" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 décembre 2020

Où réside mon bonheur ? Le Seigneur est mon secours

Nous aspirons tous au bonheur. Ce constat n’est guère une nouveauté. Socrate nous l’a déjà rappelé dans sa lointaine antiquité. Nous agissons tous selon ce que nous considérons comme notre bien. Mais l’expérience humaine et notre propre expérience nous témoignent aussi que notre malheur provient d’une erreur : nous croyons bien ce qu’est mal et mal ce qui est bien. C’est pourquoi toute doctrine morale qui ne se contente que de nous indiquer la voie à suivre sans nous désigner le but à atteindre est sans intérêt, voire dangereuse. La véritable question que nous devons nous poser est bien celle-ci : qu’est-ce que le bonheur ?

Or la question est au centre de bien des discours qu’elle nous semble sans réponse. La pluralité des réponses peut même nous décourager, voire nous effrayer. Avant même de les entendre, nous fermons notre intelligence et refusons de les écouter. Pourtant, la question demeure au cœur de toutes nos préoccupations quoique nous puissions dire ou penser. Il est cependant vrai que l’indifférence à l’égard de cette question est un grand mal de notre siècle, un des plus grands virus qui se répand dans le monde et auquel l’humanité n’est encore guère immunisée. Mais pour les esprits encore éveillés, la question demeure.

Pour un instant, n’ouvrons point d’ouvrage de philosophie de peur de nous lasser et d’importuner nos lecteurs. Utilisons seulement et à bien escient l’expérience humaine et notre propre expérience pour en tirer des leçons et saisir ainsi quelques bribes de vérité dans notre quête du vrai bonheur…

« Science trop merveilleuse pour moi, elle est trop élevée pour que j’y puisse atteindre. » (Psaume CXXXVIII)

L’homme n’est pas que chair et sang. Il ne se réduit pas à un corps que des lois physiques modèlent, organisent et animent. La science, qui se limite à la matière et ne peut aller au-delà sans se perdre, ne peut donc l’atteindre dans sa totalité en dépit de tous les progrès que l’homme est capable de faire. Si notre espoir se fonde seulement sur elle et ses œuvres, nous ne pouvons alors qu’être déçus. Le XXe siècle nous a appris, souvent à notre dépend, l’erreur d’une telle confiance. Nous songeons encore à ces scientifiques qui, au lendemain des découvertes de la relativité ou de la physique quantique, ont déchiré avec fracas toutes leurs illusions. La réponse de la science à notre quête ne peut donc qu’être incomplète, imparfaite. La science ne peut donc connaître le véritable bonheur.

Bien plus encore, et notre passé nous l’enseigne avec évidence, la science est parfois source de malheurs et de drames. Elle a fourni aux hommes, pas souvent mal intentionnés, une puissance redoutable aux effets démesurés, armes d’autant plus terribles que sa victime n’était autre que la vérité. Au nom de théories fragiles et hypothétiques, souvent empreintes d’idéologie, des esprits forts d’une rhétorique puissante et habile, et usant du mirage de la science, ont su faire croire que le progrès scientifique était gage de bonheur. Le XXe siècle a rapidement montré l’erreur de ces penseurs funestes. Les événements qui ont brisé tant de vies de manière atroce sont les fruits amers de cette vaine et dangereuse illusion. Pourtant, l’histoire se répète. Ses leçons oubliées, le cauchemar se poursuit. Forts de ses résultats, certes fantastiques mais toujours incertains et limités, des paroles identiques nous font encore croire que l’avenir se trouve assurément dans la science. Les pages douloureuse de notre passé ne semblent pas suffire pour éclairer les esprits.

Derrière nombre de théories, se dissimulent parfois des opinions et des positions bien éloignées de l’impartialité et de la vérité dont leur auteur se réclame. Que d’idées personnelles, de préjugés et de mensonges en effet voilés de fausses certitudes ! Que de croyances derrière la main qui manipule l’instrument ! Que d’humain chargé d’histoire derrière une formule ! Le positivisme ou le scientisme n’ont cessé de faire des ravages dans de nombreuses âmes, et leurs œuvres se poursuivent encore, motivées par l’orgueil et la vanité, en dépit de leur évident échec.

Faut-il néanmoins condamner la science ?

Si celle-ci œuvre dans les limites qui lui sont assujetties et selon la fin pour laquelle elle est, elle ne peut que soulager notre misère et apporter un appui inestimable aux maux de l’humanité. Source inépuisable de connaissances, elle fait reculer l’empire de l’ignorance et du mensonge, et d’un ton calme et assuré, elle peut faire taire les faiseurs de rêves. La nature mieux connue nous parlera davantage de ses merveilles et saura nous donner ce qu’elle peut nous offrir sans souffrance inutile ni épuisement. Elle apporte ainsi au corps et à l’esprit ce dont ils ont vraiment besoin. Mais laissée à elle-même sans surveillance ni contrainte, livrée aux desseins des hommes, portée par de faux espoirs ou poussée par de mauvais appétits, elle ne peut que se perdre et nous perdre. Par conséquent, si sans conscience et ni contrôle elle n’apporte que ruine et malheur, ce n’est pas la science qui procure le bonheur à l’homme.

« Il vaut mieux se confier au Seigneur que de se confier dans l’homme. » (Psaume CXVII) 

Revenons encore sur un des beaux fruits de la science. Osons même la dépasser pour étendre notre regard sur les autres matières de la connaissance, certes moins exactes mais encore d’une grande richesse. Par leurs efforts, elles nous éclairent notre monde et notre nature, et de sa lumière, nous grandissons dans un univers mieux apprivoisé, dont la beauté et l’ordre nous émerveillent davantage. Que de joies en effet éprouvées sur les bancs de l’école en écoutant le professeur livré sa science ! Que de belles émotions à la lecture d’un ouvrage savant ! Que de souvenirs d’étudiants encore ardents ! Notre savoir nous éloigne aussi bien des tromperies et nous aident à frayer notre chemin dans ce monde aux multiples dangers.

Mais lumière, joie et force, tout cela risque de se dissiper rapidement quand notre esprit mieux éclairé découvre en fait devant lui l’étendue toujours plus grande de notre ignorance. Plus la nature dévoile sa grandeur et ses richesses, plus nos certitudes faiblissent devant notre petitesse. Car finalement, que montre notre savoir si ce n’est notre misère ? Et si nous nous soumettons à cette réalité qui s’impose, notre bonheur nous paraît encore bien plus éloigné que nous l’avons cru. Des âmes plus optimistes ou idéalistes pourraient croire qu’un jour, rien ne nous sera caché. Nous nous souvenons encore de ces esprits nourris de rêves qui, dans leur ivresse insensée, croyaient contenir tous les secrets de la vie dans de gros volumes de livres. Le XIXe siècle s’est à peine achevé dans cette chimère que, plus sage, le siècle suivant en a montré l’orgueil et la vanité. Quelques brefs articles d’un véritable génie ont suffi pour briser cette folie. Le bonheur ne se livre pas dans une encyclopédie aussi vaste et profonde soit-elle.

Et même si nous parvenions à connaître tous les mystères de la vie, du monde infiniment petit à l’espace infini, si nous arrivions à embrasser l’histoire et à prévoir l’avenir, à connaître les pensées les plus intimes et les remèdes aux maux les plus terribles, nous ne serons pas encore satisfaits de notre savoir tant notre appétit demeure sans limite. Quelles que soient l’étendue et la profondeur de nos connaissances, nous rechercherons toujours plus loin, assurés de leur incomplétude et de leur incertitude. Car face aux questions essentielles qui nous préoccupent et nous tourmentent, elles demeureront encore bien légères et sans envergure, nous laissant encore plus dans notre misère.

Devons-nous alors nous plaindre de nos progrès dans nos connaissances qui, chaque jour, s’accroissent et nous éloignent des mensonges, des préjugés et des erreurs ? Sans lumière, la liberté ne serait qu’illusion et vanité. Mais à quoi servirait la lumière si nous demeurons aveugles ? Que nous serviraient nos bibliothèques si les livres qu’elles regorgent sont écrits dans un langage qui ne nous touche pas ? Que servent nos connaissances si finalement elles sont silencieuses et oisives ? Et que faut-il connaître encore pour entendre ce que le temps ne cesse de nous dire ?

N’avons-nous pas des écoles pour transmettre tout le savoir à nos chers enfants ? Elles n’ont jamais été aussi nombreuses. Les livres ne le diffusent-ils pas dans tous les foyers ? La parole n’a jamais été aussi libre. Jamais sans-doute dans l’histoire de l’humanité le savoir n’a été autant accessible aux hommes ! Pourtant, qui ne voit pas ce qui nous arrive ? Sommes-nous les seuls à entendre l’inconcevable ? Jamais l’homme n’a été autant instruit et pourtant, jamais il n’a été soumis au joug de l’émotion et aux événements.

Il suffit d’un virus, certes mortel, pour que la société vacille et qu’elle cesse d’exister, pour que les hommes tremblent dans leur chaumière, effrayés de perdre la vie du corps et son confort. De nos jours, ils agissent comme des pantins aux mains des plus malins. Les beaux penseurs et orateurs n’ont jamais eu autant d’individus à conduire là où ils le voulaient. Les complots les plus fantaisistes et les décisions politiques les plus stupides n’ont jamais autant fait rire ou pleurer. Et pourtant, nombreux sont ceux qui s’y soumettent sans sourciller. Faut-il en effet être aveugle pour ne pas voir la bêtise humaine toujours œuvrer et le mal commettre ses méfaits en toute impunité ?

Contrairement aux belles pensées d’une époque révolue, l’instruction n’est pas toujours synonyme de bonheur et de liberté. Il est vrai que dans notre tête bien pleine, la connaissance n’est pas seule. Il s’y mêle  mensonges et erreurs. Et sans une intelligence bien formée, que vaut en effet le savoir ? L

« Le secours de l’homme n’est que vanité » (Psaume LIX)

Pouvons-nous alors trouver notre bonheur en notre raison, nous qui avons la chance d’être rationnels ? La raison est un bien excellent que Dieu nous a donné mais ce guide nous montre bien des faiblesses quand les unes après les autres, les pages de notre histoire nous montrent les maux qu’elle a causés. Mal usée, elle est un outil bien dangereux. En son nom, bien des fautes irréparables ont en effet été commises. Bien des malheurs en sont sortis. Nombreuses sont les philosophies qui ont égaré l’homme dans des voies parfois cruelles et ont détruit bien des trésors. Nombreux ont été les philosophes qui par leur langue ont fait naître de véritables assassins. Ils ont armé des bourreaux, justifié des crimes, rendu odieuses de belles intentions. Mais combien ont-ils été jugés devant le tribunal des hommes ? Nombreux sont impunis ceux qui ne s’arment que de paroles et de pensées, laissant la justice frapper ceux qui ont eu le courage, la naïveté ou la folie de les entendre et de les accomplir. Que seraient l’eugénisme et le nazisme sans Darwin ? Que serait le livre rouge du communisme sans Lénine et Marx ? Que seraient les terreurs de la révolution sans Rousseau et Voltaire ? Et pourtant, ces philosophes sont regardés comme des héros et des dieux, leur nom inscrit dans le panthéon de l’humanité alors que leurs victimes gisent dans le silence des mémoires…

La vérité que les hommes recherchent depuis tant de siècles se montre avec tant de visages qu’elle paraît pour certains une chimère. Dans la diversité, il n’y voit qu’opinion et suspicion, ne cherchant guère la parole qui dit vrai. Finalement, tout leur est indifférent, erreur et mensonge compris. Pour d’autres, n’écoutant guère les fantômes d’antan, la nouveauté fait office de vérité au point qu’ils oublient que rien n’est neuf.

La diversité des philosophies ne traduit que la faiblesse de notre raison et les limites de notre entendement. La raison est comme notre nature, limitée et influençable. Tout ne peut être expliqué de manière rationnelle comme tout ne peut pas être connu par elle. Elle est certes un puissant moyen pour découvrir la vérité et l’erreur, pour œuvrer pour le bien et combattre le mensonge, mais elle demeure sous l’emprise de l’homme, de ses défauts et de ses vices. Qui peut encore croire que la raison seule est capable de nous procurer notre bonheur ? Si elle est bien formée, elle peut nous le dire et nous le démontrer comme elle peut proclamer qu’il est folie de ne croire qu’en elle.

« Il vaut mieux espérer au Seigneur, plutôt que d’espérer dans les princes. » (Psaume CXVII)

Songeons maintenant à l’État, magnifique invention de notre temps moderne. De nombreux espoirs ont reposé sur lui, y voyant un remède là où d’autres ont échoué. Est-il en effet capable de nous fournir le bonheur comme le proclamaient bien des prophètes de malheur ? Pourtant, comment pourrait-il répondre à de telles ambitions quand il éprouve déjà tant de difficultés pour accomplir ce qu’il doit faire ? Pire encore. Il est plus tenté d’étendre son pouvoir que de l’exercer. Ses prétentions de plus en plus audacieuses ne peuvent néanmoins cacher ses faiblesses. Sa puissance lui paraît si élevée qu’il ose désormais nous dire ce qu’il nous est essentiel alors qu’il est devenu incapable d’œuvrer pour le bien de tous et de saisir ce qu’est notre véritable bonheur. Qui est-il finalement ce monstre aux bras tentaculaires, qui inspire orgueil et folie à ceux qui le dirigent ? Et ces maîtres, à la belle rhétorique et à l’expertise si habile, comment peuvent-ils être si étrangers à la réalité quand leur volonté tend à la former ? Leur regard est tourné vers ce qu’ils savent, n’y voyant que vérité et sagesse, refusant d’autres voies que celles qu’ils ont pu imaginer. Mais savent-ils d’où ils viennent ? Et d’où vient leur pouvoir ?

Certes, sans État, qui organise, soutient et protège, nous ne pouvons rien faire. Sans cité, toute œuvre est dérisoire. Comment pourrions-nous œuvrer sans la tranquillité publique que l’État doit nous assurer ? Comment pourrions-nous vivre dans la paix s’il n’assure pas justice et concorde ? Sans lui, le bien général ne serait guère envisageable. Tout se plierait aux intérêts de chacun dans un vacarme étourdissant. Tout ne serait que bagarre et ruine. Qui gagnerait à ces luttes sans fin si ce n’est le plus fort ? Mais faut-il encore que l’État surmonte les querelles de partis et porte le regard au-delà de l’éphémère afin qu’il connaisse et sert le bien général !

Or, nos maîtres ne semblent guère connaître leur impuissance. Comment peuvent-ils en effet diriger une nation lorsque celle-ci navigue au gré des émotions et des intérêts particuliers, l’attention uniquement tournée vers les vagues qui secouent le navire et les rochers qui le menacent, ignorant même la route à suivre et vivant sans autre temps que celui qui l’agite? À la barre, le capitaine ne fait que gérer une situation qui s’empire, les yeux rivés sur la proue et les pensées tournées vers un équipage peu sûr. Et que peut-il faire lorsqu’il sait que son ouvrage ne dure que quelques mois, un ouvrage qu’il devra laisser à un autre ? Il connaît aussi son maître, un maître bien plus grand que lui, l’opinion

« Ce n’est pas en mon arc que j’ai confiance, ce n’est pas mon épée qui me sauvera. »(Psaume XLIII)

Est-ce par la force de son verbe ou de ses bras que l’État prétend vouloir imposer notre bien, lui qui est si impuissant à vaincre ses ennemis, des ennemis qui le terrorisent depuis tant d’années ? Que peut-il faire quand sa seule réponse repose sur des armes bien illusoires, souvent reprises, toujours abandonnées ? Ce n’est pas en envoyant uniquement des troupes dans le désert qu’il parviendra à éclairer les âmes et à les convertir au bien. Ce n’est pas par les chars que l’empire soviétique s’est effondré comme un château de carte. La lutte relève d’un autre ordre que celui de la matière. Là se révèle sa terrible incompétence !

Que peut-il même espérer, cet État si fort dans ses harangues, lorsqu’il combat ses ennemis avec des moyens qui les ont fait grandir et quand ses faiblesses affermissent leurs bras ? Ses lois qui s’enchaînent, ses articles qui se succèdent, ont-elles par elles-mêmes la puissance de briser un cœur décidé et d’éclairer une âme enflammée ? Le courage s’épuise dans les mots. La veulerie se cache dans la hardiesse des phrases. Que l’État ose d’abord regarder ses ennemis comme ils le sont et non comme ils veulent qu’ils soient. Mais un tel regard lui sera fatal. Il verra ses mensonges et ses erreurs, ses contradictions et ses faiblesses. Au lieu de prendre des armes efficaces pour arrêter leurs funestes ambitions, il préfère alors serrer son joug à ceux qui espèrent encore en lui ou qui n’ont pas d’autres choix que de se soumettre à ses lois. Quelle preuve d’impuissance et de lâcheté ! Que d’ignorance et de bêtise dans leur stratégie ! Le combat ne relève pas uniquement de la matière. Le véritable champ de bataille est l’âme…

« Eux qui mettent leur confiance dans leurs biens, leur gloire dans les grandes richesses ! » (Psaume XLVIII)

Notre bonheur ne réside ni dans la science ni dans la raison humaine. Il ne repose pas non plus dans l’État. Où pouvons-nous mettre notre espérance ? Dans les biens du monde ? Mais que valent tous les trésors que nous pouvons accumuler puisqu’un jour, nous serons obligés de les abandonner. Certes, avant que l’heure fatale n’arrive, ils nous préservent de beaucoup de misères et assure la tranquillité de notre demeure. Cependant, faut-il amasser de nombreux biens et affermir notre confort pour nous assurer de notre bonheur ? Un palais n’a pas suffit à satisfaire bien des princes. Nombreux sont ceux qui se sont lamentés sur leur montagne d’or. À quoi nous servent-elles, ces richesses, lorsque notre solitude et notre misère nous pèsent. Que peuvent-elles bien nous servir quand nous chavirons sur notre frêle esquif ? Ce sont de lourds fardeaux qui hâtent notre course vers les profondeurs de l’obscurité. Ils rendent notre existence bien pesante quand nous rêvons de légèreté et de liberté. Ils nous attachent à un monde qui, pour nous, n’est qu’éphémère. Un jour, nous devrions pourtant le quitter. Et les liens qui nous enchaînent ne seront encore bien plus insupportables.

Mais ne soyons pas naïfs ou impudent dans nos paroles. Quand rien ne nous manque, il est plus facile de vendre la pauvreté. Le bonheur est certainement plus accessible quand le corps est bien nourri et correctement vêtu, quand chaque matin, notre esprit n’est pas tourmenté par la faim et le froid. Il est donc difficile de s’y approcher et même d’y songer quand la misère est notre compagne. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que la richesse aliène autant le pauvre que le plus fortuné. Le premier est hanté par son souvenir ou par ses fictions quand le second y jouit sans mesure. La misère ne touche pas finalement que le corps.

Faut-il donc être riche pour être heureux ? Un riche n’a pas plus de réponse qu’un autre aux questions qui nous angoissent, et son âme ne vit pas plus de certitudes. Nombreux sont aussi les pauvres qui ont connu le bonheur. Leur chance est peut-être de n’avoir pas goûté aux douceurs d’une existence trompée. Leur chair a souffert quand leur âme s’est réjouie. Il est donc vain de croire que l’homme puisse se satisfaire des biens de ce monde comme si le bonheur ne dépendait que de la matière. La chose est dite. L’homme n’est pas réduit à un corps…

« L’intérieur de l’homme et son cœur sont un abîme ! »(Psaume LXIII)

Fuyant ce monde aux attraits trompeurs et plein de fiels, nombreux sont alors ceux qui le désertent pour rester seuls avec eux-mêmes, ne regardant et ne jugeant que par eux-mêmes, croyant trouver leur bonheur en eux-mêmes. Mais au fond de leur être, ils goûtent à une étrange solitude, peuplée de rêves et de chimères, où se fait entendre une seule voix comme un écho de leurs désirs jamais assouvis.

Certains, amoureux d’eux-mêmes, se laissent prendre aux délices de la chair. D’un plaisir, ils courent à un autre, voulant à tout prix éterniser un bonheur qui fuit entre leurs mains. Mais après avoir nourri leur corps insolent, las de leurs turpitudes, ils comprennent trop tard leur poursuite insensée, et à peine se sont-ils reposés que leurs sens réclament de nouveau leurs offrandes. Et une nouvelle fois, ils s’éprennent de leurs songes, et esclaves d’une drogue si facile, ils assistent impuissants à une longue descente vers le dégoût de soi. Dans cet état de dépendance, où la fuite est leur destin, ils savent bien que ces plaisirs ne donneront ni paix ni bonheur. Mais enchaînés aux démons de la chair, dans un monde qui les enivre, plus conscients qu’aucun autre de leur folie, comment leur est-il possible de se détacher de leurs chaînes ? Entraînés par des désirs toujours insatisfaits, ils assistent à l’agonie de leur âme

Si le plaisir n’est pas bonheur, la joie ne l’est pas non plus. Nous le savons bien quand elle n’est plus. Si nous l’éprouvons, nous pensons enfin l’avoir trouvée mais à peine l’avons-nous goûtée que nous ressentons déjà l’amertume de son absence. Comme un instant dans notre vie, elle ne dure pas. Instant certes mémorable. Mais elle reste un instant. Plus fugace que le plaisir, elle s’estompe rapidement comme la neige fondant au soleil, laissant apparaître alors une peine plus grande. Si le bonheur peut procurer de la joie et du plaisir, il est ni joie ni plaisir...

Si les biens de ce monde nous soutiennent et demeurent pour nous indispensables pour notre corps, ils sont nettement insuffisants pour nous procurer notre bonheur qui nous appelle et nous motive. Ils sont bien impuissants pour nous rendre heureux dans la vérité. Le monde nous vende que de riches et belles désillusions comme des réclames publicitaires qui nous harcèlent et nous lassent. À peine avons-nous consommé un des plaisirs qu’il nous offre que nous éprouvons en nous une immense insatisfaction. La honte de s’être laissé prendre nous est encore bien plus amère. Mais la monde a obtenu ce qu’il voulait. Il nous a pris dans ses filets. Mais un jour, tout cela s’achèvera. Les illusions, même les plus tenaces, s’évanouiront quand la mort nous accueillera…

 « Jusqu’à quand aimeriez-vous la vanité, et rechercherez-vous le mensonge ? » (Psaumes IV)

Nombreux sont ceux qui fuit ce monde envahissant qui jettent des hommes hors d’eux-mêmes. Nombreux sont aussi ceux qui ne voit le bonheur qu’en leur vie intérieure, non dans la raison qu’ils jugent trompeuse ni dans les sens qu’ils considèrent menteurs, mais dans ce qu’ils éprouvent en eux-mêmes. Éloignés de tous les bruits du monde, rejetant au loin les masques, ils voient leur bonheur dans l’instant qu’il vit pleinement, dans l’être qu’il expérimente vraiment. Plus de mensonges ni de comédie. Plus de fuites haletantes ni de mascarades. Il faut vivre et être, tel serait la formule du bonheur. Qu’importe ce que disent leurs voisins et la rumeur. L’opinion n’aura pas d’emprise sur eux. Être soi devient leur leitmotiv. Tout est bon s’il est nourri et affermi. Tout est vrai s’il est réalisé. Leur moi est l’objet de toute leur attention, un moi assurément authentique.

Comment pouvons-nous sentir l’être que nous sommes ou voulons l’être sans éprouver tout ce qui peut le remuer ? Car notre moi n’est perceptible qu’au travers de ce que nous ressentons. Comment l’invisible peut-il en effet être perçu sans qu’il ne s’agite ? Rien ne doit donc entraver leur mouvement en nous puisque tout mouvement est vie, et toute vie est bonheur. Émotions et sentiments, voilà donc les véritables et seuls guides de ces hommes épris de leur moi. Mais, qui nourrit ce moi si ce n’est encore le monde ? Mais le moi n’est pas que mouvement. Au-dedans de l’homme, il est pensée puis parole. Qu’il parle et alors ces hommes le suivront. Qu’il juge et ils l’écouteront. La vérité sort de ses lèvres et nul n’a le droit de le faire taire…

Vivre soi en toute liberté, puisant les certitudes en soi-même, telle serait la recette du bonheur tant recherché. Rien ne subsiste finalement hors de soi-même. L’homme est sa propre mesure. Vérité ou mensonge, bien ou mal, beauté ou laideur, qui peut en parler et décider si ce n’est la voix intérieure ? Seul le moi serait juge et moteur de nos pensées et de nos actions. Hors de moi, point de salut. Qui ne verrait alors le moi au centre de toutes ses préoccupations ? Un Dieu habite en lui…

Le moi ne se laisse donc pas enfermer dans un rôle de guide. Pour ces hommes épris de leur moi, c’est un maître.  Et ce maître ne s’enferme pas. Ils ne sont en effet ni solitaires ni égoïstes. Bien au contraire. Leur moi aime la compagnie. Sans le regard des autres, il ne peut en fait vivre longtemps. Sans relations humaines, point d’émotions ni de sentiments. La bienveillance, l’altruisme, la générosité sont ainsi aimés et valorisés. Tout ce qui touche leurs sens internes et peut nourrir leur moi est avidement recherché. Toute impression est bonne à saisir. Mais de l’intérieur, les impressions ne laissent pas le corps indifférent. Il s’use vite. Le laissant alors dans le repos, immobile dans une étrange posture, le moi se retrouve seul dans la méditation. Que peuvent-ils alors entendre si ce n’est une pauvre voix ?…

« Ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans l’allégresse. Ils vont, ils vont en pleurant, portant et jetant la semence ; ils reviendront avec des cris de joie, portant les gerbes de leur moisson.» (Psaume CXXV)

Il est pourtant bon d’entendre ce qui remue notre âme quand les paroles nous élèvent vers les cieux. La douleur ou la joie nous rendent accessibles à une lumière que notre raison ne peut  atteindre. Elles réchauffent nos idées froides et sans vigueur comme elles donnent vie à ce que le monde tend à étouffer. Elles brisent notre solitude et apaisent nos tourments en nous éveillant à l’homme que nous sommes, non en regardant notre nombril mais en touchant à ce qui fait homme. Nos émotions et nos joies peuvent nous ouvrir à la réalité si elles restent dans leurs limites et ne deviennent point nos maîtresses. C’est ainsi qu’elles peuvent nous aider à élever notre regard vers l’éternité comme une musique ou une peinture peuvent nous rendre accessible une réalité peu perceptible par nos seuls sens. Qu’elles soient donc bénies les larmes qui éclairent notre misère et nous tendent vers les cieux qui nous attendent ! Qu’elles soient bénies ces joies qui, sortant d’un cœur épris de la beauté de la vie, proclament sa foi en son Auteur !

 « Qui connaît ses fautes ? Purifiez-moi de celles qui sont cachées en moi » (Psaume LXV)

Le bonheur ne peut résider hors de la vérité comme il n’aime guère les masques et les jeux de théâtre. Tout mensonge lui fait horreur. Il n’habite pas dans une âme qui vit dans un monde imaginaire, sans profondeur ni saveur. L’important n’est donc pas d’être soi dans de multiples expériences et de croire vrai tout ce qui sort de soi comme si nous étions notre propre maître mais d’être et de vivre dans la vérité. Or nos sens internes sont-ils des guides infaillibles ? Ils peuvent aussi se tromper comme nos sens externes. L’authenticité n’est point vérité. Combien de fois sommes-nous remis sur le bon chemin soit par un ami compatissant, soit par les effets désagréables de notre conduite insensée ? Ne regardant que nous-mêmes et voyant le monde par nous-mêmes, n’ayant d’autres buts que nous-mêmes, comment pouvons-nous nous conduire dans la vérité, nous qui sommes juges et parties ? Quelle effroyable illusion dans lequel nous met notre orgueil ! Qui finalement nous permettra d’être soi si ce n’est Celui qui est Vérité ? Livré à nous-mêmes ou à d’autres, c’est nous livrer à l’homme, à sa misère et à ses vanités, c’est tourner notre regard vers la poussière, c’est nous détourner du ciel. Notre bonheur ne réside ni en nous-mêmes ni en ce monde. Il est en Celui qui est…

« Le Seigneur est mon secours ; je ne craindrai pas ce que l’homme pourra me faire. » (Psaume CXVII)

 

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