" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 juin 2021

La médecine et l'âme à la veille des Temps modernes

Au XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui ne peuvent traiter de l’âme sans parler du corps humain et de la maladie. Nombreux sont aussi les médecins qui soignant les malades n’oublient pas que ce sont avant tout des hommes. En cette époque comme en la nôtre, ce n’est pas simplement une chair qu’il faut panser, une blessure qu’il faut guérir, un individu qu’il faut sauver. Derrière chaque malade, chaque blessé, se trouvent un homme, une histoire, une vie. Le savant et le praticien, ceux qui opèrent ou dissèquent, ceux qui scrutent dans les entrailles du corps, ont devant eux un être vivant dont ils perçoivent la vie au bout de leur scalpel. Pouvons-nous alors parler de la nature humaine et de la vie sans les entendre ?

Le XVIIe siècle est sans-doute un moment crucial dans notre histoire. C’est le siècle de Louis XIV, siècle de mutation, où s’annoncent tant de progrès dans les sciences. La Renaissance s’éteint lentement et laisse sa place au temps modernes. Après la révolution religieuse que déclenche Luther au siècle précédent, d’autres révolutions se préparent. Descartes invente son dualisme radical[1] quand des savants fondent de nouvelles sciences. C’est un temps de rupture et de renouveau. La science n’en est pas la seule bénéficiaire. La vision que l’homme a de sa nature fait aussi peau neuve. L’homme, est-il encore considéré comme l’union ordonnée d’une âme et d’un corps ?

Nous ne pouvons donc poursuivre notre étude sur la nature humaine sans nous rendre au XVIIe siècle pour entendre ceux qui pratiquent, étudient et élèvent la médecine. Notre but n’est pas de présenter une histoire de la médecine, dont nous sommes bien incapables, mais de percevoir comment la vie était perçue et comment cette perception a évolué

Hippocrate, une médecine au service de la vie

Quand commence le XVIIe siècle, l’enseignement et la pratique de la médecine sont dominés par  une théorie qui remonte de l’antiquité, celle de Galien (129-v. 201), elle-même issue du célèbre Hippocrate (v. 460-v. 377), une théorie qui a évolué au cours des siècles. Elle est connue sous le nom d’humorisme. Nous connaissons l’enseignement d’Hippocrate au travers de ses nombreuses œuvres, qui très probablement ne relèvent pas de lui.

Né vers 460 avant Jésus-Christ, au temps de la splendeur d’Athènes, Hippocrate est le successeur d’une longue lignée de médecins. Il appartiendrait à l’illustre famille des Asclépiades qui assurent le culte du dieu Asclépios, dieu de la médecine. Il est naturellement instruit de la médecine ancestrale telle qu’elle est enseignée dans les temples. Mais, il ne se contente pas de cet héritage. Il mène un long voyage à travers le monde grec et l’Égypte pour enrichir ses connaissances. Il revient à Athènes où il parvient à éteindre une épidémie de peste qui décime la population puis, il fonde une école d’enseignement qu’il dirige jusqu’à sa mort.

Aujourd’hui, Hippocrate est surtout connu pour le serment que tout médecin doit prêter avant d’exercer la médecine. Certes, le texte d’aujourd’hui est bien différent de celui qu’il a élaboré, marquant une nette évolution, notamment dans la perception du médecin. Ce serment est assez révélateur. Hippocrate est en effet conscient du pouvoir que détient le médecin, un pouvoir qui doit être alors encadré. La première partie du serment définit les engagements du médecin à l’égard de son maître qui l’a enseigné et de sa famille pour préserver notamment le savoir médical dont il est détenteur et assister ses enfants en cas de besoin. Il s’agit d’éviter de communiquer l’art de la médecine à n’importe qui. La deuxième partie définit les obligations du médecin à l’égard de son art et de ses malades. Il concerne la pratique médicale qu’il doit exercer avec pauvreté et discrétion, dans « l’innocence et la pureté »[2], pour la seule utilité des malades, sans les nuire ni les mettre en danger, y compris sur le plan moral. Le serment souligne d’obligation de repousser le mal sous toutes ces formes. Remarquons que le médecin ne doit pas remettre à une femme un « pessaire abortif », qui est une décoction de plantes ou un objet utilisé pour avorter. Le médecin se doit aussi de refuser toute pratique conduisant à la mort, même si le patient le demande. Sa mission est de protéger la vie et non de la détruire. Le bon médecin « sauve la nature sans la changer »[3], nous dit encore un précepte hippocratique. Enfin, le serment se termine par un appel à la pureté et à la sainteté afin d’éviter de corrompre ses malades et leur famille ou de nuire à leur réputation. Cela va au-delà du secret médical. Retenons donc que la vie et l’honneur sont au centre des préoccupations du médecin.

Nous pouvons encore ajouter d’autres règles morales qu’a édictées Hippocrate et qui décrivent un médecin simple, décent et affable. « Lorsque vous serez appelés à disserter sur votre travail, n’employez jamais de grands mots et bannissez les discours pompeux. »[4] Et « si vous aimez l’homme, vous aimerez votre art. »

Hippocrate dicte des principes moraux en raison du pouvoir que détient le médecin. Son savoir et ses compétences sont en effet considérables. Il peut guérir ou faire mourir. Il peut apporter la vie ou la mort. En outre, les cœurs, les familles et les demeures s’ouvrent devant lui. Par négligence, indiscrétion ou par abus d’autorité, le médecin peut alors introduire du mal et des peines. Il peut aussi être aveuglé par la gloire que peut lui apporter son enseignement, la soif de la richesse ou commettre une imprudence qui peut tuer une réputation et abîmer l’honneur d’une famille. Hippocrate est donc conscient de l’autorité que possède le médecin dans la citée et auprès des malades. C’est pourquoi il doit être seulement guidé par l’amour à l’égard de la vie et de l’homme, un amour qui prime sur tout, y compris sur les soins qu’il doit apporter. En un mot, si le médecin doit chercher à guérir le malade, la guérison est soumise à des règles morales dont le principe fondamental est le respect de la vie puis celui du malade.

Hippocrate et l’humorisme

Reprenant les hypothèses d’Aristote sur la composition de toute chose en quatre éléments fondamentaux (feu, eau, terre et air), Hippocrate décrit aussi le corps humain composé de quatre éléments vitaux (sang, lymphe, bile jaune et bile noire) selon le principe d’une correspondance entre le monde et l’homme. Le corps de l’homme est à l’image du monde, corruptible et imparfait, mais l’homme possède en lui une étincelle divine qui le distingue des autres corps et le rattache à la sphère divine.

Selon sa théorie, l’homme est alors malade lorsqu’un de ces quatre éléments est trop abondant ou altéré. Le traitement de la maladie consiste alors à ramener l’équilibre dans le corps par l’expulsion de l’élément en trop ou par l’absorption de l’élément déficitaire. La cause de la maladie repose donc sur un déséquilibre ou un désordre auquel le médecin doit remédier.

La doctrine d’Hippocrate prend en compte le corps dans sa totalité dans une approche holistique. Hippocrate s’intéresse aux symptômes généraux, tels la modification du sommeil, l’aspect physique, le caractère, la sueur, les urines et les selles... Pour soigner le malade, il utilise des traitements à base de matière minérale, végétale et animale tout en se préoccupant de l’influence des facteurs externes au corps, comme les phénomènes météorologiques et l’alimentation. « Il faut non seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore faire que les malades, les assistants, et les choses extérieures y concourent. » Selon la pensée d’Aristote, selon laquelle toute chose tend vers son bien, Hippocrate précise que le corps tend vers l’état de santé ou encore l’état de perfectionnement naturel selon des processus internes au corps, qualifiés alors de naturels. Cette idée de finalité n’a de sens que s’il existe un principe à l’origine. En effet, pour Hippocrate,  l’âme est le principe de vie.

Finalement, un mauvais usage des éléments ou des activités du corps, ou encore des passions de l’âme, peuvent être à l’origine des maladies. À partir du XIIIe siècle, reprenant l’enseignement d’Hippocrate, nombreux sont les médecins qui mettent en œuvre des régimes préventifs, toujours en usage au XVIIe siècle. Le corps doit être disposé selon les lois de la nature afin d’éviter tout déséquilibre.

Finalement, Hippocrate nous montre que si la médecine qu’il exerce s’appuie sur l’observation et des compétences, elle se fonde aussi sur un enseignement qui s’appuie sur une philosophie de la nature, sur une conception de la vie et de l’homme. Ses aphorismes et son serment nous montrent qu’elle ne se réduit pas non plus à des soins ou à des remèdes. Elle est aussi soucieuse de la vie humaine sous toutes ces formes, une vie qui prime sur le traitement de la maladie. Elle est aussi consciente des dangers que présente cet art, dangers à l’égard des malades et leur famille mais aussi pour le médecin lui-même, tenté de trouver dans son art le moyen de se glorifier et de s’enrichir. La finalité du médecin n’est ni ses intérêts ni la maladie elle-même mais la vie et le malade ainsi que ses proches.

Galien, l’autre référence incontournable

La doctrine d’Hippocrate a été enrichie par un des plus grands médecins de l’antiquité, Galien. D’abord philosophe et ensuite médecin, notamment auprès d’une école de gladiateurs, il est surtout célèbre pour son enseignement de l’anatomie et ses capacités de diagnostic médical. Il devient le médecin de l’empereur Marc-Aurèle et de ses fils avant de voyager.

Galien reprend l’idée des quatre éléments liquides constitutifs du corps et celle de leur déséquilibre comme cause des maladies. Il localise l’organe qui les fabrique. Le remède consiste alors à retrouver l’équilibre selon le principe des contraires. La pratique des saignées en est un exemple. À la doctrine des humeurs, il introduit une correspondance entre les tempéraments et les quatre éléments, classant les hommes entre les coléreux, les flegmatiques, les mélancoliques et les hommes sanguins. Cependant, il voit aussi dans les organes la cause de maladie. « Les lésions des fonctions viennent des parties malades ; les maladies des parties organiques lèsent les fonctions. » Si la bile jaune contenue dans la vésicule biliaire est en excès chez un individu, lui causant le tempérament colérique, il est alors recommandé d’éviter la chaleur du vin, surtout en été.

Toute chose doit atteindre une finalité. Chaque organe est alors défini par sa fonction. Un dysfonctionnement au niveau de l’organe est alors à l’origine de celui du corps. La connaissance anatomique associant organes et fonctions est donc essentielle pour déterminer la cause d’une maladie. Galien divise alors le corps en parties selon les principes de la physique aristotélicienne. Les pathologies sont aussi organisées en fonction des parties corporelles.

La doctrine a ensuite été enrichie, notamment par le savant Avicenne. Les traitements qu’il propose, sont à base essentiellement de plantes médicinales.

Une autorité toute relative

Comme dans de nombreux domaines des arts et des science, la médecine est emportée par le souffle de la Renaissance, c’est-à-dire par l’engouement à l’égard des textes et des sciences antiques. Les savants découvrent les œuvres originales d’Hippocrate et de Galien. Aucun ouvrage considéré sérieux au XVIe siècle ne peut les ignorer. De nos jours, nombreux sont ceux qui évoquent ce temps comme une renaissance médicale en dénonçant le moyen-âge comme « un long enlisement ». « Voici que l’esprit humain rejette le carcan rigide de la scolastique aristotélicienne et se libère de ce que les contraintes spirituelles et traditionnelles avaient d’excessif et de paralysant. »[5] Une telle remarque peut nous faire sourire quand Hippocrate et Galien imposent l’aristotélisme et que la Renaissance leur donne un autorité qui ne peut être contestée…

En effet, Hippocrate et Galien sont devenus les maîtres incontestés de la médecine comme le montre la présence de nombreuses éditions dans les bibliothèques des médecins au XVIe siècle. Dans celle du médecin lyonnais Henri Gras, parmi les 8500 volumes que contient sa bibliothèque, nous pouvons trouver 25 éditions d’Hippocrate, 24 de Galien[6]. Nombreux sont ceux qui traduisent puis commentent les textes anciens. Il est rare de voir un texte médical qui ne recourt pas à ces médecins antiques mais comme le montre une thèse[7], le recours à ces autorités incontestables servent souvent à légitimer une doctrine bien différente de la leur et à s’assurer d’un succès commercial.

Le recours nécessaire à l’autorité des savants antiques pour paraître sérieux et légitime est un signe indéniable de la domination de l’aristotélisme antique. Mais, en mettant en exergue les auteurs anciens et l’antiquité au détriment des connaissances acquises, la Renaissance enfermerait-elle les savants dans le dogmatisme comme le supposent certaines études ? « La physique aristotélicienne, dans le versant biologique porté par Galien, offre au XVIIe siècle un cadre de pensée dans lequel s’inscrivent la grande majorité des auteurs. »[8]

La fidélité à un art et à une philosophie

Aux XVI et XVIIe siècle, les médecins restent en fait attachés à l’empirisme hippocratique associés à ses principes philosophiques et à ceux de Galien. Comme le montrent leurs traités médicaux, ils mettent en œuvre une médecine basée sur l’observation du malade, sur les symptômes des maladies et sur la nature. C’est ainsi que le traitement de la maladie passe par un diagnostic précis. Les médecins reprennent aussi le principe qui fait du corps humain un tout individuel en lien avec le cosmos, la nature « une entité globale en rapport avec son environnement ». Ainsi, ils sont attachés à une philosophie de la nature et de l’homme dans laquelle l’examen du malade et le régime de vie s’insèrent sans contradiction.

Quel que soit l’art pratiqué, préventif ou thérapeutique, le médecin, le pharmacien ou le chirurgien ont ainsi toujours recours à des recommandations et à des conseils de vie selon les principes hippocratiques. Cherchant à utiliser la nature pour soigner son malade, par des régimes notamment, ils l’inscrivent dans son environnement naturel, réduisant au minimum son intervention selon le principe du juste milieu, principe si cher à l’aristotélisme. « Il s’agit finalement d’être modéré aussi bien dans les soins prodigués que dans le mode de vie choisi. »[9]

Fondé sur ces principes et sur l’observation du mode de vie de l’homme, les remèdes s’appuient sur un régime alimentaire simple et modéré, sur l’équilibre du sommeil, sur une vie tempérante, à la portée de toutes les bourses. Quoique très efficaces, ces remèdes ne requièrent pas de grandes compétences médicales et n’engendrent pas de grands risques de maux. En un mot, l’hygiène de vie est un remède préventif et thérapeutique en usage par tous ceux qui cherchent à soigner un malade. Ceux-ci se veulent l’allié de la nature. Cependant, nous pouvons noter une évolution majeure dans la pensée. La nature est étudiée, répertoriée et classée pour qu’elle soit au service de l’homme, ce qui explique l’essor prodigieux de l’histoire naturelle. Le savoir antique est de plus en plus enrichi et corrigé selon une perspective utilitariste.

À la recherche de la finalité

Le finalisme de Galien est aussi repris à travers les œuvres de la Renaissance qui soulignent la rationalité de la nature. Tout ouvrage d’anatomie précise la fonction et l’utilité des organes. Avec l’amélioration des connaissances du corps humain, grâce notamment aux dissections, la topologie du corps est améliorée, enrichie et précisée. L’anatomie fait en effet de grands progrès à partir du XVIe siècle. « Le corps, bien que résumé et ordonné en des typologies organiques précises, est en réalité la somme d’un très grand nombre de parties, porteuses d’autant de fonctions, de tempéraments et de facultés, susceptibles d’être dévoyés en cas de maladie. »[10] Les savants cherchent et identifient la localisation des organes responsables de telles fonctions et à l’origine d’un dysfonctionnement ou d’un déséquilibre. Ce travail permet ainsi d’élaborer une typologie des causes, de nature humorale, mécanique ou pneumatique, et de les ordonner. Ainsi, en détectant la fonction défectueuse, les praticiens appliquent un traitement adapté.

Au-delà du soin des corps, les médecins cherchent à répondre à la question de « pourquoi ». Ils veulent ainsi expliquer la nature. Pour cela, ils mènent des expériences médicales et pratiquent assidûment la dissection, apportant des arguments à leur théorie. Mais comme le note William Harvey (1578-1657), l’expérience à laquelle il recourt pour découvrir la circulation du sang ne constitue pas en soi un argument suffisant. Il utilise aussi des arguments philosophiques pour y parvenir.

Et l’âme, que devient-elle ?

Reprenant Platon, Galien a localisé les âmes végétatives, animales et rationnelles dans le corps, respectivement dans le foie, le cœur et le cerveau. Or, rejetant cette idée platonicienne contraire au principe de l’unité d’action, les médecins et les anatomistes sont plus fidèles à la pensée thomiste, c’est-à-dire à la présence d’une seule âme. La division de Galien traduit plutôt les trois natures des facultés de l’homme, c’est-à-dire les facultés rationnelles, sensitives et végétatives. L’âme est alors considérée comme chargée des opérations rationnelles et de la motricité du corps. Elle demeure la forme du corps qui l’anime tout entier alors que les parties du corps sont ses instruments.

L’anthropologie chrétienne est le cadre de pensée dans lequel les savants effectuent leurs recherches. L’âme est principe de vie, de nature immatérielle, spirituelle et finalement immortelle. Au contraire des autres organismes vivants, elle est rationnelle. C’est pourquoi la doctrine chrétienne ne cherche pas à localiser l’âme.

Les médecins n’ignorent pas l’âme. Selon Ambroise Paré, « étendue par toutes les parties du corps, elle est toutefois tout entière en chacune des parties, et une en soi, ayant plusieurs facultés, puissances, vertus et opérations en diverses parties du corps »[11]. Elle « vivifie le corps », « juge et sépare le vrai d’avec le faux » ou encore est à l’origine de la volonté. Considérant l’âme « incorporée », elle « n’occupe point de lieu par extension corporelle ». Nous retrouvons cette conception de l’âme chez les médecins André du Laurens, ou encore de la Framboisière. Les aveugles ne suivent pas aveuglement le galénisme.

En outre, conscient de l’unité du corps et de l’âme, les médecins savent que le soin de l’homme passe par la guérison du corps et par celle de l’âme. Certes, ils savent que le soin du corps relève de leurs compétences mais ils ne peuvent être indifférents au soin de l’âme.

Une controverse instructive

             William Harvey          

Harvey a développé sa théorie du sang à partir de ses expériences et de sa métaphysique. Il l’inscrit en fait dans une conception de la nature et de l’homme, une conception aristotélicienne christianisée. Mais, sa théorie ne fait pas l’unanimité. Elle provoque en effet une vive controverse avec Descartes et le médecin Riolan (1577-1657). Cependant, l’analyse de leurs objections montre que leur désaccord vient de leur conception de la vie et de la science. « La controverse sur le sang confronte une pluralité de conception de la vie préconisée respectivement par Harvey, Descartes et Riolan. Cette diversité renvoie simultanément plusieurs métaphysiques (aristotélicienne, cartésienne, ou néoplatonicienne), plusieurs types de rapports entre philosophie naturelle et théologie (compatibilité, distinction ou esthétique) du corps humain. » Leur controverse porte donc sur les fondements de la science et sa finalité.

Opposé à la pensée aristotélicienne, Descartes « réfute les causes finales au profit des causes efficientes. C’est pourquoi il n’y a pas de différence de nature entre une horloge ou une fontaine et le corps vivant. […] Ainsi la controverse entre Descartes et Harvey sur le sang marque une pluralité de rationalités. Son véritable enjeu réside dans la capacité à pouvoir discriminer entre deux représentations de la vie, deux métaphysiques et deux ontologies. »[12] Néoplatonicien, Riolan s’oppose à Harvey à partir de l’esthétisme si cher à Platon. En outre, contrairement à Harvey qui ne cherche pas à mieux connaître Dieu dans ses expériences, voyant simplement une compatibilité entre ses observations et sa foi, Riolan veut plutôt « accomplir la théologie parfaite en saisissant la finalité des parties du corps » à partir d’une conception platonisante de la vie.

La science soumise à la théologie ?

Selon certains commentateurs, l’Église impose son anthropologie aux savants comme d’autres doctrines. « Depuis le XIIIe siècle, la théologie revendique le droit d’imposer aux autres facultés certaines doctrines, dont celles qui concernent la relation du corps et de l’âme [...], et de leur défendre d’autres »[13]. C’est non seulement méconnaître la réalité des faits historiques mais c’est aussi bien mépriser les savants et les médecins de leur temps. La rigueur logique et l’honnêteté ne seraient-elle que l’apanage de nos temps modernes ? Il est en effet difficile de voir en un Ambroise Paré un homme conditionné par les clercs, lui qui n’a pas connu les bancs de l’Université et qui adhère aux idées protestantes.

En outre, le savant n’est pas seulement médecin ou cloisonné dans un espace de savoir, ignorant ce qu’il se passe en dehors de son cercle. Il est aussi philosophe, théologien, mathématicien, physicien, etc. Formé par l’Université de Padoue, William Harvey puise dans ses observations, des œuvres arables et occidentales, les éléments qui lui permettront de découvrir la circulation du sang. Il est aussi philosophe.

Enfin, les médecins sont conscients de la limite de leur art et de leur connaissance. Dans la préface d’un de ses ouvrages, publié en 1525, Ambroise Paré tourne son regard vers Dieu. « Je le pansai, Dieu le guérit. » Les médecins n’oublient pas en effet Dieu. Ils savent par leur expérience et leurs connaissances qu’Il ne peut être oublié. Comment peuvent-ils L’ignorer quand la « construction admirable » du corps renvoie nécessairement à « l’art admirable du Créateur »[14] comme s’exclamait déjà Galien en son temps païen ? Les merveilles de la nature et du corps humain sont autant de signes de la perfection de Dieu. Rares sont en effet les médecins qui n’exaltent pas la beauté et le raffinement de la physiologie humaine.

Conclusions

La pratique médicale et l’étude du corps humain ne sont pas séparables de la foi qui anime les médecins et les savants. Réellement croyants, des médecins prient Dieu de guérir leurs malades. Leur pratique est aussi animée de la morale chrétienne, tournée vers le bien du malade, y compris celui de son âme au moment même où elle risque de rejoindre son Créateur. Finalement, le savant ou le médecin appliquent naturellement dans son travail les vertus de foi, d’espérance et de charité.

Leurs connaissances sont guidées par les principes et les théories d’Hippocrate et de Galien. Ceux-ci dominent de manière incontestable la médecine du XVIIe siècle sans néanmoins imposer aux savants un carcan rigide. Ils n’empêchent pas non plus les progrès de la connaissance et de la médecine. Notons que la médecine exercée et enseignée porte sur l’homme dans sa totalité et au sein de son environnement. L’engouement excessif auprès des savants antiques au cours de la Renaissance les rend néanmoins incontournables pour légitimer une thèse. Ces principes et ces théories restent néanmoins compatibles avec la conception chrétienne de la vie.

Les théories se développent aussi avec les expériences médicales et l’observation selon des méthodes scientifiques de plus en plus méthodiques, apportant de nouvelles connaissances et un réel progrès dans le traitement des maladies. La science médicale se fonde donc sur une philosophie naturelle et l’empirisme. Conscients de leurs propres limites et de leurs pouvoirs, les savants demandent un juste équilibre entre la théorie et l’empirisme, entre la pratique et la morale chrétienne.

Mais, comme le révèlent certaines controverses, une véritable révolution s’annonce dans les connaissances médicales et dans le savoir de manière générale, non pas parce qu’elles vont impliquer un changement dans la conception de la vie mais parce que de nouvelles conceptions de la vie vont réorienter le savoir et ses fondements. La modernité va rompre l’équilibre entre raison et empirisme, éloignant probablement l’homme de la nature, oubliant qu’il est un tout…  


Notes et références

[1] Voir Émeraude, mai 2021, article, « Descartes, une nouvelle conception de l'homme, de l'âme et de la vie ».

[2] Hippocrate, Serment, texte grec ancien, traduit par Émile Littré.

[3] Hippocrate, Préceptes, 9, Collection hippocratique.

[4] Hippocrate, De decente habitu. 

[5] La médecine de la Renaissance du XIVe et du XVIe siècle, à partir d’Histoire de la médecine, Bariéty M. et Coury Ch., Fayard, 1963, accessible le 20 mai 2021, medarus.org.

[6] Voir Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle, Cécile Floury-Buchalin, thèse de doctorat, tenue à Lyon le 11 décembre 2020.

[7] Voir Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle, Cécile Floury-Buchalin.

[8] Cécile Floury-Buchalin, Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.

[9] Cécile Floury-Buchalin, Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.

[10] Cécile Floury-Buchalin, Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.

[11] Ambroise Paré,  Les œuvres de M. Ambroise Paré conseiller, et premier chirurgien du Roy, 1633, dans Cécile Floury-Buchalin, Le corps malade, entre pléthore et corruption, écrits médicaux et religieux au XVIIe siècle.

[12] Sarah Carvallo. La circulation sanguine comme pierre de touche : Harvey, Riolan, Descartes, Lato Sensu, revue de la Société de philosophie des sciences, Société de philosophie des sciences, 2016, 3, hal.archives-ouvertes.fr.

[13] Ian Maclean, Corps et âme selon les médecins et les théologiens du XVIe siècle : le conflit des facultés, Annuaire de l’École pratique des hautes études, section de sciences historiques et philologiques, 139, 2008.

[14] Galien, Œuvres médicales choisies, De l’utilité des parties, livre XIV.

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