" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 2 novembre 2015

Le miracle

L’idée du miracle est souvent remise en cause. Nous avons cité dernièrement quelques critiques provenant de penseurs modernes ou de l’antiquité, ces derniers étant plutôt rares. Or une telle remise en question ne peut nous laisser indifférents. Notre Seigneur Jésus-Christ a en effet accompli de nombreux miracles afin que ses œuvres témoignent de lui, conformément aux Écritures. En outre, que deviendrait le témoignage des Apôtres si les prodiges qu’ils ont accomplis étaient faux ? Enfin, l’Ancien Testament perdrait toute véracité historique. Il est donc indispensable de répondre à leurs critiques. Mais pour cela, faut-il encore savoir ce qu’est réellement un miracle. Tel est le sujet de notre article.
Les définitions du miracle
Revenons sur le terme de « miracle ». Il provient du mot latin « admirari » qui a donné notamment « admirer ». Il traduit la stupeur, l’étonnement. En langue hébreu, la Sainte Écriture use de nombreux termes. Elle utilise le mot « ma’asè » (« ergon » en grec) qui évoque des « grandes choses », de « hauts faits », réellement « admirables ». Elle emploie aussi des termes qui traduisent des « merveilles », des « prodiges » ou des « œuvres de puissance ». Enfin, nous trouvons des expressions qui désignent les miracles comme des « signes » de la puissance divine ou de la réprobation du Tout-Puissant qui intervient pour cautionner, désavouer ou sanctionner ceux qui parlent ou agissent[1]. Nous voyons au travers des termes qui traduisent le « miracle » trois aspects selon des points de vue différents :
  •         le miracle étonne ceux qui en sont les témoins  ;
  •         le miracle est en soi merveilleux ;
  •        le miracle manifeste l'intervention divine.

Nous avons aussi deux autres définitions très proches, celle de Saint Augustin et de celle de Saint Thomas d’Aquin. Selon la première : « quand Dieu fait quelque chose en dehors du cours connu et habituel de la nature, on qualifie cela de haut fait et de merveille. » Selon la seconde : « on a coutume d’appeler miracles les choses que Dieu produit parfois en dehors de l’ordre communément établi dans les choses. »[2] Ces deux définitions mettent l’accent sur la cause du miracle et sur son mode d’action. Elle est divine et hors de l’ordre naturel. La définition de Saint Thomas d’Aquin s’est imposée dans l'Église.
La cause absolument cachée du miracle



Un miracle se manifeste par un « prodige », c’est-à-dire par un fait qui dépasse la mesure. Le fait est considéré comme extraordinaire. Il est en effet au-delà des faits ordinaires que nous avons l’habitude d’observer. Il est bien « en dehors de l’ordre communément établi dans les choses ». C’est pourquoi il nous étonne, nous surprend, voire nous comble de stupeur. Le miracle est « ce qui est par soi le comble de l’étonnement ».
Saint Thomas d’Aquin précise l’origine de cet étonnement. Sa cause ne vient pas de notre ignorance, c’est-à-dire des limites de nos connaissances. Elle n’est pas non plus restreinte à certaines personnes. Un miracle est étonnant pour tous de manière absolue. Il nous étonne car sa cause est absolument cachée. Elle n’est pas de l’ordre de la nature, de « l’ordre de toute la nature créée ».
C’est pourquoi un miracle est dit difficile et insolite. Il est « difficile non pas en raison de l’importance de l’événement mais parce qu’il dépasse le pouvoir de la nature. » Il est insolite non pas parce qu’il est rare mais parce qu’il se produit hors de l’ordre de la nature. « Il surpasse la puissance de la nature, non seulement en raison de la substance même du fait accompli, mais à cause de la manière dont il est produit et de l’ordre de sa réalisation »[3]
Cependant, « il n’y a pas miracle toutes les fois qu’une réalité physique est mue contre son inclination naturelle. » Être hors de l’ordre de la nature ne signifie pas automatiquement être à l’encontre de la nature. « Il y a miracle quand un effet est produit en dehors de l’ordre de la cause propre qui est apte par nature à le produire. »[4] La réalité du miracle se trouve dans la cause qui le produit et non dans la chose en elle-même. Un fait est en fait miraculeux non en lui-même mais parce qu’il est accompli selon un mode qui ne correspond pas à l’ordre naturel.
Un miracle n’est pas simplement un fait inexplicable ou inexpliqué. Il dépasse surtout toutes les forces créées et donc ne peut avoir que Dieu pour auteur. Soit la nature n’est pas capable de le produire. Soit elle ne le puisse de telle manière.
Les vrais et faux miracles
Selon Saint Thomas d’Aquin, « on appelle cependant parfois miracle, au sens large, ce qui dépasse la faculté et la connaissance humaine. »[5] Les limites de l’intelligence et de la connaissance peuvent alors être les causes de l’étonnement. La stupeur ne provient donc pas de la chose en elle-même mais de la faiblesse de celui qui est témoin de la chose. « En effet, déjà quand un homme réalise quelque chose qui est au-dessus du pouvoir et de la science d’un autre, il provoque chez celui-ci l’admiration au point de sembler avoir accompli un miracle. »[6] Un fait peut aussi avoir tous les traits d’un miracle sans l’être. Il peut en effet être l’œuvre d’une illusion, volontaire ou non. La cause provient alors des sens qui se trompent. Ainsi « parmi les miracles, il y en a qui ne sont pas de vrais miracles, mais seulement des faits imaginaires qui mystifient l’homme pour lui faire croire ce qui n’existe pas. D’autres sont des faits réels, mais ils ne méritent pas vraiment le nom de miracles, parce qu’ils sont le produit de certaines causes naturelles. »[7] Un fait n’est donc pas miraculeux en fonction de la qualité de ceux qui en sont témoins.
Saint Thomas d’Aquin distingue aussi le miracle de d’autres faits supposés miraculeux par son but. « Le but des miracles », est « de manifester quelque réalité surnaturelle », et « à ce point de vue, on les appelle généralement des " signes " ; mais à cause de leur excellence, on les nomme " prodiges ", en tant qu’ils produisent quelque chose au loin. »[8] Les vrais miracles ont pour but de rendre accessibles des vérités d’ordre surnaturel auxquelles l’homme doit croire. Dieu les réalise ou le fait réaliser à l’intention des hommes pour leur utilité, soit « pour confirmer la vérité prêchée, soit pour montrer la sainteté d’un homme que Dieu veut proposer en exemple de vertu. »[9] Finalement, « les miracles sont toujours de vrais témoignages de ce qu’ils confirment ».
La multiplication des pains 
Les objections aux miracles
De manière générale, les miracles ne sont pas présentés comme l’entendent Saint Augustin ou Saint Thomas d’Aquin. Ils sont généralement décrits comme étant des dérogations à la loi naturelle ou des faits contre-natures. Cette façon de présenter le miracle a souvent été employée par des chrétiens eux-mêmes. L’aspect dérogatoire est devenu la seule qualité pour caractériser le miracle. « Le miracle proprement dit, un vrai miracle, est une dérogation réelle et visible aux lois de la nature »[10].

Or une telle présentation des miracles pose de sérieuses difficultés. Comment pouvons-nous concilier l’ordre créé par Dieu et la possibilité de déroger à ce qu’Il avait prévu de toute éternité ? Elle est contradictoire avec l’immutabilité de Dieu et remet en question son efficacité. Une dérogation n’est-elle pas la preuve d’une impuissance de sa part ? On accuse la légèreté et l’ignorance de Dieu. Les miracles vus sous cet angle paraissent donc indignes à l’idée de Dieu.
En outre, si le miracle est une exception aux lois naturelles, il faut d’abord les connaître toutes pour pouvoir juger s’il est effectivement une dérogation à une loi. Or nous sommes bien incapables de connaître toutes les lois. Tel était notamment le raisonnement de Rousseau. Par conséquent, il ne serait pas possible de constater un miracle.
Retenons cette objection dont l’erreur provient de la définition même du miracle. Quand Saint Thomas d’Aquin définit le miracle comme étant un fait qui se réalise « en dehors de l’ordre communément établi dans les choses », cela ne signifie pas que le fait est systématiquement une dérogation à une loi naturelle, même dans un cas particulier. Une dérogation à une loi revient à une désobéissance de la loi ou à une exception à la loi si elle est autorisée. Or comment se fait-il que Dieu, créateur de toutes choses et donc des lois naturelles, est cause du miracle ? Il y a une incompatibilité, voire une contre nature.
L’erreur de ces objections réside en partie dans la définition du miracle et dans sa compréhension. Dire qu’un miracle est accompli « en dehors de l’ordre communément établi dans les choses », cela ne signifie pas qu’il est réalisé en supprimant ou en renversant les lois naturelles ou qu’il n’y ait pas d’ordre. Cela signifie simplement qu’il existe un ordre différent de l’ordre naturel, un ordre selon lequel Dieu peut intervenir. Car le caractère essentiel d’un miracle se trouve dans sa cause, c’est-à-dire dans la manifestation claire et sensible d’une intervention divine.
La cause des choses
Compte tenu de notre foi en Dieu Créateur, nous savons que toutes choses proviennent de Dieu. Certes une chose peut être causée par une autre. Ainsi une chose peut être l’effet d’une série de causes successives. Cette série commence par une cause sans cause, c’est-à-dire provient de la volonté divine. Nous disons alors que la volonté de Dieu est principe de toute chose ou encore que Dieu est cause première de tout. Les choses causes d'autres choses sont dites causes secondes.



Les choses sont donc organisées selon une certaine rationalité qui se manifeste dans une série de causes naturelles, sachant que les mêmes causes dans les mêmes circonstances produisent les mêmes effets. C’est pourquoi l’homme doté de raison est capable de connaître les lois naturelles qui régissent notre monde. Sans cette rationalité, la science n’aurait aucun sens. Son objectif réside dans la recherche des causes secondes afin de comprendre leurs effets et de les prévoir. Cette recherche passe notamment par l’observation. L’intuition est aussi une aide précieuse mais insuffisante. Ainsi de manière absolue, nous pouvons connaître les causes naturelles des choses. Mais notre connaissance est limitée par de nombreuses faiblesses. Pire encore, plus nous savons, plus nous mesurons l’abîme de notre ignorance.
Lorsque des choses sont produites selon cet ordre naturel, connu ou inconnu, elles ne sont pas à proprement parler des miracles quel que soit l’étonnement qu’elles peuvent éveiller. « Sont donc dignes d’être appelés miracles au sens propre les choses qui sont divinement produites en dehors de l’ordre communément observé dans les choses. » La volonté de Dieu doit se manifester clairement dans un fait sensible.
Sans l’existence d’un ordre naturel, le miracle n’aurait donc aucun sens. Cela signifie-t-il cependant que le miracle est contraire à cet ordre naturel ? En un mot, que signifie « en dehors de l’ordre communément observé dans les choses. » ?
Le miracle est-il contre nature ?
Dieu a créé les choses non selon une nécessité de nature mais en vertu de sa simple volonté. Dieu agit en effet toujours par volonté et non par nécessité. Toute chose provient de sa volonté. Il ne peut produire quelque chose qui ne soit pas voulu par Lui. Son pouvoir n’est lié ni envers ces choses ni envers l’ordre qu’Il a institué. Aucune chose n’est en effet nécessaire en soi. Dans l’œuvre de la Création et de la Providence, Dieu est parfaitement libre. En conclusion, s’Il a établi un ordre dans les choses, Dieu n’y est pas assujetti. Seules les choses sont liées entre elles par nécessité. 
Or « ce qui agit par volonté peut sur le champ produire sans intermédiaire n’importe quel effet qui n’excède pas son pouvoir. »[11] Dieu, qui agit par volonté et non par nécessité naturelle, peut donc produire sans leurs causes propres les effets produits par des causes intermédiaires. Comment ne pourrait-Il pas le faire puisqu’Il dispose de tous les pouvoirs et qu’Il les a ordonnés selon son intelligence ? La Création elle-même en est la manifestation. N’a-t-Il pas créé le premier de chaque espèce sans passer par les semences ? Ainsi Dieu peut intervenir directement sur une chose sans passer par l’ordre naturel. Il produit un effet sans sa cause propre. Voilà ce que signifie « agir en dehors de l’ordre naturel ».
Ainsi puisque « l’ordre des choses ne procède pas de lui par nécessité naturelle, mais par libre volonté », « il agit parfois en dehors de l’ordre de la nature »[12]. Cette forme d’action divine n’est pas une dérogation à la loi naturelle. Elle est simplement un autre mode d’action de l’intervention divine dans le fonctionnement de sa Création, aussi légitime que l’ordre naturel. Cela nécessite de suspendre le mode naturel sans le changer et de manière circonscrite comme Il a décidé de toute éternité.
Nous comprenons mieux que le miracle n’est pas contre-nature. Au contraire, rien ne manifeste mieux que la nature est soumise à Dieu. Et c’est pourquoi le miracle étonne. Dans le fait miraculeux, la nature semble obéir à celui qui accomplit le miracle. « Dieu agit contre le cours habituel de la nature, mais il ne fait rien qui aille contre sa loi souveraine pas plus que contre lui-même. »[13]
Et comment pouvons-nous croire que ce qui est produit par Dieu dans les choses créées puisse être contre-nature, c’est-à-dire être en contradiction avec ce que Dieu a voulu ? Certes elle nous semble contraire à ce que nous observons régulièrement, c’est-à-dire à un ordre ordinaire de la nature. Dieu agit directement au lieu de passer par les causes secondes qui ne sont pour lui que des instruments. Mais l’effet produit directement ou indirectement par Dieu est celui qu’Il a voulu. Tout demeure conforme à sa volonté.
Dieu peut donc agir en dehors de l’ordre naturel sans aller contre cet ordre puisque toute chose provient de sa volonté divine sans aucune nécessité et que toute chose lui est soumise. Il peut donc agir indirectement sur les choses au moyen des causes secondaires ou directement sur les choses pour produire les mêmes effets. « Il n’est donc pas non plus contraire à la nature que Dieu agisse sur les choses d’une autre manière que ce que veut le cours habituel de la nature. »[14] C’est pourquoi « Dieu, le créateur et fondateur de toutes les natures, ne fait rien de contre-nature, car est naturel à chaque chose ce que fait celui de qui procède toute mesure, nombre et ordre dans la nature. »[15] Le fait d’agir directement sur les choses est même la forme d’action qui manifeste plus la réalité. Le fait qu’elle soit extraordinaire n’est pas un argument suffisant pour lui refuser toute légitimité. Nous ne pouvons pas non plus refuser la réalité des miracles sous prétexte d’une supposée contradiction qui n’existe pas…
Ainsi non seulement le miracle n’est pas incompatible avec l’idée de Dieu mais il en est inéluctablement inséparable. Celui qui croit en Dieu ne peut pas ne pas croire aux miracles. Or nous pouvons en effet constater qu’il existe de nombreux faits considérés à tort autrefois comme des miracles. La véritable question consiste donc à distinguer le vrai du faux miracle.
Il est vrai que certains ne croient pas aux miracles car ils pensent qu’il masque en réalité notre ignorance. Le miracle tel qu’ils entendent est en fait pris au sens large, confondant des notions qui ne sont pas comparables. On compare ainsi les miracles de Notre Seigneur Jésus-Christ avec les prodiges des grands héros grecs ou les histoires fabuleuses des dieux de l’antiquité. L’homme aime le merveilleux et se laisse abuser par des discours qui exaltent l’imagination humaine. Ainsi on confond allégrement les vrais et faux miracles sans essayer de les distinguer.
Enfin, n’oublions pas que les miracles ne suffisent pas pour adhérer à des vérités de foi. Car ce n’est que par la foi que nous pouvons accéder à de telles vérités. L’argument du miracle n’est donc pas absolument convaincant. L’acte de foi est un acte libre qui vient de l’âme toute entière. C’est pourquoi les miracles éclairent les uns mais peuvent aveugler les autres ou les laisser indifférents.
En conclusion, les miracles sont parfaitement compatibles avec l’idée d’un Dieu Créateur et Tout-puissant. Leur réalité ne peut donc a priori être rejetée. Au contraire, si nous la refusons, nous prenons comme hypothèse l’inexistence d’un Dieu Créateur et Tout Puissant. Nous revenons donc à la notion de Dieu. Cependant, il existe une véritable difficulté que nous ne pouvons pas ignorer. Elle réside dans la distinction entre les vrais et les faux miracles. Comment pouvons-nous savoir qu’un fait se réalise hors de l’ordre naturel tout en étant causé par Dieu ? Certains beaux penseurs ne rejettent pas l’idée du miracle mais refusent notre capacité de le constater.




Notes et références
[1] Voir Dictionnaire de la Bible, article « Miracle », André-Marie Gérard, Robert Laffont, 1989.
[2] Saint Thomas d’Aquin, Contre les Gentils, chap. 101.
[3] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 105, article 7.
[4] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 113, article 10.
[5] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 114, article 4.
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 114, article 4.
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 178, article 2.
[8] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 178, article 1.
[9] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, question 178, article 2.
[10]Cardinal Gousset, archevêque de Reims, Théologie dogmatique ou exposition des preuves et des dogmes de la religion catholique, Tome Ier, Chapitre IV, article 3, n°533, 14ème édition, librairie Lecoffre, 1844.
[11] Saint Thomas d’Aquin, Contre les Gentils, Chapitre 99, n°2.
[12] Saint Thomas d’Aquin, Contre les Gentils, Chapitre 99, n°9.
[13] Saint Augustin
[14] Saint Thomas d’Aquin, Contre les Gentils, Chapitre 100, n°6.
[15] Saint Augustin, Contre Faustus, XXVI, 3 cité dans Contre les Gentils, chapitre 100,7.

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