" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 14 novembre 2020

Le "bouddhisme occidental", pur produit des idéologies du XIXe siècle

Le bouddhisme attire bien des Occidentaux. La multiplication des statues de Bouddhas dans les jardins, sur les balcons et dans les vitrines des boutiques, les publicités vantant de plus en plus le zen, le yoga et autres pratiques bouddhiques, ou encore la multiplication des ouvrages dans nos librairies sont des signes bien visibles de son attrait auprès de nos contemporains. Selon certaines statistiques, il serait la quatrième religion pratiquée en France. Mais le bouddhisme tel qu’il est pensé ou vécu dans notre société est bien différent, voir contradictoire, avec le bouddhisme originel et ceux qui se sont développés en Asie, ce qui génèrent par ailleurs bien des malentendus, voire un mal-être significatif[1]. Pour distinguer le bouddhisme traditionnel et celui pratiqué ou pensé en Occident, ce dernier porte généralement le nom de « bouddhisme occidental ».

Dans un autre article[2], nous avons constaté l’incompatibilité entre le christianisme et les différents bouddhismes traditionnels, notamment en raison de leur métaphysique fondamentalement opposé. C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre qu’en raison même de ses différences et de ses particularismes, « le bouddhisme occidental » serait compatible avec le christianisme et pourrait même s’entendre avec lui, l’enrichir, voire le perfectionner. D’autres, encore plus optimistes, le considèrent même comme la sagesse que rêvent de nombreux contemporains dans notre monde égaré dans l’hédonisme.

Quel est donc « ce bouddhisme occidental » qui fait tant rêver ? Pour mieux le connaître, nous allons remonter le temps, au moment où les Européens s’intéressaient réellement au bouddhisme. L’histoire nous apporte souvent quelques lumières sur des phénomènes ou mouvements contemporains, qui demeurent bien souvent incompréhensibles s’ils demeurent cantonnés dans leur présent. Nous allons donc nous rendre au XIXe siècle…

L’éminent expert du bouddhisme : Eugène Burnouf (1801-1852)

S’il est connu dès le XVIIe siècle[3] par les missionnaires chrétiens et les explorateurs, l’étude du bouddhisme connaît un véritable essor en Occident à partir du XIXe siècle, donnant alors naissance à une science, la « bouddhologie », grâce notamment au déchiffrement des langues sanscrites, palis ou en chinois, à la découverte et aux traductions des textes sacrés du bouddhisme. Nous allons nous intéresser plus particulièrement à un des plus éminents savants qui ont œuvré dans cette matière. Il s’agit d’Eugène Burnouf, considéré en effet comme « le père fondateur des études scientifiques bouddhistes modernes ».

Professeur de langue et de littérature sanskrite au Collège de France (1833-1851) et spécialiste en phénologie comparée, Burnouf est un des plus grands indianistes français. En 1826, en collaboration avec l’orientaliste Christian Lassen (1800-1876), il publie un Essai sur le pâli [4] qui marque le début des recherches sur cette langue. C’est ainsi qu’il peut traduire les textes sacrés du bouddhisme tout en y apportant des commentaires. En 1844, il publie son Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. C’est le premier véritable exposé de l’enseignement du Bouddha en Europe. Devenu une référence, il est étudié par d’autres savants mais aussi par des philosophes notamment en Allemagne.

Burnouf est aussi un spécialiste des « sciences des religions », utilisant les méthodes historiques et comparatives pour déterminer les origines et l’évolution des religions. Le christianisme et le bouddhisme font alors l’objet de ses études dans le cadre de ses théories. Il publie de nombreux articles défendant l’idée selon laquelle ces deux religions auraient une même origine. Nous allons nous intéresser sur des articles qu’il a publiés dans la Revue des deux mondes.

Le bouddhisme, l’autre pôle religieux du monde

Burnouf reconnaît l’élévation de la conception religieuse du bouddhisme. Il est en effet convaincu que le bouddhisme est « aussi élevé parmi les religions orientales que le christianisme parmi celles de l’Occident. »[5] Son élévation explique notamment les difficultés de compréhension et les nombreux malentendus qu’il génère chez les Occidentaux. Car, écrit-il, « plus on monte vers les religions idéales, moins il est saisissable par la pensée. »[6] Il est aussi conscient du « danger qu’il y ait à formuler avec précision des opinions qu’il est si difficile de saisir à travers les textes encore aussi incomplètement connus ». Finalement, il défend le bouddhisme contre ceux qui le considèrent comme « une école athée ou encore une philosophie matérialiste »[7]. Il insiste en effet sur le caractère profondément religieux du bouddhisme, même s’il est particulier. Si, en effet, il « semble être sans Dieu », il ne faut pas oublier « que le panthéisme est le fond de cette religion comme de celle des brahmanes. »

Dans ses articles, Burnouf compare le bouddhisme au christianisme, chacun étant décrite comme l’évolution la plus haute de la religion dans sa sphère d’influence, le bouddhisme en Asie, le christianisme en Occident. Pour caractériser le bouddhisme, l’éminent savant utilise aussi les mêmes termes que nous employons pour le christianisme, sans-doute pour des questions pédagogiques mais générant également des malentendus. Bouddha est par exemple décrit comme « instituteur d’une doctrine de morale fondée sur la vertu et la charité » et veut réunir ses contemporains dans « un sentiment universel d’amour (maitrêya) »[8]. Il évoque aussi le « concile » qui met en place une « primitive église bouddhique » sans oublier « l’ordre des prêtres » ou encore le « sacerdoce ». Le terme de « concile » est par ailleurs souvent employé de nos jours pour désigner ces premières réunions de moines bouddhistes soucieux de formaliser la doctrine bouddhiste. Burnouf en vient à évoquer le rôle d’un « pouvoir spirituel analogue au pape », sans oublier du respect des deux pouvoirs temporel et spirituel dans le bouddhisme. Cette remarque n’est pas anodine à une époque où l’Église est vivement combattue par les partisans de la laïcité. Burnouf évoque aussi « un nombre très grand de rites et d'usages qui rapprochent la religion du Bouddha de celle des chrétiens ».

De nos jours, nombreux sont ceux qui font aussi des rapprochements entre le bouddhisme et le christianisme. Le concept de pur amour, d’un amour désintéressé, ou encore l’idée du sacrifice de soi sont souvent évoqués comme leurs points communs.

Mais supériorité du bouddhisme dans la morale

La comparaison porte surtout sur la morale. Et les conclusions de Burnouf sont très claires. Selon ses propos, les textes sacrés du bouddhisme « nous dévoilent un enseignement moral que l’on peut dire égal à celui des chrétiens par son élévation, par l'empire qu'il exerce dans tout l’Orient Bouddhiste. »[9] Cependant, nous explique-t-il, en raison de la part faible de la métaphysique dans le bouddhisme, la morale bouddhique est supérieure à celle du christianisme, qui vient alors après lui selon sa hiérarchie.

Burnouf insiste particulièrement sur le caractère fondamental de la morale dans le bouddhisme, une morale qui provient de sa métaphysique mais dont les doctrines sont néanmoins peu présentes. Celle-ci est décrite comme « une application nouvelle » ou une « conséquence spontanée » du panthéisme originel du brahmanisme. En effet, « nous avons indiqué le caractère dominant du bouddhisme, d'une révolution dans les mœurs et non d'un changement dans les doctrines. »[10] Sans toucher à la doctrine religieuse du brahmanisme et à la notion de Dieu qu’il en avait, il a apporté une véritable révolution morale en Asie.

Quelle est cette révolution ? Contrairement au brahmanisme qui respecte la structure par caste de la population, le bouddhisme enseigne une « morale pratique de caractère universel », et en fait une « loi commune pour tous les hommes ». Son universalisme est encore bien souligné de nos jours. « Le message bouddhique s’impose comme universel »[11], nous explique la sinologue Anne Cheng. C’est pourquoi, selon l’explication de Burnouf, le bouddhisme a été rejeté de l’Inde par les conservateurs brahmanes pour éviter une révolution sociale. « La réforme des mœurs a été sacrifiée à la raison d’État. » Notre éminent scientifique revient encore sur l’idée d’une confusion des pouvoirs temporel et spirituel dans le christianisme.

L’évolution religieuse selon Burnouf

Burnouf décrit le bouddhisme comme le résultat d’une évolution naturelle d’une religion aryenne primitive qui a produit une pluralité de religions avant de se transformer en christianisme en Occident et en bouddhisme en Asie.

Mais pour Burnouf, cette évolution n’est pas achevée. Il en vient alors à soulever une question sur la prochaine étape, c’est-à-dire sur l’unité religieuse. « Est-ce à l'église bouddhiste ou chrétienne qu'il appartient de réunir un jour toutes les nations ? La science est muette sur ces problèmes : son objet est dans le passé et non dans l'avenir. Toutefois on peut penser que la victoire demeurera à la plus vraie des théories fondamentales, à moins ne s'en élève une autre qui les embrasse dans sa synthèse, réunisse comme en une église universelle toutes les races et toutes les religions. »[12] Après la naissance de ces deux pôles religieux du monde, l’une des deux religions ou un syncrétisme des deux se transformera finalement en religion mondiale.

Le bouddhisme et le christianisme sont ainsi étudiés et comparées pour expliquer une théorie d’évolution des religions, censée expliquer leur apparition et leur diversité puis leur devenir. Leur évolution est surtout marquée par le rôle grandissant de la morale, toujours plus pure et universelle, avec une part toujours plus réduite de la métaphysique. Mais si elles ont été brillantes par leur enseignement moral, les deux religions connaissent aussi une décadence pour diverses raisons, notamment doctrinales. La croyance bouddhique s’est en effet égarée avec « le dogme du vide et du néant » [13]. Ainsi, selon Burnouf, plus une religion se dogmatise, c’est-à-dire affirme sa croyance par une doctrine, plus elle se pervertie.

Une vision nihiliste du bouddhisme décadent

La notion de la « vacuité » dans le bouddhisme et son importance, en particulier dans l’école Mahayana,  conduisent les Occidentaux à le percevoir et à le décrire comme une religion du néant. Burnouf explique par exemple que le nirvana est comme « l’anéantissement complet, où a lieu, suivant la plus ancienne école, la destruction définitive du corps et de l’âme ». Mais comme nous l’avons déjà noté, ce culte du néant est celui d’un bouddhisme décadent.

Mais à partir de cette notion de « néant », des intellectuels accusent le bouddhisme d’être nihiliste, un « néant infâme ». Dès 1827, le philosophe Hegel le traite comme une religion d’anéantissement. « Ce calme, ce vide est l’absolu ; l’homme doit se faire néant. […] Dans son être, il doit se comporter de manière négative, se défendre non contre l’extérieur, mais contre lui-même. »[14] D’autres philosophes comme Schopenhauer et Nietzsche y voient une confirmation de leurs thèses. Récemment, Roger-Pol Droit explique ce mépris par la peur de l’Européen qui se sent menacé dans sa religion, son ordre social et sa force vitale. « Sous couvert de comprendre une religion orientale nouvellement découverte et passablement déconcertante, l’Europe compose du Bouddha une image faite de ce qu’elle craignait d’elle-même : l’effondrement, l’abime, le vide, l’anéantissement »[15].

Les mœurs, une première explication de la diversité religieuse

Burnouf nous donne une explication sur la diversité des religions. Celle-ci ne résulte pas de leurs éléments métaphysiques puisque, « un examen plus attentif de ses grandes religions prouve qu'elles ont tiré d'une source commune la théorie fondamentale sur laquelle toutes reposent également. »[16] Il pense en effet avoir retrouvé la métaphysique du christianisme dans les livres sacrés de l’Inde.

La diversité s’explique d’abord par leurs éléments moraux par leur adaptation à la société. Les religions répondent à ses besoins. « Au fond, ce n'est ni la religion, ni la philosophie, ni la science, ni même la morale, qui font les mœurs, ce sont les mœurs qui créent la morale d'âge en âge, et qui, réagissant sur l'institution religieuse comme sur tout le reste, y introduisent un élément de diversité. En elle-même, la religion est étrangère à la morale ». Quand la religion ne suit plus l’évolution morale de la société, elle finit alors par disparaître.

La politique, une deuxième explication de la diversité religieuse

L’autre élément qui intervient dans l’évolution d’une religion est l’influence plus ou moins grands de la politique. Toujours selon sa théorie, le catholicisme est une évolution du christianisme primitif par l’insertion du politique, à l’origine absente. Burnouf en vient naturellement à traiter de « la puissance des papes » qui n’a pas cessé de décliner « soit par la résistance des rois, soit par la réaction de l’esprit germanique connu sous le nom de réforme », c’est-à-dire du protestantisme. Mais précise-t-il, ce mouvement se poursuit en dépit des efforts du pape, « par les armes et à prix d’argent ». Burnouf le décrit comme irrésistible en raison de « l'esprit laïque, fortifié par la science et par tant de créations qu'il lui doit », un esprit qui doit continuer l’œuvre du protestantisme pour ramener l’autorité pontificale à ce qu’elle était à l’origine. L’objectif est donc d’épurer le christianisme de tout pouvoir politique. Nous revenons encore à l’idée de laïcité. Notons que, selon Burnouf, le bouddhisme est prêché comme « une séparation de l’église et de l’état »[17]. Il est décrit comme « réforme de l’état social et comme révolution politique dirigée contre les pouvoirs des brahmanes ». Ses mots ne manquent pas alors d’éloge à son égard. Dans son écrit, « le bouddhisme est un des événements humains les plus grandioses et les plus instructifs pour tous. »

Notons que les écrits de Burnouf ont influencé des hommes politiques qui, à leur tour, s’emparent de sa conception du bouddhisme pour appuyer leurs propos. Ce sont en très grande majorité des anticléricaux. Ils prennent en exemple cette image du bouddhisme pour illustrer une morale sans Dieu. Dans son combat contre l’Église, Jules Ferry le mentionne pour mettre en évidence l’unité morale des hommes et défendre l’idée d’une morale préexistante et unique à toutes les religions. Il demande alors de fonder l’unité nationale sur cette morale, une morale publique et laïque, tout en concevant les religions comme une affaire privée.

La hiérarchie raciale, dernière explication de la diversité des religions

Un troisième et dernier élément qui explique la diversité des religions est d’ordre racial. La religion primitive d’origine aryenne s’est égarée au contact des races inférieures qu’elle a rencontrées, allant de décadence en décadence. « Les aptitudes des races jouent un rôle dans l'histoire de la religion en Occident tout aussi bien qu'en Orient. Il n'y a aucune raison pour que le courant d'idées qui a produit le christianisme ait été soustrait à la loi des races plus que ne l'a été le courant indien. Si la doctrine primordiale, en passant dans Gange par celles de l'Indus, n'y avait rencontré que des races aryennes, elle n'y aurait pas engendré le brahmanisme, sur le système des castes, ni à plus forte raison le bouddhisme, qui fut l'appel des races infimes ou des hommes de couleur au partage des privilèges brahmaniques. » Telle est aussi la pensée d’un scientifique bien ancré dans des théories raciales de son époque…

La science au salut des religions

Fort de son érudition, Burnouf a donc déterminé les causes de la diversité des religions et la loi qui les régit dans les constitutions sociales et politiques ainsi que dans les influences des races, selon une méthode qu’il considère scientifique. La même loi a agi sur la religion primitive pour donner à l’Occident le christianisme et en Asie le bouddhisme. Cette même loi poursuit encore son œuvre en les divisant de nouveau. Il voit alors la science capable de retrouver la religion primitive d’où elles sont toutes issues, ce qui permettra de retrouver l’unité originelle. La conclusion de son article est à reprendre intégralement : « aussi la science, qui a pour unique objet les lois du monde et qui est étrangère aux pratiques et aux agitations de la réalité, marche-t-elle avec sérénité parfaite dans la voie que la raison lui ouvre, persuadée que les hommes n'ont rien à perdre et peuvent gagner quelque chose à voir s'illuminer la route dans laquelle ils cheminent obscurément et avec tant d’efforts. » Tel est le positivisme du XIXe siècle qu’incarne Burnouf…

Le christianisme, issu du bouddhisme ?

Un article plus récent de Burnouf, intitulé le Bouddhisme en Occident [18], publié dans la Revue des deux mondes en 1888, témoigne une évolution importante de sa pensée. À partir des ressemblances entre les différentes religions orientales ainsi de l’ancienneté du bouddhisme, il démontre que des doctrines et des légendes bouddhistes ont influencé l’essénisme puis finalement le christianisme. « L’identité des dogmes, des institutions, des coutumes, démontrerait la filiation orientale du christianisme, telle que les recherches de ces trente dernières années l’ont rétablie. […] Que le christianisme soit issu des religions de l’Asie, et principalement du bouddhisme, on peut regarder ce fait comme démontré. » La vie de Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait en fait qu’une copie de celle du Bouddha. Mais, selon ses affirmations, le christianisme a rompu officiellement avec le bouddhisme en raison notamment des idées juives à partir du concile de Nicée. « Née en grande partie de la prédication bouddhique, et groupant dans son unité des éléments pris aux religions aryennes, la foi de l’église se fit juive par son sommet, c’est-à-dire par la théologie. » Dans l’histoire, certains chrétiens, comme les Albigeois, ont retrouvé la doctrine bouddhiste mais ont été persécutés en raison du judaïsme dominant dans le christianisme. « C’est l’idée israélite qui arma contre eux le bras séculier des chrétiens. » Nous ne sommes pas très loin du christianisme positif que défendront les nazis [19].

Le bouddhisme original

Contrairement aux religions de son temps, Bouddha a « laissé de côté l’idée d’un Dieu personnel et même d’un Être suprême » et le polythéisme brahmanique. « C’est pourquoi Bouddha et après lui ses sectateurs acceptèrent toutes les religions, proclamèrent la tolérance universelle, et ne demandèrent aux hommes que l’amour mutuel et sincère, la charité. » Et « là où le bouddhisme pur a prévalu, il ne s’est jamais montré persécuteur. » C’est alors en raison de cette tolérance que le bouddhisme, pur à l’origine, s’est altéré. Burnouf fait encore l’éloge du « bouddhisme vrai et original ».  « C’est à peine une religion. C’est plutôt une réforme morale et intellectuelle, qui n’exclut aucune croyance, mais n’en adopte aucune. » Sa pensée a bien évolué. Il est en effet bien éloigné ce temps où il a élevé le bouddhisme au rang de la religion la plus élevée d’Asie…

Selon sa théorie, Burnouf distingue dans toute religion deux types d’enseignement : public et ésotérique. L’enseignement public est « très simple d’apparence et plein de figures ou de fables qu’on présente comme des réalités, l’autre, ésotérique ou intérieur, réservé aux adeptes plus instruits, plus discrets, aux initiés du second degré. » Il rajoute encore « une sorte de science », appelé « hermétisme », qui donne l’explication dernière des symboles. Le bouddhisme est alors caractérisé par l’absence d’hermétisme et de symboles. Il présente « la vérité sans voile ».

La société théosophique

    H. P. Blavatsky et le colonel H. S. Olcott       

Burnouf salue alors la tentative « faite en ce moment de susciter et de constituer dans le monde une société nouvelle, appuyée sur les mêmes fondements que le bouddhisme. » Il parle en effet de la société théosophique, fondée en 1875 à New-York, et intitulée « société théosophique aryenne de New-York ». Bien qu’elle se défende d’être bouddhique, elle a tous les caractères du « bouddhisme vrai », nous dit-il.

Comme toutes les religions présentent le même hermétisme, la société théosophique étudie tous les symboles religieux et des théories hermétiques pour rapprocher les hommes de différents cultes en leur montrant leur unité. C’est pourquoi « elle a tous les caractères d’un bouddhisme modernisé ». Pour cela, elle met « au premier plan la science et la réformation morale ». Elle est « science et vertu ».

La société théosophique, installée en Inde, existe toujours. Elle est une association internationale qui a présente un triple objectif : « former un noyau de la fraternité universelle de l’humanité sans distinction de race, credo, sexe, caste ou couleur, encourager l’étude comparée des religions, des philosophies et des sciences, étudier les lois inexpliquées de la Nature et les pouvoirs latents dans l’homme. »[20] Pour la définir, elle est « la sagesse qui sous-tend toutes les religions, au-delà de leurs dogmes et superstition. » Tel est le vœu officiel d’une société née à la fin du XIXe siècle.

Emblème de la société théosophique

Ces objectifs suffisamment policés ne permettent guère de saisir la réalité de cette société. Celle-ci repose sur un enseignement ésotérique qui s’est développé à partir d’un ouvrage intitulé La doctrine secrète, publié en 1888 par une de ses fondateurs, Helena Petrovna Blavastky, qui a étudié l’enseignement de deux « mahatmas » indiens. Nombreux sont ceux qui ont été influencés par cette société, notamment dans le monde des arts. Parmi ses admirateurs, nous trouvons aussi des dirigeants nazis. Gandhi l’aurait admirée, voyant en sa doctrine « l’hindouisme dans ce qu’il y a de meilleur ».

Mais selon le connaisseur des doctrines orientales, René Guénon (1886-1951), « aucune doctrine hindoue, ou même plus généralement aucune doctrine orientale, n’a avec la théosophie assez de points communs pour qu’on puisse lui donner le même nom ; cela résulte immédiatement du fait que ce vocable désigne exclusivement des conceptions d’inspiration mystique, donc religieuse, et même spécifiquement chrétienne. La théosophie est proprement occidentale »[21]. Tout en confirmant le jugement précédent, d’autres spécialistes plus actuels précisent la nature de la société théosophique : « Le bouddhisme n’est ici qu’un alibi pour présenter une doctrine qui reste fondamentalement marquée du sceau de la tradition occidentale, notamment chrétienne. […] Le théosophisme est sans-doute le premier syncrétisme christiano-bouddhiste de l’histoire »[22]. Nous retrouvons ainsi la caractéristique du bouddhisme, c’est-à-dire sa capacité à se mêler aux religions…

Revenons sur la doctrine de la société théosophique. Celle-ci présente le Bouddha comme l’homme parfait, défend la tolérance pour mieux rejeter les dogmes religieux, fait appel au mythe du Tibet pour légitimer un occultisme né en Occident. C’est « la première tentative de repenser et de reformuler la philosophie et la théologie occidentale à partir de concepts bouddhiques »[23].

Après la mort de sa fondatrice, une de ses présidentes, Anne Besant (1847-1933), modifie l’enseignement initial pour valoriser davantage le christianisme, un christianisme ésotérique comme considéré authentique, ce qui lui a permis de gagner de nombreux chrétiens à la cause des idées théosophiques. Mais en raison d’une affaire, dite de Krishhnamurti, qu’elle a considéré comme le nouveau messie, la société se divise en plusieurs autres organisations ésotériques, notamment l’Église catholique libérale (1916). D’autres mouvements sont issus de la mouvance théosophique comme l’école d’Arcane (1923), la Rose Croix (1907) ou encore la Nouvelle Acropole (1950). Selon toujours Frédéric Lenoir, de nombreuses sectes s’inspirent de l’exemple de la société théosophique, par exemple l’Ordre du Temple solaire, tristement réputé. Le mouvement « New Age » serait aussi issu de la société théosophique.

Conclusions

   Hôtel de ville, Paris   
Le bouddhisme original, tel qu’il est décrit par Burnouf, apparaît comme une religion idéale par l’élévation de sa morale et l’absence de dogmes. Cependant, cette description est empreinte de toutes les idéologies du XIXe siècle, notamment du rationalisme,  du positivisme et de la laïcité, au point qu’il représente une conception particulière de la religion, une conception étrangère aux différents bouddhismes et propre à attirer ceux qui sont imprégnés de toutes les idées du XIXe siècle. Elle n’est finalement qu’un produit de l’Occident. Le « bouddhisme occidental » est ainsi devenu une arme pour opposer au christianisme et à l’Église une autre morale, une autre manière de vivre. Il est destiné à remplacer l’esprit chrétien dans notre société…

Finalement, nous pouvons tirer deux leçons de la description du bouddhisme par Burnouf. D’une part, les hommes de science ne sont pas à l’abri des idéologies de leur temps au point de concevoir un système qui en est imprégné et donc qui les conforte dans leurs erreurs. La parole d'un expert n'est pas toujours parole de vérité, une parole désintéressée. Or c'est une parole qui compte et peut être à l'origine d'une décision politique cruciale. D’autre part, le bouddhisme est pensé en rapport au christianisme pour chercher à définir une religion idéale, contraire au christianisme lui-même, aboutissant non seulement à des confusions mais également à un certain syncrétisme. Tout ce qui peut servir à ces idéologies ou à cette image idéale est gardé, tout ce qui s’y oppose est écarté.

 

Notes et références

[1] Voir Émeraude, octobre 2020, article « Bouddhismes : malentendus et mensonges, confusions et contradictions, causes d'un plus grand mal-être ».

[2] Voir Émeraude, novembre 2020, article « Incompatibilité fondamentale entre le bouddhisme traditionnel et le christianisme ».

[3] Le terme de « baudhiste » apparaît en français la première fois en 1740 dans une lettre du jésuite Pons, celui de « bouddhisme » en 1817.

[4] Le pali est une langue indo-européenne, parlée en Inde. Les textes anciens du bouddhisme sont conservés dans cette langue. Il est encore utilisé comme langue liturgie dans le bouddhisme theravada. Burnouf étudie aussi la langue zend, langue iranienne ancienne, utilisée dans le texte sacrée du zoroastrisme.

[5] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, I. Conditions et principes de la science, 1er décembre 1864, seconde période, Revue des deux mondes (1829-1871), vol. 54, n°3, www.jstor.org.

[6] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, I. Conditions et principes de la science.

[7] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, I. Conditions et principes de la science.

[8] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, II. Les grandes religions et leurs origines, 15 décembre 1864, seconde période, Revue des deux mondes (1829-1871), vol. 54, n°4, www.jstor.org.

[9] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, II. Les grandes religions et leurs origines.

[10] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, II. Les grandes religions et leurs origines.

[11] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, dans La voie du Bouddha en Chine, épisode 9, France Culture, 17 mars 2017.

[12] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, II. Les grandes religions et leurs origines..

[13] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, II. Les grandes religions et leurs origines.

[14] Hegel, Leçon sur la philosophie de la religion, 1827, dans L’idéalisme bouddhique, Olivier Tinland, Nouvel Observateur hors-série La philosophie du bouddhisme.

[15] Roger Pol-Droit, Le culte du néant, dans Vacuité occidentale et miroir bouddhique, Bernard de Becker, sociologue, La revue nouvelle, n°8, août 2004.

[16] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, IV. La diversité des religions, 15 août 1868, seconde période, Revue des deux mondes (1829-1871), vol. 54, n°4, www.jstor.org.

[17] Burnouf, La science des religions : ses méthodes, ses limites, IV. La diversité des religions.

[18] Burnouf, Le Bouddhisme en Occident, dans Revue des deux mondes, tome 8, 1888, dans fr.wikisource.org.

[19] Voir Émeraude, août 2014, « Nazisme et christianisme (1/2) : le "christianisme positif" ».

[20] Société théosophique de France, www.theosophie-adyar.com. Adyar est une banlieue de la ville indienne Chennai dans laquelle a été fondée l’école de la sagesse par la société théosophique en 1949.

[21] René Guenon, L’homme et son devenir selon le Vêdânta, chapitre 1er, édition 1947, 1er édition 1925, éditions Kariboo, 2015, https://œuvre-de-rene-guenon-libre.quebec.

[22] Frédéric Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, éditions Fayard, 2014.

[23] Frédéric Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident.

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