Croire que la science seule apportera la connaissance et le progrès revient à renier à la science sa plus belle vertu, la sagesse, ou encore la connaissance de ses propres limites. Prétendre donc à la suprématie de la science, ce n'est plus de la science, c'est de l'idéologie ou de la folie. Insensé en effet celui qui oublie l'ignorance et les faiblesses inhérentes à l'homme, mais heureuse notre époque qui semble plus sage que celle qui l'a précédée. Les scientifiques savent aujourd'hui que la vérité n'est pas à leur portée ou que leur réponse ne peut qu'être provisoire.
« Notre science n'est pas une connaissance : elle ne peut jamais prétendre avoir atteint la vérité, ni même l'un de ses substituts, telle la probabilité. […] Nous ne savons pas, nous ne pouvons que conjecturer » (Karl Popper, 1).
« La science ne poursuit jamais l'objectif illusoire de rendre nos réponses définitives ou même probables. Elle s'achemine plutôt vers le but infini encore qu'accessible de toujours découvrir des problèmes nouveaux, plus profonds et plus généraux, et de soumettre ses réponses, toujours provisoires, à des tests toujours renouvelés et toujours affinés » (Karl Popper, 1).
La science cherche à comprendre et à fournir des réponses à des questions en sachant bien que les solutions qu'elle trouve ne sont jamais définitives. Mais si elle ne donne pas la vérité, peut-elle s'y approcher par une méthode objective ? Son but est tout autre. Elle explique certains aspects de la réalité en négligeant d'autres aspects. Elle est donc arbitraire. Mais, pouvons-nous néanmoins croire qu'il y a dans la science un certain désintéressement, ce qui lui assurerait l'objectivité de ses travaux et de son savoir, même si elle est arbitraire dans ses choix?
Notre article a pour but de décrire certaines limites de la science, certaines interférences qui lui empêchent d'atteindre son objectivité. Nous tenons à rappeler que nous estimons la science à sa juste valeur et que nous ne souhaitons pas la dévaloriser ou la dénigrer. Elle est une mode de connaissance estimable si nous savons la considérer telle qu'elle est et non telle qu'elle est imaginée...
A la découverte d'hypothèses...
La découverte d'une loi peut apparaître parfois comme le fruit de l'imagination ou du hasard. Selon la légende, Archimède aurait découvert la poussée qui porte son nom en prenant son bain. Néanmoins, comme le souligne Pasteur, « dans le champ de l'observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés » (2). Après de longues recherches et études, le scientifique est en effet prêt à observer et à interpréter le fait. Il y a donc une préparation intellectuelle du scientifique qui l'a formé à recevoir l'hypothèse... Une découverte est néanmoins redevable au génie de son auteur qui a su dépasser la simple constatation d'une observation pour en déduire une explication logique.
Parfois, des chercheurs arrivent à des hypothèses qui ne sont pas prêtes à voir le jour car les esprits ou les avancées scientifiques, technologiques, ne sont pas mûrs pour les prendre en compte. Ainsi, sont-elles délaissées, et un jour peut-être, elles seront reprises et connaîtront le succès. Le chercheur peut aussi les abandonner de lui-même, ne songeant pas à l'enjeu de sa propre découverte jusqu'au jour où un de ses disciples comprend la portée de sa pensée. Le contexte non seulement scientifique mais social, économique, culturel dans lequel évolue le scientifique, sans compter sa propre expérience et son éducation, peuvent donc influencer une théorie...
Dans la plupart du temps, les découvertes se font par tâtonnements et demandent beaucoup de patience et d'imagination. Ainsi que l'a écrit le physicien français Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de Physique 1994, « une découverte, c'est trois mois de théories et quatre ans de pratique » (3).
Ainsi, les théories sont fortement dépendantes du contexte temporel et socio-culturel comme elles sont guidées par l'état de la science de leur temps, et donc des savoirs hérités du passé.
Véracité d'une théorie...
Il ne suffit pas qu'une loi soit découverte pour qu'elle soit acceptée et proclamée. La science est parfois fortement dépendante du conformisme. Elle doit prendre en compte le poids de la tradition et toute forme de discrimination. L'intolérance, le clivage entre science expérimentale et théorique, la logique des pseudo-sciences, la méthodologie et la terminologie sont autant de facteurs de biais qu'il convient de connaître pour bien délimiter l'action de la science.
La vanité scientifique...
Une idée nouvelle n'est pas en effet automatiquement admise par la communauté scientifique. Ainsi que l'a écrit le physicien allemand Max Planck, « une vérité nouvelle en science n'arrive jamais à triompher en convainquant ses adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ses adversaires meurent et qu'une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière » (4).
Mendel |
Ce sont souvent des personnes extérieures à la discipline ou de jeunes recrues occupant un rang plus modeste dans la hiérarchie qui découvrent de nouvelles idées. Les travaux de Mendel (5) par exemple furent ignorés pendant 35 ans car les biologistes considéraient que les expériences d'un ecclésiastique ne pouvaient rien apporter à la science. La théorie de la dérive des continents de Wegener (6) sera rejetée pendant 40 ans car il eut été inconcevable qu'un météorologiste donne son avis en matière de géologie. Par ces exemples et par d'autres encore, nous voyons que des chercheurs font l'objet de la prétention d'autres scientifiques, plus sûrs de leurs connaissances et de leurs compétences que de les voir remettre en cause. L'orgueil humain fait aussi ses ravages dans la science...
La recherche des scientifiques est donc influencée par des facteurs autres que la raison et l'imagination. Elle est fonction d'a priori culturels et sociologiques. Il est bon ton de parler de l'affaire Galilée, mais nous oublions souvent de mentionner les difficultés des scientifiques à faire accepter leurs théories pour des raisons sociales ou idéologiques au sein même du monde de la science.
Le conformisme scientifique ….
Le manque d'échanges entre les chercheurs, la méconnaissance des découvertes réalisées par un groupe ou la compétition entre institutions scientifiques suffissent quelquefois à enrayer un processus de pensée cohérente ou à commettre des erreurs d'appréciation. Le désintéressement n'est pas toujours au cœur des préoccupations...
On reproche au christianisme d'avoir conduit à l'obscurantisme en refusant des théories, mais, ces détracteurs oublient souvent que ce sont en général les détenteurs du savoir qui refusent toute remise en cause de leur domination intellectuelle. Ainsi, aujourd'hui, toute théorie venant apporter des preuves contre le « big bang » est rejetée. Des chercheurs peu conformistes sont même écartés de tout moyen permettant d'approfondir leurs théories. Aucun éditeur ne publiera les recherches d'un scientifique qui est fortement attaqué par la communauté scientifique. Le conformisme est une forte pression interne à ne pas négliger …
Entre théorie et pratique ...
Dans une démarche traditionnelle, le scientifique constate un fait, cherche une réponse au problème posé puis émet une hypothèse qui tente de la vérifier en la confrontant à la réalité par l'expérimentation. L'expérience est elle-même guidée par la théorie. « Les résultats d'observations sont des interprétations faites à la lumière des théories. […] C'est le théoricien qui formule la question et qui montre de la façon la plus précise quelle voie doit suivre l'expérimentateur» (7). Mais, le scientifique peut suivre une autre démarche.
Einstein témoigne du rapport qui existe entre l'expérience et la théorie : « Newton écrit-il, croyait que les concepts fondamentaux et les lois de son système pouvaient être dérivés de l'expérience. [Mais] toute tentative pour réduire logiquement les concepts et postulats fondamentaux à partir d'expériences élémentaires est vouée à l'échec. […] La base axiomatique de la physique théorique […] doit être librement inventée »(8). Par exemple, la géométrie non euclidienne a été développée selon une très grande liberté, sans se soumettre à l'évidence. La théorie de la relativité est un autre exemple de science détachée de l'expérience. Or, ces théories, qui se sont difficilement imposées, ont permis à la science de se développer et de répondre à des questions bien concrètes.
Selon la méthode employée, le problème à éluder est différemment abordé. L'historien des sciences Lewis Pyenson considère que cette distinction entre théorie et pratique représente une réelle différence dans la façon dont chaque groupe de scientifiques conçoit même les problèmes. Le théoricien considère son problème phénoménologique comme établi. Il analyse donc le phénomène par le biais de tout l'arsenal de règles mathématiques. Le praticien par contre transforme son problème de façon à l'adapter à l'outil mathématique. Il est donc fortement dépendant des outils dont il dispose. Selon les époques, l'une des démarches domine sur l'autre. Tout dépend parfois du contexte socio-économique dans lesquelles elles se déroulent.
Double dépendance de la science
Dans son livre La structure des révolutions scientifiques (9), T. Kuhn développe l'idée que chaque science travaille dans un cadre intellectuel propre, un modèle qui organise sa manière d'appréhender le réel. L'activité du scientifique serait "contrôlée" par deux situations : l'époque à laquelle prend naissance la théorie et l'appartenance du chercheur à tel ou tel groupe.
On ne peut donc réellement soutenir que le scientifique est indépendant de toute influence, de toute subjectivité, ou plus exactement son avis est circonstancié, tributaire d'un jugement de valeurs ou de définitions. Puisque la science est affaire d'hommes et de femmes appartenant à une société, pensant, éprouvant des sentiments, croyant en certains dogmes, ce sont les règles de cette communauté qui déterminent finalement la science normale et orientent son avenir.
Les connaissances que nous pouvons acquérir sont en outre limitées par la vigueur de notre esprit, fortement influencée par notre éducation et par le contexte. La structure de la pensée est gouvernée par des idées prélogiques qui nécessairement influencent sur l'orientation des recherches et des hypothèses, sur l'observation et l'interprétation.
Limites de l'expérience...
L'attitude scientifique se traduit par le besoin de s'informer, par l'esprit d'analyse. Cet esprit est critique. Il doute du savoir et procède par approximations. Dès lors, les lois que pose le chercheur doivent être vérifiées et les résultats reproductibles. Le progrès ne sera possible qu'une fois ses travaux soumis à l'évaluation par ses paires. Si les scientifiques estiment que la théorie mérite d'être soutenue, elle pourra éventuellement donner naissance à un nouveau concept.
Prenons un exemple. Si en appliquant une théorie, on peut prédire un évènement, deux cas peuvent se produire : soit l’évènement se produit, soit il ne se produit pas. Si l'événement ne se produit pas, on peut dire que la théorie est fausse bien que le théoricien puisse éventuellement bricoler une explication pour sauver temporairement sa théorie. Mais si l’évènement se produit comme prévu, la théorie est confirmée mais rien ne permet de conclure que la théorie est vraie. Aucune théorie ne peut donc être vérifiée. Il est alors impossible de démontrer leur véracité. On ne peut qu'améliorer leur vraisemblance. Finalement, ce n'est que l'illusion du savoir.
« La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pieux sont enfoncés dans le marécage, mais pas jusqu'à la rencontre de quelque base naturelle ou "données" et, lorsque nous cessons d'essayer de les enfoncer davantage, ce n'est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu'ils sont assez solides pour supporter l'édifice, du moins provisoirement » (Einstein, 1922).
Une réalité scientifique...
Comme nous l'avons précisé dans un précédent article, la science possède quelques propriétés dont la reproductibilité des faits. D'où vient cette propriété fondamentale ? Car « elle résulte de la nature du fait scientifique, qui le distingue du fait ordinaire » (10). Un fait est en effet scientifique quand le scientifique isole le phénomène à étudier. Il n'est pas naturel, il est expérimental. Contrairement au fait ordinaire, il n'a pas d'aspects historiques. De même, quand un scientifique parle d'une réalité, il traite d'une réalité non naturelle, mais scientifique. Car il ne peut prendre en compte l'individualité d'une chose naturelle, beaucoup trop complexe à étudier tant ces composantes varient selon les circonstances.
De plus, le fait ou la réalité scientifique sont précis et doivent être mesurables avec la plus grande rigueur. Cette réalité est donc perçue en fonction des instruments de mesures disponibles et de leur précision. Une théorie peut ainsi s'effondrer par la précision apportée par de nouveaux outils de mesures.
La question de la mesure est fondamentale. Jusqu'à une certaine échelle, l'observation et la mesure sont indépendantes du fait observé. Nous pouvons ainsi mesurer avec rigueur la distance parcourue par une pomme quand elle tombe d'un arbre et le temps de sa chute. En outre, nos outils ne modifient pas la trajectoire du fruit. Mais, le fait observé est-il toujours indépendant de l'observation ? Ce n'est pas en effet le cas en microphysique. Car ce qui permet l'observation, c'est-à-dire la lumière (le photon), modifie l'énergie et la position des particules (électron) que nous voulons observer. Plus nous voulons préciser sa position, plus nous la modifions. Ainsi, sommes-nous incapables de la déterminer. Nous parlons alors d'incertitude, et donc de probabilités. Par l'observation, le scientifique peut donc agir sur l'objet observé. Cette influence est perceptible à partir d'une certaine dimension.
Les éléments scientifiques sont donc abstraits des réalités naturelles puisqu'il est impossible d'expérimenter des faits réels dans des conditions précises, c'est-à-dire mesurables, ou plus exactement, ils ne peuvent pas être mesurés sous toutes ses composantes et sous toutes les forces agissantes. « Le vol capricieux d'un papillon peut agir sur l'état météorologique dans un an » (11). Cette réalité scientifique est donc simplifiée, en quelques sortes purifiée.
Ainsi, le scientifique élabore un fait scientifique pour que la question soit nette et précise, et qu'il puisse avoir une réponse claire et permanente, reproductible dans les mêmes conditions expérimentales. La réponse n'est pas la réalité mais une « réalité » scientifique. Il est donc important de savoir dans une théorie la distance qui sépare le « réel » scientifique et le réel naturel...
La loi scientifique est donc une sorte d'abstraction de la réalité. Elle n'atteint pas la nature profonde de la réalité. Alors, pourquoi cherchons-nous à établir des théories ? Car nous voulons rassembler et unifier notre savoir pour tenter peut-être de chercher le « pourquoi » des choses. Nous pouvons alors penser que le scientifique cherche à établir des théories car il est convaincu que le monde est établi par des règles, qu'il tente donc de rechercher et de formuler. « Il faut croire à la science, c'est-à-dire au déterminisme » (12). Ce présupposé est fort. Il n'est évidemment pas scientifique. Nous sommes véritablement dans un domaine de croyance. Le déterminisme est le principe premier sur lequel repose la science... Certains scientifiques propose alors « se dégager de cette foi aveugle dans les théories qui n'est au fond qu'une superstition scientifique » (13). N'allons pas jusque là. Sachons simplement reconnaître que la science se repose fondamentalement sur une « foi ».
« Sans la croyance qu'il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, il ne pourrait y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l'éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l'harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s'opposent à notre compréhension » (14).
La science est donc limitée par nos faiblesses et par notre nature. Elle tente de construire une réalité, bien différente de la réalité naturelle. Cette construction est influencée par des forces si peu scientifiques (contexte socio-culturel, économique et technologique, idéologie, conformisme scientifique).
Aujourd'hui, plus consciente de ses limites et de sa raison d'être, la science a appris qu'elle ne pouvait prétendre à la vérité mais qu'elle pouvait proposer des réponses raisonnables, toujours améliorables. Elle ne se considère donc plus comme le dépositaire de la vérité...
Fondée en outre sur une croyance fondamentale, non scientifique, qu'est le déterminisme, peut-elle encore s'opposer à la foi par principe et refuser de la considérer comme un mode de connaissance légitime ?
Peut-elle alors au moins l'entendre ?...
Références
1 Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, 1973, 30, p107. Karl Popper est un des plus influents philosophes des sciences du XXème siècle.
2 Louis Pasteur (1822-1895), microbiologiste français, discours prononcé à Douai, le 7 décembre 1854, à l'occasion de l'installation de la Faculté des Lettres de Douai et de la Faculté des sciences de Lille.
3 Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007), physicien français, Les objets fragiles, Plon, 1994, cité dans l'article La philosophie des sciences, www.astrosurf.com. Ce site est une source d'informations intéressantes sur les sciences.
4 Max Planck (1858-1947), un des fondateurs de la mécanique quantique, dans Autobiographie scientifique, Flammarion Champs, 1994, cité dans l'article La philosophie des sciences, www.astrosurf.com.
5 Johann Gregor Mendel (1822-1884), moine dans le monastère de brno en Moravie, botaniste. Il a posé les bases théorique de la génétique et de l'hérédité moderne.
6 Alfred Lothar Wegener (1880-1930), astronome et climatologue allemand, connu pour sa théorie des dérives des continents.
7 A. Einstein (1879-1955), fondateur de la relativité, prix Nobel de physique en 1921, Ideas and opinions, Souvenir Press, 1973, cité dans l'article Mathématiques, www.astrosurf.com.
8 Einstein, cité dans l'article Les dérives de la science, www.astrosurf.com.
9 T.Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1962/1983, La tension essentielle : tradition et changement dans les sciences, Gallimard-nrf, 1990.
10 Louis Millet, La Science aujourd'hui, Action familiale et scolaire
11 Propos du météorologiste Lorenz, rapportés par Ivar Ikeland, Le calcul, l'imprévu, figures du temps, de Képler à Thom, cité dans La Science Aujourd'hui.
12 Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.
13 Claude Bernard, ibid
14 Einstein et Infeld, L'Evolution des idées en physiques des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, cité dans La Science Aujourd'hui.
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