" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 1 novembre 2021

L'apocatastase ou le refus des peines éternelles en enfer

Revenons à une parabole de Notre Seigneur Jésus-Christ. Tourmenté dans les flammes de l’enfer, le riche demande à Abraham d’envoyer Lazare auprès de ses frères pour les prévenir des souffrances éternelles qui les attendent afin qu’ils se corrigent et évitent ainsi les ténèbres. Serein et calme, Abraham lui donne une réponse rapide et claire mais aussi terrifiante : « ils ont Moïse et les prophètes : qu’ils les écoutent. » (Luc, XVI, 29)[1]. L’Ancien Testament est en effet suffisamment clair pour que nous comprenions ce qui nous attend après la mort. « Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre s’éveilleront ; les uns pour la vie éternelle, et les autres pour l’opprobre, afin qu’ils le voient toujours. »(Daniel, XII, 2). Nous rencontrons aussi dans le Nouveau Testament des paroles encore plus précises et toutes aussi compréhensibles. Notre Seigneur Jésus-Christ et ses apôtres nous ont éclairés avec une telle insistance et constance sur ce sujet que nous ne pouvons pas ne pas les entendre. « Ne vous en étonnez pas parce que vient l’heure où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu, et en sortiront, ceux qui auront fait le bien, pour ressusciter à la vie ; mais ceux qui auront fait le mal pour ressusciter à leur condamnation. »(Jean, V, 28-29)

Et pourtant, en dépit de cette parole qui dure, inlassable et imperturbable, des chrétiens doutent encore de l’existence de l’enfer et des tourments sans fin. Ils les rejettent dans les superstitions de l’histoire ou encore s’en scandalisent tant ils semblent contredire leur foi en un Dieu d’amour. Charles Péguy nous apprend déjà qu’à son époque, « un grand nombre de jeunes gens sérieux ont renoncé à la foi […] parce qu’ils n’admettaient pas l’existence ou le maintien de l’enfer ».

D’autres chrétiens ne nient pas l’existence de l’enfer mais plus subtiles, ils le vident de toute âme. Qui pourrait résister à l’amour de Dieu, nous disent-ils ? « Existe-il vraiment une créature de Dieu qui peut vaincre par son refus la patience de Dieu ? » Notre Père, peut-Il laisser ses enfants mourir éternellement ? Les discours des prophètes et de Notre Seigneur Jésus-Christ ne seraient alors que des moyens pédagogiques pour nous engager sur la bonne voie, non pour nous faire peur, mais pour mieux faire éclater l’amour de Dieu. Finalement, l’histoire finirait toujours bien. Toutes les âmes seraient sauvées à la fin. Mais la vie n’est pas un conte …

Sans-doute, l’enseignement de l’Église sur l’enfer fait aussi obstacle à des conversions. Faut-il alors relativiser cet enseignement ou le cacher parmi les tabous de notre histoire pour ne plus scandaliser les âmes ? Est-ce pour cette raison, que, dans l’Église, il est rare d’entendre parler de la mort, du jugement et de l’enfer ?

Dans cet article, nous allons nous intéresser à ceux qui croient à l’existence de l’enfer mais exclut l’éternité des châtiments ou, dit d’une autre manière, ceux qui croit que tous les hommes connaîtront tôt ou tard la béatitude éternelle. Cette doctrine est connue sous le nom d’apocatastase ou encore de salut universel. Depuis le XXe siècle, elle semble connaître une certaine notoriété. Pourtant, depuis de nombreux siècles, l’Église a fermement condamné cette erreur. Revenons donc sur cette doctrine et sur son histoire qui ne peut que nous instruire…

L’étymologie, une source de connaissances

Le terme d’« apocatastase » est tiré de deux mots grecs « apo » et « catastase » qui signifient « retour » et « position ». Il désigne donc un rétablissement à un état originel. Les stoïciens l’ont employé pour désigner le retour d’un astre à sa position initiale et finalement le retour périodique de tous les astres à leur position primitive, ce qui annonce la nouvelle ère cosmique et finalement un éternel retour. Les gnostiques, surtout les Valentiniens, ont aussi souvent utilisé ce terme dans leur cosmologie étrange et complexe.

En un sens religieux, l’apocatastase correspond à une doctrine qui défend l’idée que toute chose est restaurée à la fin des temps et que les esprits, dont les âmes, reviennent là où ils demeuraient au commencement, ce qui implique leur retour en Dieu, y compris pour les mauvais anges. Il est sous-entendu que les âmes préexistaient avant d’être unies à un corps pour former un homme. La doctrine de la préexistence des âmes est donc fortement associée à celle de l’apocatastase.

Le mot « apo » peut aussi signifier une idée de séparation ou encore de délivrance. Ainsi, selon Philon, la « parfaite apocatastase de l’âme »[2] apparaît comme une délivrance définitive de l’âme.

Le terme peut enfin désigner le paiement d’une dette ou encore la restitution d’un bien à son véritable propriétaire. C’est en ce sens que Saint Irénée utilise ce terme quand il parle du salaire du péché.

Tout commence par des interprétations bibliques

Tous les ouvrages traitant de l’apocatastase nous renvoient inévitablement vers deux versets du Nouveau Testament.

Dans un discours qui fait suite à une guérison miraculeuse d’un boiteux, Saint Pierre nous demande de nous repentir et de nous convertir pour que nos péchés soient effacés « afin que des temps de rafraîchissement viennent de la part du Seigneur ». L’apôtre évoque ensuite « les jours du rétablissement de toutes choses » (Actes des Apôtres, III, 21)

Dans son épître aux Corinthiens, Saint Paul nous rappelle que notre « dernier ennemi qui sera détruit sera la mort » (I, Corinthiens, XV, 26) Or, si la mort est identifiée au diable, certains interprétations en arrivent à conclure que tout ce que le diable a de mauvais en lui sera détruit.

Une origine contestée

La doctrine de l’apocatastase est communément associée à un nom illustre, Origène (185-v.254) au point qu’il est souvent évoqué comme étant son auteur. Pourtant, elle est déjà présente dans le platonisme et dans le gnosticisme, et finalement dans la pensée hellénique. Cependant, il l’a suffisamment traitée avec insistance que cette doctrine s’est identifiée à lui. Elle en est même devenue l’une des principales raisons de sa condamnation. « C’est, on le sait, une des parties de sa doctrine qui lui a valu le plus de critiques et ont attiré sur sa mémoire le plus d’anathèmes »[3].

Cependant, depuis des siècles, les experts ne sont pas d’accord sur sa véritable position par rapport à cette doctrine tant celle-ci paraît confuse et ambigüe dans les ouvrages qu’il nous a laissés. Nous ne la connaissons en effet qu’au travers de ses disciples et de ses adversaires, ou encore de traductions qui pourraient manquer d’impartialité. Néanmoins, de nos jours, Origène serait dédouané au détriment de ses disciples qui auraient en fait travesti sa pensée. Telle est par exemple l’opinion d’Henri de Lubac [4].

Une doctrine bien présente dans les œuvres d’Origène

Revenons cependant sur Origène. Dans une homélie sur Jérémie, il définit ce qu’il entend par le terme d’apocatastase. « L’apocatastase est [un retour] à ce qui nous appartient en propre. Par exemple, si j’ai un membre déboîté, le médecin essaye de faire l’apocatastase de l’articulation. Lorsqu’un homme a été, justement ou injustement, exilé de sa patrie et qu’il reçoive la permission légale d’y rentrer, il a été rétabli par apocatastase dans sa patrie. »[5] Le terme est donc employé au sens de retour à l’état initial. Notons que ses disciples utilisent souvent l’image du médecin cherchant à restaurer ce qui a été endommagé, à rendre la santé à celui qui l’a perdue.

Nous retrouvons surtout la doctrine de l’apocatastase dans le plus célèbre des ouvrages d’Origène, le Peri Archon, considéré comme son chef d’œuvre. Dans sa version latine, il est connu sous le nom De Principiis. Ce traité est un exposé de la foi chrétienne qui intègre aussi des éléments de la philosophie grecque et une méthode d’exégèse. Il s’agit en fait de la première synthèse théologique de la doctrine chrétienne.

L’ouvrage Peri Archon distingue les doctrines certaines, unanimement professées et prêchées, donc définitivement acquises, de celles qui ne sont pas clairement manifestées, faisant encore l’objet de discussions. Parmi les premières, il cite la récompense ou le jugement « igni aeterno » qui est destiné à l’âme après la mort suivant ses œuvres. Notons qu’Origène est plus intéressé au sort de l’âme après la mort qu’à celui de l’homme au jour de la Résurrection. Il est par ailleurs l’un des premiers à l’enseigner clairement à partir de la Sainte Écriture.

À partir de l’interprétation d’un verset de Saint Paul, le traité De principes affirme un principe selon lequel « la fin revient toujours au point de départ », ou plus explicitement : « la fin est toujours semblable au commencement, c’est pourquoi de même que la fin du tout est unique, de même il faut comprendre qu’unique est le commencement du tout. »[6] Soulignons que ce principe est déjà présent dans un traité gnostique. Notons aussi qu’Origène défend l’idée d’une éternité du monde et des âmes, et plus précisément de leur préexistence en Dieu. Par conséquent, selon le principe évoqué et sa doctrine sur leur préexistence en Dieu, les âmes doivent revenir en Lui. Pourtant, la Sainte Écriture précise bien que les méchants feront l’objet de tourments éternels en enfer. C’est une vérité qu’Origène classe parmi l’enseignement indiscutable de l’Église.

Pour éviter une telle contradiction, Origène revient sur le sens du  terme grec d’« aiônion », traduit en latin par « aeterno » et en français par éternel. Il rappelle alors qu’il peut aussi signifier « longue durée ». Le feu éternel ne serait donc que passager. Par conséquent, si les âmes ne souffrent que temporairement, elle ne peut rester éternellement en enfer. Origène semble ne pas l’affirmer, n’émettant qu’une hypothèse plausible

En outre, Origène pose aussi le principe que Dieu ne châtie que pour corriger, comme le médecin use du fer et du feu pour traiter certaines maladies, Dieu emploie le feu de l’enfer pour guérir le pécheur impénitent. Le châtiment n’a qu’une valeur médicinale. Il ne sert qu’à purifier les âmes pour qu’elles retournent en Dieu.

Finalement, nous arrivons à conclure que, tôt ou tard, toutes les âmes rentreront dans l’amitié de Dieu, même si l’évolution peut être très longue. Ainsi, « la dernière ennemie, la mort, sera détruite, le corps sera spiritualisé, le monde matériel transformé, et il n’y aura plus dans l’univers que paix et concorde. »[7]

Mais, dans le même traité, Origène a une forte idée de la liberté humaine au point que l’âme pourrait, après la mort, être suffisamment libre pour déchoir de nouveau mais il affirme de même que les âmes sont fixées dans le bien ou dans le mal, et que ce dernier état sera définitif. Le traité juge aussi la liberté humaine suffisante grande pour que l’homme puisse choisir l’enfer contre Dieu. L’homme est en effet capable de refuser ce que Dieu lui propose. Sa doctrine sur le libre arbitre humaine contredit donc l’apocatastase.

Dans le même ouvrage et selon une certaine interprétation, Origène aurait sous-entendu que la volonté du diable pourrait se changer, mais dans une lettre à des amis d’Alexandrie, il nie avoir enseigné le salut des démons.

Les disciples d’Origène

L’apocatastase est une des doctrines de l’origénisme, c’est-à-dire tout un courant d’idées et de positions théologiques attribuées à Origène et que défendent ses disciples. L’origénisme a donné lieu à de nombreuses controverses à la fin du IVe siècle puis au VIe siècle, ce qui a donné lieu à une condamnation lors du deuxième concile de Constantinople en 553.

Parmi les origénistes qui ont professé l’apocatastase, nous pouvons citer les moines et théologiens Évagre le Pontique (346-399) et Didyme l’Aveugle (v. 313-v. 398). Selon un témoignage d’un moine du désert du VIe siècle, Saint Barsanuphe de Gaza (mort en 540), Évagre le Pontique et d’autres disciples ont défendu l’idée de la préexistence des âmes et la fin des châtiments des hommes, y compris des démons, qui à la fin des temps doivent redevenir des intellectuels purs. Il note pourtant que rien dans la Sainte Écriture ne la confirme comme ils l’avouent eux-mêmes. Il se met néanmoins à douter et se rend auprès d’un moine plus ancien pour avoir des réponses à ses questions. Il avoue qu’« en réalité, ces opinions viennent des païens qui se croient quelque chose »[8]. Il note en effet l’influence du gnosticisme chez le moine Évagre, même si ce dernier reste un maître dans l’ascétisme. Saint Barsanuphe n’est pas le seul à le noter parmi les moines du désert.

Évagre enseigne en effet la doctrine de l’apocatastase et la développe au point d’en arriver à ses plus ultimes conséquences. Il en vient ainsi à affirmer que tous les esprits, bons ou mauvais, sont confondus à la fin des temps, sans aucune distinction. Il tend même à se rapprocher de la doctrine isochristique[9], qui professe l’égalité entre les esprits et Notre Seigneur Jésus-Christ, toutes les âmes devenant semblables à la sienne. Finalement, il n’y aurait plus d’individualité à la fin des temps. Les disciples de l’apocatastase se divisent alors entre les isochristes et les protochristes[10]. Ces derniers conçoivent l’âme préexistante de Notre Seigneur Jésus-Christ comme la plus parfaite et défendent donc sa distinction avec les autres lors de l’apocatastase. Les isochristes sont majoritaires parmi les origénistes.

Et Saint Grégoire de Nysse ?

Si Origène semble défendre la doctrine de l’apocatastase, cela ne peut guère nous perturber, compte tenu de ses condamnations. Selon des commentateurs, comme Urs Von Balthasar dans son livre L’enfer, une question, en 1990, Saint Grégoire de Nysse (335-394) aurait aussi défendu la théorie de l’apocatastase sans que lui-même ou sa doctrine ne soient condamnés. Son frère Sainte Basile constate aussi qu’il était persuadé que les châtiments de l’autre vie auraient une fin[11]. Effectivement, certains de ses textes enseignent que le mal disparaîtra du monde, non par destruction des pécheurs mais par purification totale de l’homme. Alors toutes les volontés rebelles retourneront à Dieu. Pourtant, il affirme que Judas « subira un châtiment de purification qui se prolongera jusqu’à l’infini. »[12]

C’est ainsi que certains commentateurs ont catégoriquement accusé Saint Grégoire de Nysse d’avoir défendu l’apocatastase[13]. Cependant, ce jugement peut s’avérer hâtif comme le suggèrent sans-doute des historiens[14]. Les textes qui semblent défendre cette doctrine auraient pu être manipulés par des origénistes pour appuyer leur opinion de l’autorité de ce Père de l’Église estimé et réputé. C’est en effet un procédé courant à cette époque. Rappelons aussi que l’opinion d’un Père de l’Église, aussi brillant soit-il comme Origène, ne fait pas vérité. Il peut en effet se tromper sans pourtant sombrer dans l’hérésie. Une étude récente nous apporte aussi un autre argument en faveur de Saint Grégoire de Nysse.

Tout partirait d’un malentendu. Le terme d’apocatastase semble plutôt désigner pour Saint Grégoire de Nysse, l’idée d’une amélioration morale obtenue par la crainte de Dieu et la pénitence. Dans un autre emploi, il évoque aussi l’état définitif où Dieu a rangé le monde des esprits, qui sont les plus proches de Lui. Le terme désigne alors un état d’achèvement et non de retour. Selon un article qui revient sur les sens du mot « apocatastase », celui-ci peut désigner dans les œuvres de Saint Grégoire de Nysse « ce que fait attendre l’espérance », « l’espérance même réalisée et pleinement et définitivement » ou encore « le règlement des comptes de Dieu, à travers les événements de la fin des temps, quand il s’acquitte de ses promesses. »[15] Ce n’est donc pas l’état de l’âme qui retourne à un état antérieur mais la promesse divine enfin réalisée. Comme nous l’avons déjà signalé, Saint Irénée utilise le terme d’apocatastase en ce sens dans son commentaire de la parabole des ouvriers de la vigne. Saint Grégoire de Nysse l’emploie encore pour désigner le retour du pécheur public avec l’Église[16].

Condamnation de l’apocatastase par le 2ème concile de Constantinople (553)

L’empereur Justinien publie en 543 un édit impérial qu’il adresse au pape Vigile de Rome et aux patriarches de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Cette lettre dénonce des erreurs que suivent certains moines. Le pape et les patriarches l’ont signé, associant ainsi leur autorité à la condamnation. Parmi les anathèmes de l’édit, nous pouvons citer le neuvième qui condamne ceux qui « dit ou pense que la peine des démons et des impies ne sera pas éternelle, qu’elle aura une fin, et qu’il se produira alors une apocatastase des démons et des impies »[17].

Convoqué par l’empereur Justinien, le 2ème concile de Constantinople[18] condamne à son tour explicitement l’apocatastase. Le 1er canon condamne en effet ceux qui « croit à la fabuleuse préexistence des âmes et à la condamnable apocatastase qui s’y rattache »[19]. Il reconnaît ainsi le lien très fort qui associe la doctrine de la préexistence des âmes et l’apocatastase. Le 13ème canon porte sur la doctrine isochristique. Le 14ème canon anathématise l’apocatastase dans le système eschatologique particulier. Il condamne notamment ceux qui disent qu’à la fin, « les esprits seuls continueront à subsister », « le corps ayant disparu », « ainsi que cela était dans la prétendue préexistence »[20].

Au XIIIe siècle, le IVe concile de Latran déclare que les châtiments des méchants seront sans fin. Puis, en 1336, le pape Benoît enseigne l’éternité des peines de l’enfer. « Nous définissons que, selon la disposition générale de Dieu les âmes de ceux qui meurent en état de péché mort descendent aussitôt après leur mort en enfer, où elles sont tourmentées de peines éternelles »[21].

Que dire finalement de l’apocatastase ?

L’apocatastase telle qu’elle est définie par les origénistes est inséparable de la doctrine de la préexistence des âmes. L’une ne peut survivre sans l’autre. S’il n’y pas d’âmes égales entre elles avant d’être unies à un corps, elles ne peuvent être rétablies dans leur égalité lorsqu’elles se détachent du corps. Il est donc difficile de nos jours de vouloir la faire renaître sans relever la doctrine de la préexistence des âmes. Puis, elle ne peut être défendue sans aller jusqu’à ses conséquences ultimes. L’apocatastase implique en effet qu’à la fin des temps, les âmes seront égales sans distinction, conduisant donc non seulement à la dissolution de notre corps mais aussi à la fin de notre individualité. L’homme n’est plus ou se réduit à l’âme. Les implications d’une telle doctrine nous renvoient inévitablement vers un système bien connu du gnosticisme et de la pensée hellénique. Tout cela est bien contradictoire avec la Sainte Écriture et tout l’enseignement de l’Église. Jamais dans la Sainte Écriture, de telles doctrines sont enseignées…

Sur le plan pratique, l’apocatastase nous semble bien accommodant. Qu’importe en effet que nous vivions bien ou mal, ou que nous usions de notre liberté à mauvais escient puisque tout châtiment n’est que temporaire et qu’elle n’est plus considérée comme une sanction, c’est-à-dire un acte de justice ! Nous pouvons donc être libres sans en assumer la responsabilité de nos actes. Est-ce qu’un malade est responsable de sa maladie ? À quoi servirait-il donc aux hommes d’être vigilants jusqu’à l’heure de la mort si finalement tout finit bien ? Comme le présente la Parole divine, le châtiment après la mort pour les injustes n’a pas pour objectif de purifier ou de corriger les âmes comme un médecin soigne ses malades mais de rendre justice. La justice est là pour rendre à chacun ce qui lui est dû et non pour soigner celui qui s’est fixé dans le mal.

Finalement, quand sonnera la fin du monde, la justice divine tant promise ou encore la promesse d’un renouvellement du monde sera enfin rétablie. Le rétablissement tant promis ne nous renvoie pas à un monde étrange, que seule la raison peut inventer, un monde philosophiquement intéressant mais inconnu dans la Sainte Écriture.

Et si nous rejetons l’éternité des châtiments, pourquoi ne devrions-nous pas non plus refuser l’éternité de la vie aux justes ? Si l’éternité dans la Sainte Écriture ne désigne qu’un temps, pourquoi faudrait-il ne réserver ce terme qu’aux méchants alors que la menace est liée dans la même phrase à la promesse de la vie éternelle ? Ce qui est dit aux méchants est donc aussi vrai aux justes. Par conséquent, si nous mettons un terme aux peines de l’enfer, nous limitons aussi le bonheur aux justes, ce qui revient finalement à éliminer tout sens au bonheur lui-même.

Enfin, l’apocatastase, telle qu’elle est décrite avant le VIe siècle, rejette la participation des corps à la vie éternelle ou à son malheur sans fin. Ce n’est donc pas l’homme qui fait l’objet de la justice divine, contredisant ainsi tout l’enseignement de la Sainte Écriture. Nous retrouvons encore l’idée païenne selon laquelle le corps n’est qu’une prison pour l’âme et que finalement, l’homme n’est qu’un châtiment que l’âme doit subir pour une faute qu’elle ne connaît pas. L’apocatastase nous renvoie finalement à la métempsychose et à ses erreurs…

Conclusions

Selon la doctrine dite de l’apocatastase, Dieu rétablirait toutes les âmes dans leur état d’origine comme si les hommes n’avaient point commis de péché, comme si les âmes n’avaient finalement pas commis d’actes répréhensibles. Une telle doctrine nous renvoie alors à toute une pensée hellénique condamnable et contraire à l’enseignement de l’Église. Elle remet en cause non seulement la vie éternelle de l’homme, corps et âme, mais aussi la liberté humaine et finalement le sens même du salut de l’homme. Elle apparaît plutôt comme une tentative d’insérer une vision hellénique du monde dans la foi chrétienne.

Revenons aux paroles de Saint Pierre. Que nous demande-t-il ? Il nous appelle à la repentance et à la conversion pour que nos péchés soient effacés avant le temps des rafraîchissements. Sans notre liberté, est-il possible de se repentir et de se convertir ? Or, est-il possible d’être libre dans les flammes de l’enfer ? Et que penser de la parole de Saint Paul ? Si les peines de l’enfer ne sont pas éternelles et que tous finissent par se confondre dans la vie éternelle, la mort serait finalement victorieuse. Tout ce que nous sommes finit par disparaître dans un flou étrange. La restauration promise à la fin des temps doit-elle être une remise en cause de ce que nous sommes ? La solution qui nous est proposé va à l’encontre de la véritable dignité de l’homme que Dieu nous a promise…

Si la fin du monde demeure pour nous un mystère, que nous sommes bien incapables de connaître, nous ne pouvons pas nous cacher derrière ce voile pour proposer des croyances incompatibles avec l’enseignement de l’Église et condamnées par elle. Ne cherchons pas dans des écrits d’un Père de l’Église de quoi justifier des positions aventureuses et contraires à celles de l’Église comme s’il pouvait seul détenir la vérité. Ce serait bien méconnaître ce qu’est réellement la Révélation

 

 Notes et références

[1] Voir Émeraudeoctobre 2021, article « "Heureux  celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie,  et qui gardent les choses qui y sont écrites, car le  temps est proche." (Apocalypse, I,  3) ». 

[2] Philon, Her., 293-298., dans « Apocatastase », Origène, Clément d’Alexandrie, act. III, 21, Méhat, dans Vigiliae Christianae, vol. 10, n°3, octobre 1956, jstor.org.

[3] Tixeront, Histoire des dogmes, Tome I, La théologie anténicéenne, §2, chapitre VII, 5ème édition, 1909.

[4] Voir Lubac, Henri de, Recherches dans la foi, Trois études sur Origène, Saint Anselme et la philosophie chrétienne, Jacques Doyon, revue Laval théologique et philosophique, 36530, https://doi.org.

[5] A. Méhat, « Apocatastase », Origène, Clément d’Alexandrie, Act. III, 21, dans Vigiliae Christianae, vol. 10, n°3, octobre 1956, jstor.org.

[6] Origène, Péri Archon, livre I, 6, 2.

[7] Origène, De principes, II, 10, 6.

[8] Barsanuphe, Lettres spirituelles, édition Nicodème L’Hagiorite, 1816 dans Les Kephalaia Gnostica d’Évagre le Pontique et l’histoire de l’origénisme chez les Grecs et les Syriens, Antoine Guillemin, collection Patristique Sorbonensia, éditions du Seuil, 1962.

[9] Théodore Ascidas en est un des plus célèbres partisans de l’isochristisme.

[10] Les protochristes se sont rapprochés des catholiques.

[11] Voir Histoire des Dogmes, Tixeront, Tome II, De Saint Athanase à Saint Augusti,  (318-430), chapitre VI, §9, 3ème édition, Librairie Victor Lecoffre, 1909. Saint Basile, Les Petites Règles, question 267.

[12] Saint Grégoire de Nysse, De inf. qui praem. abrip., dans L’histoire du salut chez les Pères de l’Église  :  la doctrine des âges du monde, Auguste Luneau, Institut catholique de Paris, Beauchesne et ses fils, 1964.

[13] Voir par exemple Saint Grégoire de Nysse et l’apocatastase, E. Michaud, dans Revue internationale de théologie, 1902, www.e-periodica.ch.

[14] Fernand Mourret, Histoire générale de l’Église, tome II, Les Pères de l’Église, IV et Ve siècle, 2ème partie, librairie Bloud & Gay, 1928.

[15] A. Méhat, « Apocatastase », Origène, Clément d’Alexandrie, act. III, 21, dans Vigiliae Christianae, vol. 10, n°3, octobre 1956, jstor.org.

[16] Voir L’apocatastase chez Saint Grégoire de Nysse, Jean Daniélou, 1940, revue Recherche de science religieuse (RSR), 2007, n°7.

[17]  Empereur Justinien, Édit de l’empereur Justinien au patriarche Menas de Constantinople, n°9, publié au concile de Constantinople de 543, Denzinger n°411. Voir aussi Dom H. Leclercq, Histoire des conciles, Tome II, 2ème partie, §257, 1908, éditeurs, Letouzey et Ané.

[18]  Il réunit cent cinquante et un évêques, essentiellement des orientaux dont 5 évêques d’Afrique

[19]  Dom H. Leclercq, Histoire des conciles, Tome II, 2ème partie, §257, 1908, éditeurs, Letouzey et Ané.

[20] Dom H. Leclercq, Histoire des conciles, Tome II, 2ème partie, §257.

[21] Benoît XII, Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1336, Denzinger 1002.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire