" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 mars 2017

Dès l'origine, division des protestants : autant d'églises que de chefs

Depuis que des seigneurs luthériens ont protesté contre un décret impérial, le terme de « protestantisme » désigne un ensemble de doctrines et d'églises chrétiennes né au XVIe siècle, séparées de l’Église catholique. Luther en est l’un des premiers grands chefs et penseurs. Mais il n’en est pas le seul. Le luthéranisme n’en est pas en effet le seul composant du protestantisme. Derrière ce terme se cache toute une diversité de pensées et de doctrines. De plusieurs villes comme Zurich, Bâle, Strasbourg, rayonnent un protestantisme au visage plus ou moins différent. Si les différents mouvements protestants sont unis pour protester contre l’Église catholique, les différentes églises qui les composent se divisent, se querellent, s’excommunient mutuellement au point que les protestants eux-mêmes murmurent et s’affligent de leurs dissensions. Dans cet article, nous allons présenter les principaux chefs de la « réforme » au moment où Luther répand sa doctrine…

Ulrich Zwingli (1484-1531)

Pendant qu’en Allemagne, Luther mène son offensive contre l’Église catholique, qu'appuient et soutiennent les princes et les magistrats des villes libres, d’autres réformateurs se sont levés en Europe. En Suisse, Ulrich Zwingli est le principal artisan de la révolution religieuse.

Fils du premier magistrat de la commune de Wildhaus du comté de Toggenbourg, Ulrich Zwingli  suit le cursus normal de l’enseignement de l’époque. Il fait ses humanités à Berne puis à Bâle,puis  se rend à l’université de Vienne pour suivre des cours de philosophie scolastique, laquelle ne lui inspire que de l’aversion, et enfin il étudie la théologie sous la direction de Thomas Wyttenbach (1480/82-1526), qui lui inspire ses idées "réformatrices". Ordonné prêtre en 1506, il étudie avec ardeur les Livres Saints, notamment les épîtres de Saint Paul, en vue de la prédication. Rapidement, il est connu pour ses qualités d’orateur.

Zwingli prend aussi part aux affaires politiques, n’hésitant pas à critiquer les gouvernants dans ses sermons. Il s’oppose notamment à la coutume des capitulations, c’est-à-dire aux conventions par lesquelles les Suisses s’engagent comme soldats au service des puissances étrangères. Après avoir accompagné des mercenaires à titre d’aumônier jusqu’à la défaite de Marignan, son opposition contre les capitulations devient plus ouverte et furieuse. La noblesse helvétique, plus favorable à cette pratique, qui lui permet de toucher de fortes pensions de l’étranger pour la levée de troupe, s’en prend à lui. Zwingli finit par changer de paroisse et se rend à Notre-Dame d’Einsiedeln, haut culte mariale et lieu de pèlerinage. Plusieurs milliers de chrétiens s’y rendent chaque année. Il se met alors à attaquer à la fois le pèlerinage et le culte de la Sainte Vierge. Il remet aussi en question les vœux monastiques et la valeur des messes. En dépit de ses attaques, il obtient en 1518 la chaire de premier prédicateur de la cathédrale de Zurich.

À Zurich, Ulrich Zwingli poursuit ses attaques contre les coutumes religieuses et politiques de son pays. Le premier jour de l’an 1519, il s’en prend violemment contre les abus et sur la réforme de l’Église. Il remet en question la doctrine des indulgences, qu’il considère comme une des « fourberies romaines », l’observation du jeûne et de l’abstinence en temps de Carême. Puis, dans un traité, il demande l’abolition du célibat qu’il avoue lui-même ne pas l’avoir pu observer.

Le développement de la réforme de Zwingli

À la suite de ses prédications contre le jeûne et des vaines protestations de l’évêque de Constance, le Conseil de Zurich organise une grande dispute publique à Zurich en 1523 afin que chacun expose ses doctrines par les seuls arguments de la Sainte Écriture. En présence d’une grande assistance, elle oppose des délégués de l’évêque de Constance et des partisans d’Ulrich Zwingli.

Pour cette rencontre, Zwingli rédige 67 thèses dans lesquelles il s’efforce de démontrer que la Sainte Écriture est la seule règle de la foi, que Jésus-Christ est le seul chef de l’Église, que les Papes et les évêques ont usurpé son autorité, que la messe n’est pas un sacrifice. Il rejette le purgatoire, le culte des saints, l’absolution réservée aux prêtres, toute valeur aux œuvres. Zwingli attribue en outre au Conseil de Zurich des pouvoirs étendus en matière religieuse.

Le Conseil de Zurich déclare vainqueur Zwingli et décide que les prédicateurs ne doivent désormais plus rien prêcher qui ne peut être démontré par l’Écriture. Ils autorisent les moines à sortir de leur couvent.

Suite à des destructions d’image commis par des partisans de Zwingli, une seconde discussion publique a lieu en octobre 1523 pour traiter de la question de la suppression des images et de la messe. Le Conseil de Zurich en conclue par la résolution d’introduire la réforme de Zwingli à Zurich. Ce dernier rédige un plan d’organisation, intitulé Introduction à la doctrine catholique que le Conseil de Zurich applique, y compris dans les campagnes. Il supprime les images, transforme les couvents en écoles et en hôpitaux. La messe est supprimée en 1525. Le gouvernement de l’Église, la législation du mariage, la discipline morale, l’organisation des écoles et des services de charité lui sont remis. Les biens ecclésiastiques sont confisqués. Les monastères sont vidés de gré ou de force. L’exercice du catholicisme est finalement interdit sous peine de condamnation.

La réforme de Zwingli se propage dans les cantons suisses en dépit des résistances. On l’impose à Berne en 1528 de la même manière qu’à Zurich. À Leipzig et à Bade, des colloques sont néanmoins remportés par des catholiques. Une vive animosité dresse les catholiques et les réformateurs les uns contre les autres. Des ligues politiques se forment. Des villes se regroupent en des alliances selon leur confession. À la bataille de Cappel, le 11 octobre 1531, les réformateurs sont battus. Zwingli y trouve la mort.  Après une deuxième victoire, les catholiques concluent avec leurs adversaires un traité leur accordant la paix à condition qu’aucun canton ne soit inquiété pour cause de religion. Le catholicisme est restauré partiellement dans certaines communes. Des abbés retrouvent leur abbaye d’où ils ont été chassés. Mais la Suisse se trouve divisée en deux confessions

Le zwinglisme

Comme Luther, Zwingli pose en principe que la Sainte Écriture est la seule autorité en matière de foi. Chaque fidèle peut l’interpréter suivant les lumières qu’il reçoit du Saint Esprit. Il rejette donc l’autorité des Pères de l’Église et celle des conciles. Ainsi chacun peut forger sa propre théologie. Mais comme nous le constatons lors des colloques, celui qui excelle dans l’art oratoire et donne des gages à l’autorité politique parvient à imposer ses vues puisque c’est bien l’autorité politique qui impose finalement la foi.

Luther a établi sa doctrine à partir de sa conception de l’homme et de Dieu, ou plutôt de son expérience personnelle. Zwingli élabore lui-aussi une nouvelle conception de l’homme et de Dieu mais à partir de principes philosophiques. Pour lui, Dieu est tout l’Être, les créatures, des émanations de sa substance, d’où il suit que l’homme est totalement entre les mains de Dieu et que son sort ne dépend que de la volonté divine. Zwingli défend donc l’idée d’une prédestination absolue.

Zwingli est alors d’une logique implacable, contrairement à Luther. L’homme n’étant pas libre, c’est Dieu qui est auteur de tout ce que fait l’homme, y compris le mal. Cependant, le mal n’est pas un péché pour Dieu puisque pour Dieu, il n’y a pas de loi, donc pas de transgression. Le mal entre dans le plan divin et concourt au bien. Le péché n’est que la manifestation de l’imperfection humaine. Rien ne peut donc l’enlever.

Comme l’homme n’est pas libre, il ne peut être justifié par ses œuvres. Il ne peut être justifié que par la foi seule. Il rejette donc les vœux, la vie monastique, les indulgences, etc. Les sacrements ne sont que des signes d’appartenance à l’Église. Il n’en reconnaît deux : le baptême et la Cène. Le premier est le signe extérieur de l’entrée dans l’Église ; le second, le signe symbolique de l’union du fidèle avec le Christ.

Zwingli rejette toute hiérarchie dans l’Église. Néanmoins, il s’appuie sur l’autorité du conseil de la ville pour le développement de la réforme. Contrairement à Luther qui laisse les seigneurs diriger les communautés chrétiennes par nécessité, Zwingli bâtit une autre Église d’État dont les bourgeois sont les chefs et qu'un conseil contrôle.

Oecolampade (1482-1531) à Bâle

D’une famille bourgeoise aisée de Souabe, prêtre en 1510, Johannes Husschin, ou Huszgen, est un fervent humaniste, connaissant le grec et l’hébreu. Selon la coutume des humanistes, il hellénise son nom et se fait appeler Oecolampade, c’est-à-dire « lumière de la maison ». Il fait notamment la connaissance de Mélanchton et d’Érasme. Ce dernier le prend comme secrétaire en vue de la publication de son Nouveau Testament en grec. Docteur en théologie en 1518, il devient prédicateur à la cathédrale d’Augsbourg et prend position pour Luther. Soudain, surprenant son entourage, il entre dans un monastère des Brigittins près d’Augsbourg en 1520 pour finalement le quitter deux ans plus tard.

Invité par un libraire, Oecolampade arrive à Bâle. C’est une cité des plus florissantes. La majorité du Conseil de la ville et une bonne partie des bourgeois sont déjà acquis aux idées de Luther. Ses ouvrages sont par ailleurs imprimés dans cette ville. Elle est aussi célèbre par son illustre Université dans laquelle Oecolampade enseigne la théologie.

Alors pasteur à l’église Saint Martin, et imitant Zwingli, Oecolampade provoque des disputes publiques ou conférences contradictoires en 1523 et 1524 sur la libre prédication de la Sainte Écriture et le mariage des prêtres. Le conseil de la ville le nomme prédicateur de Saint Martin. À partir de ce moment, sûr du soutien politique, il s’engage dans la voie des innovations liturgiques : baptême et chant des psaumes en allemand, communion sous les deux espèces.

Après sa victoire à la dispute de Berne, en janvier 1528, il accélère ses réformes. Une partie de la population s’attaque alors aux églises, détruisant les images et les statues. Sous la pression populaire, le culte catholique est interdit, le conseil de la ville épuré. Les conseillers catholiques doivent démissionner. Érasme et plusieurs autres humanistes doivent quitter la ville. Oecolampade s’en déclare enchanté. « Douloureux spectacle pour la superstition ! Les papistes en pleureront des larmes de sang… »[1] Le 1er avril 1529, paraît l’ordonnance de réformation, c’est-à-dire la charte de l’Église de Bâle.

Très proche de Zwingli, Oecolampade rejette la Présence réelle et s’oppose aux luthériens, défendant la conception radicalement symbolique. Il s’appuie audacieusement sur les Pères de l’Église. Pourtant, il affirme qu’il ne reconnaît pour règle du jugement que la parole de Dieu. Oecolampade est reconnu par les protestants comme un des exégètes les plus importants de la « réforme ». Enfin, il apparaît comme l’un des chefs protestants les moins violents. Il se montre doux et affable. En 1531, Oecolampade meurt, trois mois après la mort de Zwingli.

Bucer (1491-1551) à Strasbourg

Né en Alsace, Martin Kuhhorn, en grec Bucer, entre au couvent des Dominicains à l’âge de 15 ans, y étudie les humanités et se distingue par son érudition et sa dialectique. Les écrits d’Érasme le séduisent. Mais, après une dispute publique de Luther, à laquelle il assiste en tant qu’auditeur, il adhère rapidement à ses idées. En 1521, il quitte l’ordre des Dominicains, devient chapelain de l’électeur Frédéric puis commensal du comte de Sickingen, l’un des chefs des chevaliers brigands. Son protecteur mort, et chassé par le l’évêque de Spire, il se rend à Strasbourg, où pendant vingt ans, il exercera la charge de pasteur et de théologien, contribuant à sa conversion aux idées de la « réforme ».

La ville de Strasbourg est dirigée par Jacques Sturm (1489-1553). C’est un humaniste gagné à la « réforme ». La ville se montre particulièrement accueillante à toutes les idées religieuses, y compris aux anabaptistes jusqu’à leur bannissement à partir de 1533. Sous l’influence de Matthieu Zell, prêtre à la cathédrale, le mouvement de la « réforme » pénètre à Strasbourg. La cohabitation de plusieurs confessions provoque des troubles. Des prédicateurs évangéliques prennent des initiatives et ferment des couvents. Sturm décide alors que les affaires ayant trait à la religion et aux institutions sont du ressort exclusif des autorités de la ville. Son pouvoir s’étend à l’Église et à la doctrine. En 1529, en tant que représentant de la politique extérieure de la ville, il est un des signataires de la protestation contre le décret impérial. La même année, Strasbourg passe officiellement à la « réforme » en abolissant la messe.

Avec l’aide de Capiton (1478-1541), érudit et converti par Zell, Bucer fait de cette ville un des grands centres du protestantisme. À la défaite de la ligue de Smarlkalde, Strasbourg redevient catholique. Sur la demande de l’évêque, Sturm chasse Bucer qui, appelé par Cranmer, archevêque de Canterbury, introduit le protestantisme en Angleterre. Il y meurt en 1551.

Bucer à la recherche de la réconciliation

Soucieux de l’unité des protestants, Bucer est partagé entre les idées de Luther et de Zwingli. Sur la question de la Cène, il s’efforce de trouver une voie moyenne entre la position de la présence réelle et celle du symbolisme. Il défend une autre idée, celle de la présence spirituelle. En dépit de ses efforts, il ne parvient pas à les réconcilier.

Bucer cherche aussi à rapprocher les protestants et les catholiques, notamment au colloque d’Haguenau en 1540 et à la diète de Ratisbonne en 1541. Il rejette l’absolue justification par la foi à la mode luthérienne et défend l’idée de la nécessité première de la régénération intérieure, de l’effort de soi sur soi. Il semble aussi refuser d’« escamoter la réalité de l’Église au profit de la foi individuelle »[2]. Mais il refuse de souscrire à l’Intérim d’Augsbourg. Ses tentatives de réconciliation échouent.

Pour unir les différentes confessions, Bucer utilise un langage ambigu, parfois obscur. C’est pourquoi Bossuet l’appelle « le grand architecte des subtilités » ou des équivoques affinées. Ses efforts d’unité sont néanmoins vains. Ils lui valent même de sévères critiques, notamment de la part de Luther qui l’accuse de louvoyer sous prétexte d’union.

Sur demande de Jacques Sturm, qui refuse la confession d’Augsbourg, Bucer élabore une confession de foi, qui acceptée en 1530 par les villes de Constance, de Memmingen et de Lindau, est intitulée « tétrapolitaine ». Elle définit la présence spirituelle lors de la Cène. Elle lie davantage l’Église à l’autorité civile.

Conclusion

En 1530, après avoir rompu avec Rome, les protestants se divisent et ne s’entendent guère. Très dépendants du tempérament de leur fondateur et de leur expérience, ils ne parviennent pas à établir durablement une entente. Il y aura autant de confessions de foi que de chefs de file, voire de villes. La doctrine sur la Cène est le point de divergence fondamental.  Nous sommes bien loin de l'unité religieuse ou encore d’une Église une et universelle, marque de vérité et de divinité. « Quand tu abandonnes l'Église en t'éloignant d'elle, pour faire ailleurs ta petite église, est-ce que tu crois que tu vas pouvoir rester debout et vivre encore ?...Pour les chrétiens, il n'y a pas d'autre maison que l'Église une. »[4] 

Il est à noter que leurs méthodes pour imposer la « réforme » sont identiques. La « réforme » s’impose en effet grâce à des disputes publiques, dans lesquelles, il faut l’avouer, les catholiques brillent peu, et l’appui des autorités civiles, Luther par les seigneurs, les autres par les villes libres. Sans la force politique, ils ne peuvent s'imposer. Ils se constituent alors des églises aux mains de ces mêmes autorités. En outre, les églises qui se développent sont très marquées par leurs couleurs nationales, voire régionales. Le patriotisme se mêlera ainsi intimement aux sentiments religieux. Enfin, les différents mouvements s'opposent tous à l'Eglise catholiques, à sa doctrine et à ses pratiques. Ils interdisent la messe et excluent les catholiques.

« Il est de grande importance qu’il ne passe aux siècles à venir aucun soupçon des divisions qui sont parmi nous ; car il est ridicule au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, qu’après avoir rompu avec tout le monde, nous nous accordions si peu entre nous dès le commencement de notre réforme. »[3] Ces mots sont d’un autre chef protestant qui à son tour apportera de la confusion dans ce qui ressemble de plus en plus à une histoire d’hommes et de personnalités. Cet homme, c’est Calvin…




Notes et références
[1] Oecolampade, lettre à Capito dans L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[2] E. Brito, note bibliographique sur Entre la secte et la cité. Le projet d’Église du Réformateur Martin Bucer, Revue théologique de Louvain, année 1985, volume 16, n°3, www.persee.fr.
[3] Calvin dans L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[4] Saint Cyprien, De l'Unité de l'Église, 8.

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