Mais
au XVIe siècle, une révolution vient
bouleverser cette conception de l’homme. « En dissociant pensée et matière, Descartes a fondé le monde moderne »[1]. Cette
dissociation conduit à un dualisme qui caractérise la philosophie de Descartes
et sur lequel repose une nouvelle anthropologie. La pensée moderne repose en
effet sur la forte distinction entre le
corps et l’âme considérés désormais comme des substances complètes et autonomes.
Pourtant, Descartes défend aussi l’idée d’une union du corps et de l’âme dans l’homme. En associant ces deux
thèses, nous sommes confrontés à une véritable contradiction, source de bien de
difficultés…
Une nouvelle façon de
concevoir l’homme
Comme nous l’avons évoqué
dans l’article précédent[2],
Descartes rompt avec la conception chrétienne de l’âme qui dominait l’enseignement de
l’Église depuis les premiers siècles de notre ère. L’âme était définie avant
tout comme principe de vie et d’animation du corps vivant. L’homme était alors
défini comme l’union de l’âme et du corps, deux entités de nature bonne,
distinctes et non opposées, et enfin ordonnées, l’âme de nature
supérieure au corps. Dans l’anthropologie chrétienne, un être est vivant en
raison de l’âme. C’est par elle que le corps devient corps vivant. La mort
arrive quand l’âme quitte le corps.
Mais pour Descartes, l’âme
n’est que pensée, le corps, une machine fonctionnant par elle-même.
Non seulement, ce sont des choses existantes par elle-même, elles sont aussi
indépendantes et opposées. C’est le fameux dualisme cartésien. Que devient
alors la vie dans ce système étrange ? Elle ne relève que du corps,
c’est-à-dire de son fonctionnement interne.
Puis,
en réduisant l’homme à l’âme, c’est-à-dire à la conscience, à ce « je »
qui fonde le cogito de Descartes, nous pouvons facilement conclure que la
valeur et la dignité humaines se rapportent uniquement à la conscience et non à
la vie. Les grandes questions que nous portons sur l’homme, sur son
existence, sur sa vie n’ont donc de sens que par rapport à la conscience. La
vie en elle-même devient même insignifiante si elle ne se rapporte pas à la
conscience.
L’idée
chrétienne de l’âme perd aussi toute sa cohérence. Si l’âme n’est que pensée,
un être autonome par lui-même, l’idée de métempsychose[3] reprend
toute sa valeur. Comment est-il possible d’expliquer qu’une âme s’unit à un
seul corps et ressuscite ? Si sa « substance » est même
opposée à celle du corps, nous retrouvons toute la conception païenne de
l’homme. Que devient l’anthropologie chrétienne ?
Erreur et confusion
Le dualisme que Descartes a
établi dans l’ordre des idées à partir de son célèbre cogito, « je pense donc je suis », est en
fait reporté dans l’ordre de la connaissance puis dans l’ordre de la réalité. La
distinction logique devient alors une distinction étymologique pour
aboutir à une distinction ontologique. Descartes conçoit la pensée et le
corps comme deux idées distinctes et opposées, ce qui le conduit à distinguer
et à séparer deux savoirs, la métaphysique et la physique, puis à définir l’âme
et le corps comme deux choses subsistantes par soi, indépendantes et
contraires. L’être pensée devient donc l’être connu et finalement l’être
réel… Et quel que soit le plan qu’il se situe, Descartes est convaincu qu’il
a atteint la certitude universelle.
Or, par l’expérience, nous
savons tous que l’âme et le corps forment un seul être, l’homme. C’est un fait
évident donc un fait certain selon les principes de la méthode cartésienne. Ainsi,
ne pouvant ignorer ce que chacun peut éprouver, Descartes affirme que l’homme
est l’union de l’âme et du corps tout en affirmant que ce sont deux substances
séparées et contraires. Cette union associée au dualisme génère alors une
contradiction.
Comme nous l’avons aussi
évoqué dans le précédent article, Descartes demeure bien imprécis dans l’usage
de termes dont la définition évolue au gré des contextes. Les mots qu’il
utilise ne sont pourtant pas anodins pour ses contemporains. Ils nous renvoient
en effet à un enseignement et donc à des images qu’il ne cesse de réfuter, ce
qui peut provoquer bien des malentendus pour ses lecteurs contemporains.
Une étude séparée de l’homme
La psychologie,
qui était autrefois l’étude de l’homme, s’est d’abord réduite à l’étude de l’âme
en tant que « substance pensante »
puis à celle de la conscience. Elle s’est aussi séparée de la physiologie,
qui s’est alors concentrée sur l’étude du corps humain, devenant une science physique
indépendante. « La psychologie s’est
constituée initialement comme science indépendante vis-à-vis des sciences
individuelles. »[4]
Alors que la psychologie est liée à un sujet, et donc à une personne, la
physiologie s’est dépersonnalisée, étudiant le corps comme on étudie un animal,
une plante, une pierre, voire une horloge...
L’étude de l’homme est alors
étudiée selon deux aspects différents et de manière séparée, indépendante au
point qu’ils se sont répartis entre ces deux sciences. « Ou c’est physique, ou c’est psychique ».
Finalement, le dualisme a conduit au divorce entre d’un côté, les sciences
et la médecine, et de l’autre, la philosophie et la morale. Que devient en
effet la morale quand le corps n’est qu’un assemblage de rouages ?
Nous pouvons donc facilement
en déduire la cause de bien des drames et des incompréhensions, y compris de
nos jours, où un groupe d’experts médicaux proposent des remèdes à une épidémie
sans se préoccuper de ce qu’est véritablement l’homme, de ses besoins
spirituels, psychologiques, sociaux. Seule la santé du corps l’intéresse. Seule
la vie au sens physique le préoccupe. Certes, le mental est parfois pris en
compte mais il se réduit aussi à un phénomène physique. Pourquoi dans ce groupe
qui conseille le pouvoir sur notre condition de vie en ce temps troublé, n’y a-t-il
ni psychologue, ni religieux, ni éducateur ? Certes, le pouvoir entend
leurs voix, mais cette manière de procéder est caractéristique de l’esprit
moderne. Si le dualisme cartésien est depuis longtemps remis en cause, les
hommes réagissent peut-être encore selon ses principes…
Comme si l’âme n’existait
pas…
S’il a contribué à la
révolution des sciences et à l’émergence de la pensée moderne, Descartes a semé
le trouble en reliant les ordres épistémologiques et ontologiques au point de
les confondre. Pourtant, l’être conçu dans l’intelligence n’est pas le même que
celui existant en réalité. Mais cela ne peut guère nous surprendre quand le
principe de vérité repose sur son cogito. Décrire le corps vivant comme une
machine qui fonctionnerait comme si l’âme n’existait pas permet certes
d’établir un modèle à partir duquel il est possible d’agir sur lui mais ce
corps modélisé n’est point la réalité telle qu’elle est mais telle qu’elle peut
être pensée. Cela ne signifie pas que ce modèle est erroné ou illusoire. Celui-ci
peut suffire pour répondre à des besoins et à des questions mais il est insuffisant
pour dire ce qu’est le corps et l’homme, donc légitimer des actions sur le
corps et sur l’homme…
« Tout se passe dans le corps comme s’il n’y avait pas d’âme »,
comme si le corps vivant n’était qu’une machine dont la vie ne résulterait que
d’un mécanisme complexe. Une telle affirmation qui peut sans-doute être réductrice
de la pensée de Descartes n’est donc pas sans conséquence sur la morale comme
sur la science, et plus particulièrement sur la biologie et la médecine. La philosophie
de Descartes a sans-doute contribué à l’élaboration d’une vision mécaniste du
corps au point d’aboutir à un matérialisme radical, celui de Julien Onffray de
La Mettrie (1709-1751), qui réduit l’homme à un simple mécanisme. Cette
position n’est pas différente de ceux qui réduisent la pensée, et finalement la
conscience, à un ensemble de mécanismes neuronaux. Selon leurs discours, tout ne
serait qu’affaire de protéines et d’interactions, ou encore d’une organisation
cérébrale. « Entre le monde vivant
et le monde inanimé il y a une différence, non pas de nature, mais de
complexité »[5],
affirmait le biologiste et médecin François Jacob (1920-2013). Nous pouvons
aussi citer Jacques Monod, lui-aussi biologiste de l’Institut Pasteur. Son
livre philosophique intitulé Le Hasard et la Nécessité,
sous-titré Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, est
révélateur de l’esprit qui anime de tels chercheurs. Rappelons que ces deux
éminents scientifiques ont reçu le prix Nobel de la physiologie ou médecine en
1965. Enfin, nous pouvons aussi citer le nom de Gilbert Simondon (1924-1989),
philosophe français, qui défend l’idée selon laquelle l’individu résulte d’une
genèse physico-biologique.
Cette conception de l’homme
et du corps s’est-elle réduite à la science, à la biologie, ou encore à une
théorie scientifique réservée à des initiés ? Ce serait bien naïf de le croire.
Elle a dépassé le cadre étroit des laboratoires pour pénétrer dans de
nombreuses branches économiques et dans la législation. Elle peut justifier par
exemple l’avortement, l’euthanasie ou encore la biotechnologie.
Et que désigne la vie si
l’âme n’est que pensée ? Comme le montre l’éminent scientifique Claude Bernard
(1813-1878), la physiologie ou la biologie ne peut pas connaître la vie mais
uniquement les phénomènes de la vie[6].
Une postérité exagérée ?
Cependant, pouvons-nous
considérer Descartes comme le responsable de cette situation ? Il serait en
effet simpliste de vouloir expliquer le développement de la physiologie à
partir du seul cartésianisme.
De nombreux savants, comme
du Hamel et Gassendi, s’opposent aux idées de Descartes, concernant notamment
l’absence d’âme chez les animaux. Borelli admet aussi l’existence de l’âme pour
les bêtes comme source de vie de l’animal. Le système de Thomas Willis est
différent. Reconnu comme fondateur de la neurologie, il précise que l’homme a
une âme rationnelle, mais aussi une âme animale, corporelle, qui explique le
psychisme.
L’occasionnalisme, un grand
pas en arrière dans la connaissance
Descartes a hâtivement
résolu le problème de l’union du corps et de l’âme en évoquant l’hypothèse de
la glande pinéale. Cependant, il est suffisamment grave pour préoccuper Leibniz.
« Je croyais entrer dans le
port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme et du corps,
je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer
comment le corps fait passer quelque chose dans l’âme ou vice-versa, ni comment
une substance peut communiquer avec une autre substance créée. »[7]
Comment un corps peut-il en effet interagir avec l’âme, et l’âme avec le
corps ? Comment peut-il aussi en mouvoir un autre ? Le problème s’est élargi aux mouvements entre
corps[8].
La difficulté réside sur la
définition du corps que donne Descartes. Si l’essence d’un corps se
réduit en effet à l’étendue, il n’y a plus de principe d’action en lui. En
effet, l’étendue « n’est que la
faculté passive de recevoir diverses figures ». « Toutes les propriétés de l’étendue ne
peuvent consister qu’en des rapports de distance. » Comment est-il
alors possible que le corps puisse se mouvoir par lui-même ? Par
conséquent, « si l’on réduit
l’essence des corps à l’étendue, on est conduit à leur refuser toute
activité. »[9]
Il est alors tentant de reporter toute l’activité du corps en Dieu. Tel
est l’occasionnalisme…
L’occasionnalisme s’est
développé au travers de trois philosophes, Louis de la Forge (1632-1666),
médecin et philosophe, Géraud de Cordemoy (1626-1684), philosophe, historien et
avocat, et surtout Malebranche (1638-1715).
L’occasionnalisme se
radicalise peu à peu. En effet, selon Cordemoy, Dieu intervient dans
tout mouvement, y compris volontaire. « Les corps, les sentiments, les volontés et les désirs lui offrent
l’occasion d’intervenir sans cesse dans le jeu des mouvements, sentiments et
passions. »[11]
Finalement, Cordemoy exclut toute causalité efficiente du monde sensible.
S’il laisse encore l’esprit le soin de produire la pensée, Malebranche le lui
refuse, allant jusqu’au bout de la logique.
Pour Malebranche, Dieu
est la seule cause efficiente de toute chose, y compris de nos idées. Dans
l’homme, Dieu produit tel sentiment à l’occasion de tel mouvement du corps, et
Il produit tel mouvement du corps à l’occasion de telle pensée. Pour ne point
enlever la liberté dans l’homme, Malebranche parle de son nécessaire
consentement à la volonté divine. Et comme il renie toute activité en l’homme,
ce consentement ne peut être perçu que comme un repos. Mais si la créature est
dépourvue d’activité, existe-t-elle vraiment en dépit de la claire évidence
donnée par l’expérience ? Si Dieu est cause de tout mouvement, ne
risquons-nous aussi de croire que Dieu est en tout et finalement de tendre vers
le panthéisme ? Pour répondre à cette question, Malebranche évoque la
nécessaire foi pour éviter ces deux écueils. Cependant, sa solution n’est guère
satisfaisante. Ces vérités sont-elles alors devenues inaccessibles à la
raison ?
Finalement, avec
l’occasionnalisme, la philosophie fait un bond en arrière. Leibniz préfère abandonner
la doctrine de Descartes pour revenir à la nature humaine telle que définie
l’aristotélisme.
Conclusion
Mais, la doctrine qu’a
proposée Descartes, une doctrine qu’il considère comme une « certitude universelle », ne
satisfait pas non plus les savants et les philosophes, y compris parmi ses plus
fervents partisans. Les objections à son système sont nombreuses, en
particulier auprès des scientifiques de son époque. Ces derniers soulignent
sans difficulté ses erreurs et ses certitudes grossières.
Le dualisme cartésien et les
définitions qu’il laisse à sa postérité soulèvent bien trop de difficultés pour
qu’elle ne donne pas lieu à de nombreuses théories. En séparant si radicalement
la matière et la pensée dans l’homme au point de rendre leur union intelligible
en l’homme, il était alors tentant de ne considérer seulement réelle et vraie
que l’une des deux entités, soit la matière, soit la pensée. Ceux qui ont tenté
de les unir de nouveau ont apporté des solutions qui paraissent trop
artificielles. Certains philosophes en arrivent même à y réintroduire des thèses
théologiques, montrant alors l’impuissance de la raison à connaître certaines
vérités. D’autres s’y refuseront. Ils développeront alors l’empirisme ou
retourneront à l’aristotélisme, philosophie plus sûre. Cela ne peut
guère nous étonner. Le dualisme cartésien nous renvoie à des questions
essentielles non seulement sur l’homme mais aussi sur la nature. Il a
profondément fait changer le regard que l’homme avait sur lui-même et sur la
vie.
Descartes est souvent peu
apprécié en raison du culte de la raison ou du rationalisme dont il serait le
père. Parfois, il est aussi loué parmi les chrétiens pour s’être opposé au
matérialisme qui se développait à son époque, à tous ceux qui reniaient l’existence
de l’âme et de Dieu. Mais, nous ne devons pas non plus oublier qu’il a
contribué à une véritable rupture dans la manière de penser et de connaître l’homme
et la vie, de les regarder et de les étudier. La conception de l’homme
décrite par Descartes affaiblit en fait la doctrine chrétienne et rend inextricable
certains mystères comme la résurrection de la chair. Comment pouvons-nous aussi
récuser la métempsychose ? Par conséquent, la rupture ne relève pas
uniquement de la philosophe. Elle est beaucoup plus profonde. La pensée moderne
porte encore les blessures d’une pensée contradictoire et déséquilibrée…
Enfin,
et cela est bien significatif, conscient de la contradiction du système
cartésien, l’esprit moderne a plutôt accepté le dualisme cartésien tout en
rejetant l’union du corps et de l’âme dans l’homme, récusant ainsi leurs
interactions. Puisque le dualisme relève de la raison et donc de la science et
leur union un fait d’expérience, le choix est en effet rapide. Deux mondes
opposés se côtoient alors, le monde corporel objet de science, et donc
de raison, la conscience, affaire d’opinion…. Ce n’est pas étonnant que
la morale ne soit pas un sujet qui a intéressé Descartes.
Notes et références
[1] Philosophie magazine, 18
novembre 2012, site philomag.com.
[2] Voir Émeraude,
mai 2021, article « Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de
l'âme et de la vie ».
[3] Voir notamment Émeraude,
mai 2021, article « Contre la Métempsychose : unanimité des Pères de
l'Église ».
[4] Gérard de
Montpellier, Psychologie et dualisme, dans la Revue néo-scolastique de
philosophie, 41ème année, deuxième série, n°60, 1938, www.persee.fr.
[5] François Jacob, La
Logique du Vivant.
[6] Voir Émeraude,
février 2021, article « L'incompétence de la science devant le
mystère de la vie. Et pourtant... ».
[7] Leibnitz, Système
nouveau de la nature, Journal des savants, 27 juin 1695, dans Œuvres
philosophiques de Leibnitz, tome Ier, texte établi par Paul Janet,
1900.
[8] Nous pourrions croire
que Newton a résolu le problème des mouvements de corps par sa théorie des
forces mais son système ne dit pas ce qu’est une force en réalité.
[9] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie moderne, chap.
IV, II, 1963, Beauchesne et ses fils.
[10] La Forge, Traité
de l’Esprit de l’Homme, chap. XVI dans La réception occasionnaliste de Descartes :
des Malebranchistes à l’Encyclopédie, Véronique Le Ru, Recherches
sur Diderot et sur l’Encyclopédie, avril 2005, mis en ligne le 30 mars
2009, consulté le 27 avril 2019, OpenEdition Journals.
[11]Cordemoy, Discours V, dans Œuvres
philosophiques de Cordemoy dans La réception occasionnaliste de
Descartes : des Malebranchistes à l’Encyclopédie, Véronique Le Ru.
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