre dans l’illusion pour vivre en
sécurité. L’homme risque de s’illusionner. Il pourrait produire de bonnes
œuvres, non pour la gloire de Dieu, mais pour gagner la paix intérieure. En fin
de compte, concrètement, le fidèle voudra bien agir pour vivre en paix. Quelle
différence avec la doctrine catholique ? Chacun veut suivre les
commandements divins, le catholique pour gagner son paradis, le luthérien pour
croire qu’il a déjà sa place dans le paradis. Dans les deux cas, il y a risque
d’illusion, chacun pouvant chercher à se complaire plutôt qu’à se rendre
agréable à Dieu. Le risque que l’homme corrompe finalement l’œuvre est grand,
que l’œuvre soit salutaire ou non. Le problème ne réside donc pas dans l’œuvre
mais dans l’intention de celui qui agit. Et seul Dieu la connaît dans toute sa vérité.
La doctrine de Luther
butte de nouveau sur une contradiction. L’expérience personnelle est
insuffisante pour être sûr de son salut. L’homme ne doit pas s’appuyer sur
lui-même s’il veut vivre en paix avec Dieu. Il ne peut pas juger par lui-même,
non pas parce que son jugement est fondamentalement corrompu comme l’entend
Luther, mais parce qu’il est corruptible. L’incertitude est ancrée dans
l’humanité. Or Luther en appelle à la confiance, c’est-à-dire finalement en
l’homme comme l’ultime raison de son salut.
Une doctrine sans issue
Selon une version de sa
doctrine, Luther nous dit que si nous sommes sauvés, nous produirons de bonnes
œuvres. Ainsi les œuvres reflètent notre salut. Elles sont signes de la foi. S’il
vit mal, le chrétien saura qu’il n’est pas sauvé. Donc l’œuvre reflète
l’intention divine. Elle n’est donc pas sans intérêt. Mais l’homme est corrompu,
sans aucune liberté, nous répète Luther. Il n’est capable d’aucun bien
salutaire. Il est même incapable de faire tout bien. Il n’est finalement qu’un
instrument de Dieu totalement en ses mains. L’œuvre bonne que réalise le
chrétien ne vient donc pas de lui mais de Dieu. La véritable question que nous
pouvons nous poser est de savoir en quoi une œuvre est bonne.
La richesse ou la réussite
sociale, est-elle une chose bonne ? La prospérité est en effet parfois
considérée par des protestants comme signe de salut. Mais les moyens de
réussite n’ont aucune importance, les œuvres n’ayant aucun rôle dans le salut.
La prospérité acquise par des moyens frauduleux peut-elle être signe
d’élection ? La pauvreté peut alors être signe de malédiction. Il est vrai
que Luther n’aime guère la pauvreté. Il voit dans le mendiant un être
inquiétant, un individu à surveiller, à enfermer. Nous voyons rapidement où
mène une telle doctrine…
Mais revenons à notre
question : qu’est-ce qu’une « œuvre
bonne » ? L’obéissance aux commandements de Dieu est chose bonne,
nous dit la Sainte Écriture. Mais qu’est-ce que l’obéissance pour un être
corrompu, dénué de volonté et de lumière ? C’est un serf, nous répète
Luther contrairement à Érasme qui prône son libre arbitre. Luther nous dit que
les commandements divins ne servent qu’à montrer notre misère et à goûter le
désespoir. Bref, un marché de dupes…
Prenons un exemple
biblique. Balaam, malgré sa volonté, bénit trois fois le peuple de Dieu alors
qu’il devait le maudire selon les vœux du roi de Moab. Est-il sauvé ?
Il accomplit une œuvre bonne car agréable à Dieu mais pourtant plus tard, il
fera l’objet de la malédiction divine. Prenons un autre exemple plus récent,
c’est-à-dire tiré des Évangiles. Une juive atteinte d’une perte de sang depuis
douze ans cherche à toucher la tunique de Notre Seigneur Jésus-Christ pour être
guérie. « Si je touche seulement son
manteau, je serai guéri. » (Matthieu, IX, 20) À peine l’a-t-elle
en effet touché qu’elle est guéri miraculeusement. Et elle sera sauvée. « Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a
guéri. » (Matthieu, IX, 22) Quelle scène extraordinaire !
Notons en passant que
Notre Seigneur Jésus-Christ ne dit pas que sa confiance l’a sauvée mais sa foi.
Il distingue bien la foi et la confiance.
Le fait même de le toucher
n’est pas une chose bonne en soi. D’autres toucheront sa tunique. La foule qui
entoure Notre Seigneur Jésus-Christ le presse de tout côté. Le fait de toucher
est donc inutile en soi. C’est bien la foi de la femme malade qui la sauve mais
une foi qui fait agir la vieille femme. Son action est signe de la foi au sens
où elle la manifeste. Comme le paralytique descendu par le toit ! Sans les
efforts qu’il mène pour le voir, aurait-il eu la bénédiction de Dieu ? L’empressement
de la femme malade comme du paralytique n’est pas une œuvre vaine. Il est riche
d’amour. Il est charité. L’œuvre n’est certes pas suffisante mais elle semble
être nécessaire au salut. Qu’est-ce qu’une foi qui ne produit rien ? Une
foi morte nous dit la Sainte Écriture…
Les seigneurs protestants
tuent sans pitié les paysans révoltés avec la bénédiction de Luther. Est-ce une
bonne chose ? Et la haine de Luther, ses insultes, son intolérance, sont-elles
aussi bonnes ? Si elles le sont, assurément, cela montrera que Luther est sauvé
selon sa propre doctrine. Mais que deviennent les commandements divins ? Inutiles
de les suivre. Si ces choses sont bonnes, il faut aussi les imiter. Si elles ne
le sont pas, pourquoi devrions-nous suivre un homme maudit ?
Qu’est-ce qu’une œuvre
bonne pour un être sans aucune liberté ?
Que montrent finalement
tous ces exemples ? Dire que l’œuvre bonne est signe du salut n’a
simplement aucun sens tant que le sens de « bonne œuvre » n’est pas défini. Or une œuvre est bonne si elle
répond à la volonté de Dieu. La Création est l’œuvre bonne par excellence. Elle
répond à la Parole de Dieu. Mais comment pouvons-nous savoir qu’une œuvre
réponde à la volonté divine ? De
même dans un sacrifice, l’homme fait une offrande à Dieu. Tant qu’elle n’est
pas agréée par Dieu, elle n’a aucune valeur quelles que soient ses prières et
la qualité de l’offrande.
Mais comment pouvons-nous
le savoir ? Par la conscience ? Certes, elle ne ment guère à l’homme coupable
lorsqu’elle n’est pas encore étouffée, mais parfois elle n’est plus audible
tant l’homme peut être conditionné dans le mal. Ou faut-il l’approbation d’un
œil extérieur, d’un jugement plus impartial ? Nous revenons au problème
que nous avons évoqué. L’homme par lui-même, est-il capable de savoir qu’il est
dans le vrai ? En lui, il n’existe pas de point d’appui suffisamment
solide pour lui apporter un jugement serein. La certitude ou la sécurité
spirituelle peut-elle se reposer sur notre seul jugement ? Dans le système
de Luther, qui ne voit en l’homme que corruption, cela n’est guère possible. Pourtant,
la confiance s’appuie sur ce jugement ! Nous sommes de nouveau confrontés
à une contradiction.
Les exercices de
mortification qu’accumule Luther sont-ils des « œuvres bonnes » ? Luther voit leur inutilité puisqu’il
sent encore la concupiscence en lui. La crainte du salut le noue encore. Il
considère alors qu’ils sont vains pour le salut. Il évalue donc l’efficacité de
ses exercices selon son état subjectif, ce qui peut nous surprendre puisque l’homme,
selon Luther, est tellement corrompu qu’il est incapable de savoir s’il fait
une bonne chose. Notons encore : il ne voit en l’homme que corruption mais
chose étrange, il s’appuie sur la subjectivité pour fonder sa doctrine ! L’état
subjectif n’est peut-être en effet qu’illusion et mensonge. La certitude ne
peut s’appuyer que sur l’objectivité.
Une dernière tentative,
une nouvelle absurdité ?
Dans une autre version,
Luther redonne une certaine valeur aux œuvres non en elles-mêmes mais dans
l’intention. Tel est le sens du fameux « Pèche fortement ». Si tu pèches tout en ayant confiance aux
mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ qui viennent couvrir tes péchés,
qu’importent finalement les péchés ! Rappelons ce que nous avons dit au début
de notre article : selon Luther, l’épreuve, c’est-à-dire le péché, permet à
l’homme de tourner son regard vers Dieu. Ainsi plus nous pêchons, plus nous
nous approchons de Lui. Il est vrai que souvent, c’est au fond de l’abîme que
la grâce nous touche. La misère nous épure et enlève toute illusion. Nous
sommes finalement face à nous-mêmes, détournés des biens de ce monde et donc plus
accessibles à l’action divine. Mais encore faut-il que nous tournions notre
regard vers Dieu et que nous acceptions sa grâce…
La proposition de Luther
peut encore aisément être interprétée au sens de l’immoralité. Et nombre de
disciples de Luther, moins subtils que lui, le comprendront aisément en ce
sens. D’où la rapide décadence morale qu’il constatera de lui-même. Nous
revenons donc au problème pratique de la doctrine de Luther.
Cette doctrine est aussi
incompatible avec l’idée selon laquelle les bonnes œuvres seraient signes de la
foi. Si nous péchons en ayant la foi que Dieu me sauvera par les mérites de
Notre Seigneur Jésus-Christ, Luther nous dit que nous sommes sauvés puisque
seule la foi nous sauve, mais qu’est-ce que le péché sinon l’abomination ?
La foi pourrait donc produire des œuvres mauvaises ?
Finalement, Luther
ressemble à ces scientifiques qui face à un problème remettant en cause leur
thèse la complexifie au lieu de remettre en question les principes qui le
fondent. Si dans l’ensemble, elle semble tenir. En fait, elle vacille sous le
nombre des contradictions.
Pauvre homme que celui de
Luther
Revenons une dernière fois
au cœur de la conception religieuse de Luther. L’homme est seul face à Dieu, un
Dieu que Luther conçoit comme un maître froid et implacable devant lequel
l’homme n’est rien. Maudit, il est voué au mal et à l’état de pécheur. Il n’a
rien qui puisse plaire à Dieu. Ainsi Luther ne lui accorde aucune confiance
donc aucune part de mérite. Or il base sa doctrine de justification sur la
confiance, c’est-à-dire sur un état subjectif. Nous revenons à un face à face
entre l’homme et Dieu, le même face à face que Luther a dû connaître dans sa
cellule monastique. Or cette rencontre est biaisée. Elle est bien différente de
celle que décrit la Sainte Écriture. Les récits sacrés parlent d’alliance.
Luther n’y voit que servitude.
Revenons à Érasme qui a
bien compris son erreur. C’est « la
force de volonté qui rend l’homme capable de s’appliquer à ce qui intéresse son
salut ou de s’en détourner. »[15]
Pour répondre à ses critiques, Luther développe sa pensée et réaffirme le
« serf-arbitre »,
c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’homme est totalement impuissant, vicié.
Deux conceptions de l’homme s’affrontent. Dans l’une, tout concourt à
l’édifier, à le soutenir dans ses faiblesses. Elle n’oublie pas ses vertus et à
ses qualités naturelles telles l’intelligence ou la science. L’autre ne lui
donne aucun rôle. Il est totalement corrompu. L’un croit en son libre-arbitre,
l’autre le rejette catégoriquement. Finalement, dans le système de Luther, la grâce
se sert de l’homme comme un instrument d’une manière physique sans l’atteindre
ni l’associer dans une libre décision. Dans ces conditions, qu’est-ce qu’une
bonne œuvre ? Cela n’a plus de sens…
L’homme intérieur contre
l’homme extérieur
Pour fonder sa doctrine,
Luther en appelle à la nature de l’homme, montrant une certaine autonomie entre
l’homme intérieur et l’homme extérieur, les actes du second ne pouvant
influencer le premier, le matériel ne pouvant atteindre le spirituel. Or selon
Luther, la foi doit produire de bonnes œuvres. Donc l’homme intérieur peut
influencer l’homme extérieur et le pousser à de bonnes œuvres. L’œuvre a donc
une valeur dans son intention. Elle reflète l’homme intérieur. Mais le corps
n’a-t-il vraiment aucune influence sur l’âme ? Pour produire de bonnes
œuvres, il doit s’opposer à ses sens, aux tentations, et relever de nombreuses
épreuves. Luther demande même au fidèle de dompter son corps et de l’exercer. C’est
finalement avouer que le corps et l’âme ne sont pas deux êtres autonomes sans
aucune interaction. Comment pouvons-nous comprendre cette nouvelle
contradiction ?
Les contradictions, signes
d’erreurs
À force de parler au gré
des circonstances, Luther en arrive fréquemment à se contredire. Sa doctrine se
développe selon son expérience sans se soucier nullement de ses contradictions.
Elle ne fait que se développer sans revenir en arrière, avançant pas à pas,
sans reculer, ajoutant sans se rétracter. Il défend l’idée de la justification
par la foi seule, ce qui conduit inévitablement à une décadence morale. Pour se défendre, il en appelle à la valeur
des œuvres comme signe ou dans leur intention sans remettre en question sa
théorie…Il en appelle aussi à la nécessité de l’exercice de l’âme sur le corps
après avoir longtemps affirmé que les œuvres n’ont aucune influence sur le
salut. Les propositions s’enchaînent comme une étrange musique qui douce au
départ et mélodieuse par extrait vire en fait à la cacophonie pour celui qui
ose l’entendre toute entière.
L’image de l’homme telle
que décrit Luther est en fait symptomatique. Il exalte la libération de l’homme
intérieur en le séparant de l’homme extérieur. Ainsi il rejette toute
extériorisation de la religion. Vains sont les pèlerinages, les processions,
les statues, les tableaux religieux, etc. Les partisans de Luther le comprennent
vite. Ils détruisent toute trace extérieure de la religion. Seul compte l’homme
intérieur. Mais l’authentique vie spirituelle doit-elle nécessairement se
dissocier des objets de dévotion et de toute œuvre religieuse ? Peut-elle
vivre en se dissociant de l’homme extérieur ? C’est bien méconnaître
l’homme qui a bien souvent besoin du sensible pour soutenir sa vie intérieure.
Certes, la vie extérieure ne
doit pas l’étouffer comme elle l’était sans-doute au XVIème siècle. Le psittacisme
et la superstition sont des maux contre lesquels nous devons continuellement combattre.
Il faut en effet combattre contrairement à ce que suggère Luther. Mais la situation
décadente que connaissent des chrétiens au temps de Luther ne doit pas nous
fait croire que la libération de la vie spirituelle doit passer par une
solution radicale comme le propose Luther, c’est-à-dire par la suppression de
toute œuvre. Il faut parvenir à un équilibre entre les vies intérieure et
extérieure. Mais dans un tempérament tel que celui de Luther, qu’est-ce que
l’équilibre ?
Conclusion
La doctrine de Luther a sa
cause et son développement dans sa propre expérience religieuse. Il y recherche
aussi une solution. À partir d’elle, il bâtit tout un système. La salut ne
dépend pas de nous, comme il nous le dit et répète sans cesse. Or sa doctrine
de justification est imprégnée de subjectivité. Elle est remplie de ce
« nous ». Elle est donc naturellement viciée. En l’appliquant au monde
réel, elle a rapidement démontré toutes ses contradictions par les méfaits
qu’elle produit. Luther s’empresse alors de complexifier sa doctrine sans
changer son principe, ne faisant finalement qu’accentuer le désordre. Ses
disciples et nombre de commentateurs expliquent ses effets désastreux par
l’absence d’organisation, de hiérarchisation et d’encadrement. Il est vrai que
contrairement à Calvin et d’autres « réformateurs »,
Luther ne se soucie guère de ces choses bien terrestres. Ce n’est qu’un
penseur. Nous dirions peut-être aujourd’hui un idéologue. Est-ce un oubli de sa
part ? Évidemment non. Il est bien trop intelligent pour une pareille
négligence. Si Luther avait proposé une église hiérarchisée et structurée, sa
doctrine n’aurait pas survécu. Cela est en effet inimaginable. Car sa
conception de la religion est individualiste. Par ses échecs et ses
contradictions, Luther montre finalement que la foi ne peut vivre sans Église
comme elle ne peut se reposer sur la subjectivité…
[2]
Luther, 94 et 95ème thèse, 31 octobre 1517dans blog.oratoiredulouvre.fr.
[3]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 1, 128 s., dans La
Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[4]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 4, 123, 5 dans La
Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[5]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 56, 157, 1 ss dans La
Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[6]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, commentaire de Timothée I, 61,
30 dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[7]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 6, 209, 27 dans Martin
Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard, Labor et fides,
1991.
[8]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 6, 216, 26 dans Martin
Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[9]
Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 40, 1, 589, 8 ss dans La
Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[10] Luther, Œuvres
complètes dite de Weimar, 6, 248, 12 dans Martin Luther, Un
temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[11] Luther, Œuvres
complètes dite de Weimar, 7, 142, 22 dans Martin Luther, Un
temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[12] Luther dans
L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse :
la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[13]
Érasme, Du Libre arbitre, I b 10 dans Querelle du libre-arbitre,
Mathilde Bernard, 24/12/2014, base-agon.paris-sorbonne.fr.
[14]
Érasme, Du Libre arbitre, dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message,
Marc Lienhard.
[15] Érasme, Dialogue
sur le libre arbitre, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme,
Une
révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap.
V, Fayard, 1955.
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