Depuis que des seigneurs luthériens
ont protesté contre un décret impérial, le terme de « protestantisme » désigne un ensemble de doctrines et d'églises chrétiennes né au XVIe siècle,
séparées de l’Église catholique. Luther en est l’un des premiers
grands chefs et penseurs. Mais il n’en est pas le seul. Le luthéranisme n’en
est pas en effet le seul composant du protestantisme. Derrière ce terme se
cache toute une diversité de pensées et de doctrines. De plusieurs villes comme
Zurich, Bâle, Strasbourg, rayonnent un protestantisme au visage plus ou moins
différent. Si les différents mouvements protestants sont unis pour protester
contre l’Église catholique, les différentes églises qui les composent se
divisent, se querellent, s’excommunient mutuellement au point que les
protestants eux-mêmes murmurent et s’affligent de leurs dissensions. Dans
cet article, nous allons présenter les principaux chefs de la « réforme » au moment où Luther
répand sa doctrine…
Ulrich Zwingli (1484-1531)
Pendant qu’en Allemagne,
Luther mène son offensive contre l’Église catholique, qu'appuient et soutiennent les princes
et les magistrats des villes libres, d’autres réformateurs se sont levés en
Europe. En Suisse, Ulrich Zwingli est le principal artisan de la révolution
religieuse.
Fils du premier magistrat
de la commune de Wildhaus du comté de Toggenbourg, Ulrich Zwingli suit le cursus normal de l’enseignement de
l’époque. Il fait ses humanités à Berne puis à Bâle,puis se rend à l’université de
Vienne pour suivre des cours de philosophie scolastique, laquelle ne lui
inspire que de l’aversion, et enfin il étudie la théologie sous la direction de
Thomas Wyttenbach (1480/82-1526),
qui lui inspire ses idées "réformatrices". Ordonné prêtre en 1506, il étudie avec
ardeur les Livres Saints, notamment les épîtres de Saint Paul, en vue de la
prédication. Rapidement, il est connu pour ses qualités d’orateur.
Zwingli prend aussi part
aux affaires politiques, n’hésitant pas à critiquer les gouvernants dans ses
sermons. Il s’oppose notamment à la coutume des capitulations, c’est-à-dire aux
conventions par lesquelles les Suisses s’engagent comme soldats au service des
puissances étrangères. Après avoir accompagné des mercenaires à titre
d’aumônier jusqu’à la défaite de Marignan, son opposition contre les
capitulations devient plus ouverte et furieuse. La noblesse helvétique, plus
favorable à cette pratique, qui lui permet de toucher de fortes pensions de
l’étranger pour la levée de troupe, s’en prend à lui. Zwingli finit par changer
de paroisse et se rend à Notre-Dame d’Einsiedeln, haut culte mariale et lieu de
pèlerinage. Plusieurs milliers de chrétiens s’y rendent chaque année. Il se met
alors à attaquer à la fois le pèlerinage et le culte de la Sainte Vierge. Il
remet aussi en question les vœux monastiques et la valeur des messes. En dépit
de ses attaques, il obtient en 1518 la chaire de premier prédicateur de la
cathédrale de Zurich.
À Zurich, Ulrich Zwingli
poursuit ses attaques contre les coutumes religieuses et politiques de son
pays. Le premier jour de l’an 1519, il s’en prend violemment contre les abus et
sur la réforme de l’Église. Il remet en question la doctrine des indulgences, qu’il
considère comme une des « fourberies
romaines », l’observation du jeûne et de l’abstinence en temps de
Carême. Puis, dans un traité, il demande l’abolition du célibat qu’il avoue
lui-même ne pas l’avoir pu observer.
Le développement de la
réforme de Zwingli
À la suite de ses
prédications contre le jeûne et des vaines protestations de l’évêque de
Constance, le Conseil de Zurich organise une grande dispute publique à Zurich en
1523 afin que chacun expose ses doctrines par les seuls arguments de la Sainte
Écriture. En présence d’une grande assistance, elle oppose des délégués de
l’évêque de Constance et des partisans d’Ulrich Zwingli.
Pour cette rencontre,
Zwingli rédige 67 thèses dans lesquelles il s’efforce de démontrer que la
Sainte Écriture est la seule règle de la foi, que Jésus-Christ est le seul chef
de l’Église, que les Papes et les évêques ont usurpé son autorité, que la messe
n’est pas un sacrifice. Il rejette le purgatoire, le culte des saints,
l’absolution réservée aux prêtres, toute valeur aux œuvres. Zwingli attribue en
outre au Conseil de Zurich des pouvoirs étendus en matière religieuse.
Le Conseil de Zurich
déclare vainqueur Zwingli et décide que les prédicateurs ne doivent désormais
plus rien prêcher qui ne peut être démontré par l’Écriture. Ils autorisent les
moines à sortir de leur couvent.
Suite à des destructions
d’image commis par des partisans de Zwingli, une seconde discussion publique a lieu en
octobre 1523 pour traiter de la question de la suppression des images et de la
messe. Le Conseil de Zurich en conclue par la résolution d’introduire la
réforme de Zwingli à Zurich. Ce dernier rédige un plan d’organisation, intitulé
Introduction
à la doctrine catholique que le Conseil de Zurich applique, y compris
dans les campagnes. Il supprime les images, transforme les couvents en écoles
et en hôpitaux. La messe est supprimée en 1525. Le gouvernement de l’Église, la
législation du mariage, la discipline morale, l’organisation des écoles et des
services de charité lui sont remis. Les biens ecclésiastiques sont confisqués.
Les monastères sont vidés de gré ou de force. L’exercice du catholicisme est
finalement interdit sous peine de condamnation.
La réforme de Zwingli se
propage dans les cantons suisses en dépit des résistances. On l’impose à Berne
en 1528 de la même manière qu’à Zurich. À Leipzig et à Bade, des colloques sont
néanmoins remportés par des catholiques. Une vive animosité dresse les
catholiques et les réformateurs les uns contre les autres. Des ligues
politiques se forment. Des villes se regroupent en des alliances selon leur
confession. À la bataille de Cappel, le 11 octobre 1531, les réformateurs sont
battus. Zwingli y trouve la mort. Après
une deuxième victoire, les catholiques concluent avec leurs adversaires un
traité leur accordant la paix à condition qu’aucun canton ne soit inquiété pour
cause de religion. Le catholicisme est restauré partiellement dans certaines
communes. Des abbés retrouvent leur abbaye d’où ils ont été chassés. Mais la
Suisse se trouve divisée en deux confessions…
Comme Luther, Zwingli pose
en principe que la Sainte Écriture est la seule autorité en matière de foi.
Chaque fidèle peut l’interpréter suivant les lumières qu’il reçoit du Saint
Esprit. Il rejette donc l’autorité des Pères de l’Église et celle des conciles.
Ainsi chacun peut forger sa propre théologie. Mais comme nous le constatons
lors des colloques, celui qui excelle dans l’art oratoire et donne des gages à
l’autorité politique parvient à imposer ses vues puisque c’est bien l’autorité
politique qui impose finalement la foi.
Luther a établi sa
doctrine à partir de sa conception de l’homme et de Dieu, ou plutôt de son
expérience personnelle. Zwingli élabore lui-aussi une nouvelle conception de
l’homme et de Dieu mais à partir de principes philosophiques. Pour lui, Dieu
est tout l’Être, les créatures, des émanations de sa substance, d’où il suit
que l’homme est totalement entre les mains de Dieu et que son sort ne dépend
que de la volonté divine. Zwingli défend donc l’idée d’une prédestination
absolue.
Zwingli est alors d’une
logique implacable, contrairement à Luther. L’homme n’étant pas libre, c’est
Dieu qui est auteur de tout ce que fait l’homme, y compris le mal. Cependant,
le mal n’est pas un péché pour Dieu puisque pour Dieu, il n’y a pas de loi,
donc pas de transgression. Le mal entre dans le plan divin et concourt au bien.
Le péché n’est que la manifestation de l’imperfection humaine. Rien ne peut
donc l’enlever.
Comme l’homme n’est pas
libre, il ne peut être justifié par ses œuvres. Il ne peut être justifié que
par la foi seule. Il rejette donc les vœux, la vie monastique, les indulgences,
etc. Les sacrements ne sont que des signes d’appartenance à l’Église. Il n’en
reconnaît deux : le baptême et la Cène. Le premier est le signe extérieur
de l’entrée dans l’Église ; le second, le signe symbolique de l’union du
fidèle avec le Christ.
Zwingli rejette toute
hiérarchie dans l’Église. Néanmoins, il s’appuie sur l’autorité du conseil de
la ville pour le développement de la réforme. Contrairement à Luther qui laisse
les seigneurs diriger les communautés chrétiennes par nécessité, Zwingli bâtit
une autre Église d’État dont les bourgeois sont les chefs et qu'un conseil
contrôle.
D’une famille bourgeoise
aisée de Souabe, prêtre en 1510, Johannes Husschin, ou Huszgen, est un fervent
humaniste, connaissant le grec et l’hébreu. Selon la coutume des humanistes, il
hellénise son nom et se fait appeler Oecolampade, c’est-à-dire « lumière de la maison ». Il fait
notamment la connaissance de Mélanchton et d’Érasme. Ce dernier le prend comme
secrétaire en vue de la publication de son Nouveau Testament en grec. Docteur
en théologie en 1518, il devient prédicateur à la cathédrale d’Augsbourg et prend
position pour Luther. Soudain, surprenant son entourage, il entre dans un
monastère des Brigittins près d’Augsbourg en 1520 pour finalement le quitter deux
ans plus tard.
Invité par un libraire, Oecolampade
arrive à Bâle. C’est une cité des plus florissantes. La majorité du Conseil de
la ville et une bonne partie des bourgeois sont déjà acquis aux idées de Luther.
Ses ouvrages sont par ailleurs imprimés dans cette ville. Elle est aussi
célèbre par son illustre Université dans laquelle Oecolampade enseigne la
théologie.
Alors pasteur à l’église
Saint Martin, et imitant Zwingli, Oecolampade provoque des disputes publiques
ou conférences contradictoires en 1523 et 1524 sur la libre prédication de la
Sainte Écriture et le mariage des prêtres. Le conseil de la ville le nomme
prédicateur de Saint Martin. À partir de ce moment, sûr du soutien politique,
il s’engage dans la voie des innovations liturgiques : baptême et chant
des psaumes en allemand, communion sous les deux espèces.
Après sa victoire à la
dispute de Berne, en janvier 1528, il accélère ses réformes. Une partie de la
population s’attaque alors aux églises, détruisant les images et les statues.
Sous la pression populaire, le culte catholique est interdit, le conseil de la
ville épuré. Les conseillers catholiques doivent démissionner. Érasme et
plusieurs autres humanistes doivent quitter la ville. Oecolampade s’en déclare
enchanté. « Douloureux spectacle
pour la superstition ! Les papistes en pleureront des larmes de
sang… »[1]
Le 1er avril 1529, paraît l’ordonnance de réformation, c’est-à-dire
la charte de l’Église de Bâle.
Très proche de Zwingli,
Oecolampade rejette la Présence réelle et s’oppose aux luthériens, défendant la
conception radicalement symbolique. Il s’appuie audacieusement sur les Pères de
l’Église. Pourtant, il affirme qu’il ne reconnaît pour règle du jugement
que la parole de Dieu. Oecolampade est reconnu par les protestants comme un des
exégètes les plus importants de la « réforme ». Enfin, il apparaît
comme l’un des chefs protestants les moins violents. Il se montre doux et
affable. En 1531, Oecolampade meurt, trois mois après la mort de Zwingli.
Bucer (1491-1551) à Strasbourg
Né en Alsace,
Martin Kuhhorn, en grec Bucer, entre au couvent des Dominicains à l’âge de 15
ans, y étudie les humanités et se distingue par son érudition et sa
dialectique. Les écrits d’Érasme le séduisent. Mais, après une dispute publique
de Luther, à laquelle il assiste en tant qu’auditeur, il adhère rapidement à
ses idées. En 1521, il quitte l’ordre des Dominicains, devient chapelain de
l’électeur Frédéric puis commensal du comte de Sickingen, l’un des chefs des
chevaliers brigands. Son protecteur mort, et chassé par le l’évêque de Spire, il
se rend à Strasbourg, où pendant vingt ans, il exercera la charge de pasteur et
de théologien, contribuant à sa conversion aux idées de la
« réforme ».
La ville de Strasbourg est
dirigée par Jacques Sturm (1489-1553). C’est un humaniste gagné à la « réforme ». La ville se montre
particulièrement accueillante à toutes les idées religieuses, y compris aux
anabaptistes jusqu’à leur bannissement à partir de 1533. Sous l’influence de
Matthieu Zell, prêtre à la cathédrale, le mouvement de la « réforme » pénètre à Strasbourg. La
cohabitation de plusieurs confessions provoque des troubles. Des prédicateurs
évangéliques prennent des initiatives et ferment des couvents. Sturm décide
alors que les affaires ayant trait à la religion et aux institutions sont du
ressort exclusif des autorités de la ville. Son pouvoir s’étend à l’Église et à
la doctrine. En 1529, en tant que représentant de la politique extérieure de la
ville, il est un des signataires de la protestation contre le décret impérial.
La même année, Strasbourg passe officiellement à la « réforme » en abolissant la messe.
Avec l’aide de Capiton
(1478-1541), érudit et converti par Zell, Bucer fait de cette ville un des grands centres du protestantisme. À la défaite de la ligue de Smarlkalde, Strasbourg redevient
catholique. Sur la demande de l’évêque, Sturm chasse Bucer qui, appelé par
Cranmer, archevêque de Canterbury, introduit le protestantisme en Angleterre.
Il y meurt en 1551.
Bucer à la recherche de la réconciliation
Bucer à la recherche de la réconciliation
Bucer cherche aussi à
rapprocher les protestants et les catholiques, notamment au colloque d’Haguenau
en 1540 et à la diète de Ratisbonne en 1541. Il rejette l’absolue justification
par la foi à la mode luthérienne et défend l’idée de la nécessité première de la
régénération intérieure, de l’effort de soi sur soi. Il semble aussi refuser
d’« escamoter la réalité de l’Église
au profit de la foi individuelle »[2].
Mais il refuse de souscrire à l’Intérim d’Augsbourg. Ses tentatives
de réconciliation échouent.
Pour unir les différentes
confessions, Bucer utilise un langage ambigu, parfois obscur. C’est pourquoi Bossuet
l’appelle « le grand architecte des
subtilités » ou des équivoques affinées. Ses efforts d’unité sont néanmoins vains. Ils
lui valent même de sévères critiques, notamment de la part de Luther qui
l’accuse de louvoyer sous prétexte d’union.
Sur demande de Jacques
Sturm, qui refuse la confession d’Augsbourg, Bucer élabore une confession de
foi, qui acceptée en 1530 par les villes de Constance, de Memmingen et de
Lindau, est intitulée « tétrapolitaine ».
Elle définit la présence spirituelle lors de la Cène. Elle lie davantage
l’Église à l’autorité civile.
Conclusion
En 1530, après avoir rompu
avec Rome, les protestants se divisent et ne s’entendent guère. Très dépendants
du tempérament de leur fondateur et de leur expérience, ils ne parviennent pas
à établir durablement une entente. Il y aura autant de confessions de foi que de
chefs de file, voire de villes. La doctrine sur la Cène est le point de
divergence fondamental. Nous sommes bien loin de l'unité religieuse ou encore d’une Église une et universelle, marque de vérité et de divinité. « Quand tu abandonnes l'Église en
t'éloignant d'elle, pour faire ailleurs ta petite église, est-ce que tu crois
que tu vas pouvoir rester debout et vivre encore ?...Pour les chrétiens, il n'y
a pas d'autre maison que l'Église une. »[4]
Il est à noter que leurs
méthodes pour imposer la « réforme »
sont identiques. La « réforme » s’impose en effet grâce à des disputes publiques, dans lesquelles,
il faut l’avouer, les catholiques brillent peu, et l’appui des autorités
civiles, Luther par les seigneurs, les autres par les villes libres. Sans la
force politique, ils ne peuvent s'imposer. Ils se constituent alors des
églises aux mains de ces mêmes autorités. En outre, les églises qui se développent
sont très marquées par leurs couleurs nationales, voire régionales. Le
patriotisme se mêlera ainsi intimement aux sentiments religieux. Enfin, les différents mouvements s'opposent tous à l'Eglise catholiques, à sa doctrine et à ses pratiques. Ils interdisent la messe et excluent les catholiques.
« Il est de grande importance qu’il ne passe
aux siècles à venir aucun soupçon des divisions qui sont parmi nous ; car
il est ridicule au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, qu’après avoir rompu
avec tout le monde, nous nous accordions si peu entre nous dès le commencement
de notre réforme. »[3]
Ces mots sont d’un autre chef protestant qui à son tour apportera de la
confusion dans ce qui ressemble de plus en plus à une histoire d’hommes et de
personnalités. Cet homme, c’est Calvin…
[1] Oecolampade, lettre à Capito dans L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution protestante : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V.
[2]
E. Brito, note bibliographique sur Entre la secte et la cité. Le projet
d’Église du Réformateur Martin Bucer, Revue théologique de Louvain,
année 1985, volume 16, n°3, www.persee.fr.
[3]
Calvin dans L’Eglise de la Renaissance et de la Réforme, Une
révolution protestante : la réforme protestante, Daniel-Rops,
chap. V.
[4] Saint Cyprien, De l'Unité de l'Église, 8.
[4] Saint Cyprien, De l'Unité de l'Église, 8.
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