De
nos jours, le corps est souvent représenté comme une machine au mécanisme
très perfectionné, où tout n’est qu’affaire de rouages, de flux ou de
molécules. Selon cette conception, nos fonctions vitales, nos sentiments, nos
passions, et même nos idées ne sont que des produits de phénomènes physiques,
mécaniques et chimiques. Les robots ne cessent de nous ressembler de plus en
plus au point que nous puissions imaginer qu’un jour, des automates similaires
à notre corps, agissent comme nous et puissent même réfléchir comme nous. Les
progrès de la médecine et de la biotechnologie dépassent désormais les rêves
les plus fous des auteurs de science fictions des siècles passés. Les
expressions comme celle d’« intelligence
artificielle » nous font aussi croire qu’au-delà de notre corps, nous
ne sommes finalement qu’une machine bien programmée qui diffèrent des animaux
et des plantes en raison de la complexité et du nombre de lignes de codes.
Une
telle perception du corps humain nous renvoie à des doctrines médicales
qui portent le nom d’« iatrophysique »[2]. Celles-ci
portent le nom d’ « iatromécanique » quand le
corps est réduit à un mécanisme, d’« iatrochimique»
s’il n’est que réactions chimiques. Ces doctrines, qui datent du XVIe siècle et
se sont imposées à partir du siècle suivant, ne sont pas sans conséquence sur
notre manière de vivre et de penser. Selon certains commentateurs, elle
viendrait de Descartes, ce que l’histoire ne peut guère soutenir. Derrière ce
terme, se cachent en fait une diversité de conceptions. Nous allons nous
y attarder…
La vision mathématique du
monde
La philosophie de Descartes
rend le réel plus facilement et sûrement accessible au travers d’objets mesurables
et surtout manipulables par différentes opérations, c’est-à-dire par l’esprit.
La nature est alors devenue exprimable par des rapports mathématiques. La
connaissance du monde, y compris celle de la vie, ne passe donc plus par
l’essence des choses, c’est-à-dire par ce que sont les choses en
elles-mêmes, mais par des grandeurs et des relations, considérées comme
beaucoup plus sûres et rentables pour les scientifiques. Les succès incroyables
qu’ils ont obtenus à partir du XVIIIe siècle ont confirmé l’efficacité de cette
manière de percevoir le monde.
Mais, la réalité des choses
et donc l’intelligibilité de la nature ont aussi fini par n’être concevables
que sous leur forme quantitative et observable. Toute autre manière de les
saisir est devenue caduque ou illégitime. Et c’est tout le drame de l’homme
moderne, qui ne peut ni réfléchir ni décider sans l’aide de chiffres et de
courbes. À ses yeux, la vérité n’est exprimable que sous forme mathématique.
Or, l’âme se laisse difficilement enfermable dans l’étroitesse d’une équation
mathématique. Elle est alors exclue de cette réalité…
La vie selon la vision
cartésienne
La conception d’un corps
comme une machine peut provenir d’un raisonnement comme nous le montre
Descartes. À partir de son célèbre cogito, selon un procédé purement déductif,
il en arrive à considérer les corps vivants comme de nature identique à tout
corps, ne se distinguant que par la complexité du fonctionnement. Le corps
ne serait finalement qu’une machine et la vie qui l’anime le résultat d’un
fonctionnement complexe. « Loin
d’expliquer la vie, le cartésianisme en supprimait même la notion : la
biologie n’était qu’un cas particulier de la mécanique universelle. »[4]
La vie n’a donc plus pour
origine l’âme, qui se réduit à n’être que le moi de l’individu,
tant elle s’oppose par sa nature au corps. N’étant pas quantifiable, elle ne
peut guère entrer dans une représentation mathématique et finalement intéresser
le scientifique tel que Descartes. Pourtant, celui-ci ne peut ignorer les
données de notre expérience quotidienne. Le dualisme qu’il a défini de
manière spéculative se heurte en effet à la réalité qui lui fait percevoir
l’union intime de l’âme et du corps. Descartes en arrive donc à proposer des
hypothèses sur le fonctionnement du corps et sur les interactions entre ces
deux substances indépendantes et contraires que sont l’âme et le corps. C’est
ainsi qu’il suggère que la glande pinéale soit le lieu de leur interaction.
Mais cette hypothèse est vite démontée par les scientifiques de son temps, n’y
voyant qu’une échappatoire à une contradiction inhérente à sa pensée.
Descartes n’est pas le seul
à concevoir le corps vivant comme une machine soumise aux lois de la physique.
La conception mécaniste du corps vivant est aussi présente chez d’autres
scientifiques mais de manière différente et pour d’autres raisons. Contrairement
à notre héros national, ce sont en effet des praticiens qui pensent et
élaborent un modèle par la connaissance du corps et plus précisément par la
description exhaustive de sa structure en raison du développement de l’anatomie
et donc par l’observation. Leur maître à penser est plutôt Galilée. Ce sont
surtout des scientifiques italiens, philosophes et médecins.
Un mécanisme empirique
Lorenzo Bellini
(1643-1704) applique aussi à son tour la mécanique et le calcul à la
physiologie, notamment pour décrire la structure et l’usage des reins. Alors
que Borelli considère encore l’âme comme la cause des mouvements et le principe
de vie, pour Bellini, l’action de l’âme sur le corps, sans laquelle il n’y a
point de mouvements, échappe aux savants.
Malpighie cherche donc des
éléments de compréhension sur des points particuliers du corps humain. Pour
cela, il décompose les organes en partie plus fines afin d’identifier leur
structure, c’est-à-dire leur agencement ou configuration interne. Et comme ces
parties sont communes aux autres êtres vivants, beaucoup moins complexes et
plus manipulables que le corps humain, il utilise la méthode analogique pour
expliquer les processus. Laissant les mammifères et les insectes qui lui
donnent trop de difficultés, il a alors recours aux plantes. Il met ainsi en
œuvre ce qui sera appelée au XIXe siècle l’anatomie comparée…
Le développement de la
connaissance par analogie
Giorgio Baglivi
(1668-1707) est un des élèves de Malpighie. Nous connaissons bien sa pensée
grâce à ses ouvrages qui présentent une philosophie de la médecine, une
philosophie qui sait lier l’observation et la raison, l’expérience et
l’autorité des maîtres anciens. Il s’oppose fortement à « la manie de bâtir des systèmes »[7].
Il refuse aussi toute médecine exclusive, n’hésitant pas à trouver dans la
médecine chinoise des remèdes. Il s’oppose ainsi à toutes les théories qui
imposent leur manière de voir sans prendre en compte l’observation et la
pratique, c’est-à-dire l’expérience. Le médecin recherche certes des règles
mais ne bâtit pas des systèmes ou des philosophies.
Baglivi rappelle aussi les
principes du raisonnement par analogie. « Toute comparaison ne doit se faire qu’entre des êtres de même genre,
entre un végétal et un autre ; entre deux minéraux ou deux corps animés,
et ainsi de suite ; de façon que chaque attribut de la chose comparée
puisse se vérifier sur celle à qui on la compare. »[8]
La comparaison permet de mettre en lumière des réalités observées. Comme
le corps de l’homme est matière et donc soumis à ses lois, l’usage de la
physique et des mathématiques à la structure du corps vivant est « philosophiquement raisonnable »[9],
mais souligne-t-il, « en tout ce qui
regarde la structure animale ».
Une question de méthode
Pour décrire le muscle, ses
composants et son mouvement de contraction, Sténon utilise une représentation
géométrique, utilisant alors les mathématiques, afin de mieux comprendre sa
structure. « Afin de comprendre
plus distinctement la confrontation des muscles, je proposerai les explications
de tous les termes comme les géomètres ont l’habitude de le faire, selon un
ordre synthétique et sous ne nom de définitions, en commençant par la fibre
motrice. »[10]
Les mathématiques lui permettent de décrire la structure des muscles sans
s’immiscer dans des calculs comme l’a fait Borelli. Cependant, ce n’est par
elles que Sténon démontre ses thèses. « Toute la géométrisation de Sténon s’appuie sur d’abondantes expériences
anatomiques : elle ne s’y substitue pas, ni, moins encore, n’en minore
l’importance. »[11]
Les mathématiques facilitent la compréhension de son modèle.
Dans son ouvrage intitulé Discours
de Monsieur Sténon sur l’anatomie du cerveau[12],
Sténon avoue d’abord son ignorance sur cette partie du corps humain. « Je n’y connais rien », écrit-il
simplement. Il est pourtant déjà connu pour avoir écrit des ouvrages
d’anatomie, notamment sur les muscles. Alors qu’il avoue son ignorance sur une
partie du corps humain la plus délicate, Sténon s’étonne de l’assurance de ceux
« qui ont le caractère affirmatif si
prompt », qui « vous
donneront l’histoire du cerveau, et la disposition de ses parties, avec la même
assurance, que s’ils avaient été présents à la composition de cette
merveilleuse machine, et qu’ils avaient pénétré dans tous les desseins de son
grand Architecte. » Il explique notamment qu’il est erroné de
croire que la connaissance de la nature physiologique du cerveau suffit pour
connaître l’âme.
Dans ses ouvrages, il
apparaît que l’usage des mathématiques dans la science de la vie a pour
objectif d’améliorer les techniques d’anatomie, de mieux présenter
et analyser les observations. Il ne cherche pas à expliquer par exemple
la cause des mouvements mais à présenter la manière dont s’accomplit leur
processus afin de mieux éclaircir leur fonctionnement.
Le corps, une machine
hydraulique ?
Enfin, terminons cette
rapide description de l’iatromécanisme par d’autres conceptions, celle de Boerhaave
(1668-1738) et d’Hofmann (1660-1742), où le corps apparaît comme un
ensemble de solides et de liquides soumis aux principes de forces motrices qui
déterminent les mouvements et les actions des uns sur les autres. Le corps
humain n’est en fait qu’« une
machine hydraulique », dotés de mouvements. Boerhaave et d’Hofmann ont
la particularité de vouloir réunir dans leur doctrine l’ensemble des
résultats scientifiques de leur époque.
Élève de Boerhaave, Hoffmann
ne cherche pas seulement à décrire ce qui est observé et à modéliser le corps
mais de déterminer aussi les causes de la vie selon le principe que tout est
mouvement. « Il faut chercher la
raison formelle et l’essence de la vie dans les mouvements qui se produisent en
la machine de notre corps, machine si ingénieusement agencée au moyen du
ressort des solides et d’innombrables tubes de diverse grandeur, forme et
figure »[15].
C’est ainsi qu’il définit la vie comme « mouvement progressif et circulaire des liqueurs, causé par la pression
du cœur et des artères et le ressort des fibres, lequel au moyen des sécrétions
et excrétions, conserve tout le corps dans son intégrité, la préserve de la
corruption, et règle toutes les fonctions. »[16]
Mais ne confond-il pas la vie avec ses phénomènes ?
Cependant, Hoffmann n’ignore
pas l’âme qui utilise le corps comme un instrument tout en l’excluant de ces
modèles car « le recours à un tel
concept théorique est dénué de valeur explicative »[17].
Elle n’apporte aucune raison explicatives sur les forces motrices qui
animent le corps et aucune certitude. Il est convaincu néanmoins qu’un
principe spirituel est à l’origine des mouvements volontaires, réintroduisant
les notions d’âmes sensitive et rationnelle pour expliquer les capacités
imaginatives et désirantes de la machine, croyant en leur séparation. Par
conséquent, l’âme est exclue en raison de son inutilité. Le corps est
ainsi défini comme « un tout
fonctionnel autosuffisant, quitte à admettre pour une catégorie spéciale de
phénomènes que les dispositifs physiologiques apparaissent comme des
instruments dirigées par l’âme. »[18]
Finalement, « par corps organique humain, j’entends la
partie matérielle visible de l’homme, construite de diverses parties assemblées
avec la plus grande sagesse et mécaniquement unie en vue de subir des
mouvements déterminés : cette partie est dotée de vie propre et constitue
l’organe des opérations déterminées de l’âme. »[19]
Conclusions
La comparaison du corps à
une machine est alors, pour ces savants, un moyen
pratique de décrire sa structure et d’expliquer son fonctionnement par analogie.
Ce type de raisonnement est un procédé efficace et simple qui permet de
modéliser et de comprendre le corps vivant afin de mettre en valeur ce que le
scientifique peut retirer de son observation. Mais la comparaison n’est ni
identité ni confusion. Le modèle n’est pas réalité. Or, comme le signale
Sténon, de plus en plus, les principes d’une méthode deviennent principes
philosophiques.
Enfin, constatons que ces
savants ne remettent nullement en cause la conception de l’âme comme principe
de vie comme ils sont aussi persuadés de son union avec le corps. Ils sont convaincus
de sa nature spirituelle mais l’excluent de leur modèle puisqu’elle n’est ni
saisissable par leur scalpel ni modélisable.
Finalement, le corps
apparaît pour certains comme un instrument à disséquer quand d’autres le
perçoivent uniquement comme objet de connaissances, manipulable par l’esprit.
Les conceptions mécanistes du corps se distinguent ainsi par leurs méthodes et
leur finalité. Cette opposition se retrouve aussi dans la pratique de la
médecine qui se divise entre les médecins rationnels et les médecins
empiriques, entre les savants cloisonnés dans leurs certitudes et les savants
éclectiques ouverts à tous les domaines de la connaissance. La comparaison
entre le corps et la machine résulte pour les premiers de théories
philosophiques alors que pour les seconds, elle n’est qu’une méthode
analogique. L’histoire montre que ce sont bien les seconds qui ont élaboré la
science de la vie. Cependant, un danger menace les partisans de cette méthode
empirique, l’inféodation de la science de la vie aux mathématiques, ce
qui impliquerait l’exclusion de l’âme dans leur vision de la vie…
Notes et références
[1]
Georges
Canguilhem, Encyclopædia Universalis, article
“Vie”, 1989
[2] Le préfixe « iatro » est tiré du grec qui nous
renvoie à la médecine.
[3] Voir Émeraude,
juin 2021, article « L'homme de Descartes, une rupture lourde de
conséquences ».
[4] Paul Vernière, Spinoza
et la pensée français avant la révolution, PUF, 1982 dans Entre
chimie et biologie : nutrition, organisation, identité, Cécilia
Bognon-Kiss, Philosophie, Université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2018.
[5] Raphaël Andrault, Leibniz
et les iatromécaniciens, dans Studia Leibnitiana, Bd.38/39, h. 1,
2006/2007, www.jstor.org. L’auteure étudie les rapports entre les
iatromécaniciens et Leibniz à partir de la correspondance de ce dernier.
[6] Malpighi dans Raphaël
Andrault, Leibniz et les iatromécanicien.
[7] G.Baglivi, De
l’accroissement de la médecine pratique, Chap. III, I
[8] G.Baglivi, De
l’accroissement de la médecine pratique, Chap. VI, I
[9] G.Baglivi, De l’accroissement
de la médecine pratique, Chap. VI, II.
[10] Sténon, Specimen,
4, Opera
philosophica, 2, 68, dans Mathématiser l’anatomie : la myologie
de Niels Stesen (1667), Raphaële Andrault, ENS Lyon, Early
Science and Medecine, vol. 15, n°4-5, 2010.
[11] Raphaële Andrault, Mathématiser
la médecine : les enjeux de la position leibnizienne, dans Leibniz
and the Empirical Sciences, édition Juan Nicolas et Sergio Toledo,
éditorial Comares, 2011, halshs.archives-ouvertes.
[12] Œuvre accessible par
Gallica, Discours de Monsieur Sténon sur l’anatomie du cerveau à
messieurs de l’assemblée, qui le fait chez Monsieur Thevenot, 1669, gallica.bnf.
Sténon écrit en français à une assemblée de savants, adeptes des sciences
expérimentées. Les citations sont traduites en français moderne.
[13] Boerhaave, Institutions
rei medicae, proposition 27, 1708, dans Étude sur Hermann Boerhaave,
[14] Boerhaave, Institutions
rei medicae, proposition 39 à 41.
[15] Hoffmann, Commentarius
de differentia inter Friderici Hoffmanni doctrinam medico-mechanicam et Georgii
Ernesti Stahlii medico-organicam, §52, Operum omnium physic-medicorum
supplementum, I, dans La physiologie mécaniste d’Hoffmann,
François Duchesneau, dans Dix-huitième siècle, n°23, 1991, Physiologie et
médecine, www.persee.fr.
[16] Hoffmann, Commentarius, §52, Operum omnium
physic-medicorum supplementum, I.
[17] François Duchesneau, La
physiologie mécaniste d’Hoffmann.
[18] François Duchesneau, La
physiologie mécaniste d’Hoffmann.
[19] Hoffmann, Operum omnium
physic-medicorum supplementum, I.
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