" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 16 janvier 2012

Antonin ARTAUD : le théâtre de la cruauté


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Les articles précédents indiquaient le danger que pouvaient présenter la pièce intitulée Sur le Concept du visage du Fils de Dieu de Roméo Castellucci. Ils étaient le fruit d'une profonde réflexion, fortement inspirée de critiques, d'entretiens et d'extraits que nous pouvions découvrir sur Internet. Ces réflexions sont désormais, et hélas, réconfortées au sens où elles peuvent maintenant s'appuyer sur une doctrine claire, celle d'un artiste aujourd'hui disparu, un des maîtres à penser de Roméo Castellucci et de ses compères, et de tout un mouvement qui influence actuellement le théâtre moderne. Ce maître est Antonin Artaud (1896-1948). Sa théorie a pour nom théâtre de la cruauté . Elle est tirée de l'essai intitulé Le Théâtre et son double (1935). 


« Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est possible. Dans l'état de dégénérescence où nous sommes, c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits » (Antonin Artaud). 

Tout est résumé dans cette phrase. Selon Antonin Artaud, la société est décadente et nécessite une régénération. La première guerre mondiale manifeste pour lui la faillite de cette société. C'est par les sens qu'il veut introduire sa révolution, sa « métaphysique ». Il comprend que par l'art, il peut arriver à changer l'homme. 

Antonin Artaud a fait parti du mouvement surréaliste du début du XXème siècle avant de le quitter rapidement pour deux raisons. André Breton, l'auteur du Manifeste du surréalisme, cherche la beauté et l'émerveillement dans la vie. Antonin Artaud la méprise. Le deuxième point d'achoppement est le mode d'action pour parvenir à la révolution. Antonin Artaud refuse en effet l'adhésion du mouvement au parti communiste français. La révolution doit être spirituelle et non politique. Constatant la « dégénérescence » de la société, il veut atteindre les hommes au fond de leur conscience ou de leur âme. Et pour cela, il passera par l'art … 

 « Si nous faisons du théâtre, ce n'est pas pour jouer des pièces mais pour arriver à ce que tout ce qu'il y a d'obscur dans l'esprit, d'enfoui, d'irrévélé se manifeste en une sorte de projection matérielle » (Antonin Artaud). 

Antonin Artaud cherche à rendre saisissable ce qu'il croît être le fond de l'homme. Et pour saisir l'insaisissable, il n'est pas besoin de parole. Elle est inutile et fausse même la pensée. Il veut pénétrer directement dans le subconscient par l'image, le sens, l'odeur, par une mise en scène qui devient le véritable langage du théâtre. Il rejette aussi le texte écrit, c'est-à-dire tout langage articulée. Car il voit une distorsion entre la réalité telle qu'elle est et la réalité telle qu'elle exprimée par le langage. Il refuse aussi toute manière de penser qu'il veut dépasser car elle méprise la pensée elle-même. Antonin Artaud veut donc s'adresser aux sens du spectateur et plus seulement aux esprits. « La foule pense d'abord par ses sens … Il est absurde de s'adresser d'abord à son entendement » (Antonin Artaud). 

Le metteur en scène propose aux spectateurs une série de tableaux qui sont autant de paraboles, d'énigmes offertes aux sens. Il ne s'agit plus pour eux de regarder et de suivre le déroulement d'une histoire, mais d'accepter de se laisser traverser par des sons, des images, des cris qui l'interpellent. « L'art pose des problèmes et ne les résout pas, c'est une question et non une clé. Bien sûr, le rapport avec la vérité ne cesse d'être présent, mais caché, voilé, masqué » (Antonin Artaud). 

Il donne à son « art » la mission de rendre aux hommes la vie et le corps que les religions veulent le déposséder. C'est ce qu'il appelle « le désenvoûtement poétique ». La poésie doit permettre de sortir de tous les « délires de la masse », dont la religion. Il veut lutter contre l'empoisonnement généralisé de l'humanité par la religion et les croyances sociales. Elle a donc un rôle politique. Il est à noter qu'Antonin Artaud a, par son éducation religieuse chez les pères maristes, une forte connaissance de la théologie catholique que l'on retrouve dans ses œuvres. 

Il veut aussi rendre la cruauté saisissable, et d'une manière très vive, pour faire réagir le public. Il refuse sa passivité. Il le baigne ainsi dans un « bain constant de lumière, d'images, de mouvements et de bruits » et cherche à créer chez le spectateur un état de peur. L'auteur attend de la mise en scène qu'elle produise un choc d'ordre traumatique. Le théâtre doit « agir sur les nerfs ». Il ne prend pas le terme de « cruauté » uniquement dans le sens de souffrance, de froideur extrême ou de plaisirs morbides. Cette cruauté évoque la violence et l'atrocité homicide sanglante et épouvantable. C'est aussi le sang qui coule dans les veines, qui fait vivre, émouvoir, bouleverser, assommer. La cruauté désigne tout le monde intérieur de l'homme... Le théâtre, par son extrême violence, peut révéler le fond de l'inconscient individuel et collectif rempli de cruauté. 

Antonin Artaud veut donc rendre corps le mal et le néant qu'il voit dans chacun des hommes. Mais, il semble qu'il ne fait finalement que projeter ses propres souffrances. Il est en en effet profondément habité par le mal, un mal autant moral que physique. « Je méprise plus encore le bien que le mal ». Jeune, il dira que l'écriture est une lutte contre la pensée qui l'abandonne, le néant qui l'envahit. Ses dernières paroles, retrouvées dans un cahier, sont claires : « de continuer à / faire de moi/ cet envoûté éternel / etc. »... 

Dès son enfance, Antonin Artaud est perturbée par des troubles nerveux et devra suivre vingt ans de traitement à base d'arsenic, de bismuth et de mercure. Plus tard, en 1937, jugé violent, dangereux pour lui-même et les autres, il est interné dans des hôpitaux psychiatriques. Il suit un traitement à l'électrochoc. Il finit cependant par sortir de l'asile en 1947. Il mourra d'une surdose accidentelle d'hydrate de chloral l'année suivante. 


Contrairement à ce que nous pourrions croire, la pièce Sur le Concept du Visage du Fils de Dieu n'est pas sans importance et pourrait être plus sérieuse que nous le pensions encore. Il est la continuité d'un mouvement qui tend à imposer une révolution spirituelle pour parvenir à une autre société. Mais, nous ignorons tout de cette nouvelle société. Nous savons uniquement, au stade de nos recherches, que cette révolution naît probablement d'un mal profond autant moral que physique, qu'elle s'oppose à la religion et aux croyances sociales. Pourtant, l'aspect le plus inquiétant n'est pas cette pièce en elle-même mais le soutien qu'elle bénéficie dans le monde artistique, économique et politique. Est-ce simplement du mécénat et de la mondanité, un effet de mode, un investissement efficace ? Probablement. Ou encore un soutien à cette révolution « métaphysique » qui veut régénérer la société ?...

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