" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 10 octobre 2020

Les théories de sentiment (4) : critique (1/2) - morale subjective et soumise au regard des autres

De nos jours, il est bien difficile de parler de morale absolue sans générer chez notre contemporain un soupir dédaigneux ou de lassitude. C’est évident. Il n’y croit guère. Pour lui, ce qui est autorisé par la loi est bon, ce qu’elle interdit est mauvais. Cela lui suffit. À ses yeux, la loi établit la morale. Il n’y a pas de doute. Or, le législateur est à l’écoute de l’opinion, des lobbies, d’un parti politique ou encore d’un mouvement philosophique, politique, social, idéologique, ... C’est ainsi que le comportement de notre contemporain évolue, parfois de manière subite, et malgré lui. Il s’adapte sans rien dire, sans même y songer. Il ne s’en préoccupe guère tant qu’il pourra vivre comme il l’entendra, tant que son bien-être ne sera pas remis en cause

Si la morale est ainsi forgée par des lois et des décrets sous diverses influences, il est alors folie de traiter de bien ou de mal de manière absolue. Hier, nous croyions que l’homme était homme, la femme était femme. Maintenant, cela dépend de l’état de la science et de son bon vouloir ou plutôt de son conditionnement. Bientôt, à force d’entendre que l’euthanasie contribue à notre bien-être, elle finira par s’imposer dans l’opinion. Avec une campagne médiatique bien orchestrée, le législateur en sera à son tour convaincu. Et elle fera partie de la morale contemporaine. Qui peut alors encore parler de liberté ?

Dans ces conditions, la morale sociale est devenue la loi du plus fort, c’est-à-dire de celui qui sait imposer ses règles pour satisfaire ses propres intérêts. Ne soyons pas dupes, ce sont des règles qui satisfont aussi la majorité de la population ou la rendent indifférente. Chacun y trouve son compte ou ne perd rien. En théorie... Et ce qui paraît valable au niveau d’une société ne peut-elle pas s’appliquer à un individu ? Ne peut-il pas agir lui-aussi selon ses propres intérêts si évidemment cela ne lèse pas autrui ? Une telle morale est naturellement aux antipodes de la morale chrétienne…

Ce discours d’une morale utilitariste nous renvoie à des philosophies morales du XVIIe et du XVIIIe siècle. Hobbes en est l’un des représentants. Il en viendra à établir la notion de « contrat social » comme fondement de notre société, une sorte de compromis entre des intérêts différents. Une idée qui donnera naissance à d’autres… L’affaiblissement de la morale religieuse et la remise en cause de son enseignement facilitent et encourent la diffusion de telle théorie dans l’élite en quête de nouveauté. Mais face à elle, réactive et pertinente, se développe une autre conception de morale naturelle fondée sur la bienveillance ou la sympathie. Aujourd’hui, c’est aussi parfois au nom de bons sentiments ou de grands principes humanitaires ou altruistes que des mouvements se forment, des décisions politiques se décident, parfois au contraire de la morale chrétienne. C’est la démocratie par l’émotion …

Hutcheson et Smith en sont les principaux représentants. Inspirée par un stoïcisme déiste, leur théorie défend l’idée de facultés morales naturelles capables de juger et de guider moralement les actions de l’individu comme celles de nos propres actions. L’intérêt personnel n’est donc pas le seul critère ou motif moral. Une telle conception de la morale s’oppose aussi à l’enseignement de l’Église...

Dans nos précédents articles, nous avons décrit ces théories morales qui sont regroupées sous l’appellation de « théories de sentiment »[1]. Nous allons désormais leur apporter un regard critique…

Traits caractéristiques et différences


Les théories de sentiment décrivent des mécanismes qui, à partir de facultés naturelles présentes en tout homme, expliquent l’appréciation et la motivation morales. La raison n’exerce pas de rôle dans ces mécanismes ou si elle intervient, son rôle reste mineur. Le principe est donc inhérent à la nature. Ou dit autrement, l’homme est naturellement moral. Les facultés morales s’appuient alors sur un sens intérieur, le sens moral, qui détermine, selon l’impression qui s’exerce sur elles ou encore selon ce qu’elles perçoivent, si une action est bonne ou mauvaise. Si l’impression ou la perception est plaisante, l’action est alors évaluée bonne. Si elle est déplaisante, elle est alors évaluée mauvaise. Il y a donc concordance entre la perception morale et la moralité des actions. Ainsi l’homme est heureux quand il mène de bonnes actions.

Analogue aux sens externes, le sens moral est immédiat et passif, ce qui explique l’absence d’intervention de la raison, de la loi humaine ou des coutumes. Cependant, cela ne signifie pas qu’il est puissant et qu’il s’impose systématiquement. Les facultés morales peuvent en effet être réduites ou perverties dans l’homme. C’est en fait le sentiment le plus fort qui détermine l’appréciation ou la motivation morale. Les facultés naturelles nécessitent en fait des dispositions que l’homme doit maintenir ou rechercher, ce qui engage et fonde ainsi sa responsabilité morale.

Enfin, les théories de sentiment sont développées en réaction contre les conceptions utilitaristes et conventionnelles de la morale. Elles sont toutes inspirées en partie par le stoïcisme mêlé au déisme.

Les différentes théories de sentiment se différencient sur la nature des facultés morales et les mécanismes mis en œuvre. Pour Hutcheson, elles correspondent à un instinct originel, la bienveillance, pour Smith, la sympathie, c’est-à-dire la capacité de partager des sentiments au moyen d’un spectateur impartial. Pour le premier, il y a séparation entre appréciation et motivation morales, pour le second, le mécanisme est identique dans les deux processus. Si le jugement est fondé sur le sentiment plaisant ou déplaisant que l’individu éprouve grâce à son sens moral, les deux philosophes ne sont pas d’accord sur ce qu’est une action bonne ou mauvaise. Pour Hutcheson, le motif doit être toujours désintéressé, ce que rejette Smith…

Une morale subjective ?

La première critique que nous pouvons porter sur ces théories, sans-doute la plus commune et la plus évidente, est le manque d’objectivité ou une forte subjectivité dans leur conception de la morale. Une action n’est pas en soi moralement bonne ou mauvaise, elle ne l’est qu’en fonction de ce que nous percevons au travers de sentiments que nous ressentons. Quand le sentiment qui lui est associé est plaisant, l’action est approuvée donc considérée bonne. La moralité d’une action ne se fonde pas sur l’action elle-même, ses motifs ou ses effets, mais sur l’émotion qu’elle génère en nous. Par conséquent, nous sommes juges et parties. Telle était la critique immédiate de Lock.

Or Smith comprend que l’objectivation est une nécessité pour juger une action. Il invente ainsi la notion de spectateur dit impartial. Mais cette notion nous paraît bien confuse. Est-elle la conscience morale ou un mécanisme qu’elle crée pour avoir le recul nécessaire ? Cependant, concrètement, c’est encore nous qui incarnons ce spectateur impartial. La distinction n’est que virtuelle. En outre, s’il est une abstraction qui porte sur une situation, la raison peut difficilement être exclue de ce mécanisme.  

Une morale impersonnelle ?

Si nous sommes juges de nos actions, comment devons-nous juger des appréciations des autres individus quand celles-ci sont différentes des nôtres ? Comment pouvons-nous nous assurer de la véracité de nos appréciations ? Comment finalement pouvons-nous reconnaître qu’un jugement moral est vrai ?

Selon Hutcheson, la bienveillance prime sur notre propre intérêt personnel. Selon Smith, notre instinct nous commande de plaire aux autres avant toute chose. Par conséquent, le jugement que portent les individus sur nos comportements doit s’imposer sur le nôtre. C’est par ailleurs par leur appréciation que nous pouvons former nos règles morales selon Smith. Nous sommes donc dépendants du sens moral des autres…

Le fait est paradoxal. Les théories de sentiments mettent en exergue nos sentiments et par conséquent notre « moi », rendant ainsi la morale plutôt subjective, alors que finalement le regard que les individus portent sur nous est déterminant.

La morale telle qu’elle est pensée dans cette philosophie n’est en effet développée que selon les liens sociaux. L’individu n’est jamais pensé en être isolé. Pour Hutcheson, la morale tend vers le plus grand bien pour le plus grand nombre. C’est pourquoi il considère mauvaise toute action motivée par des intérêts personnels. Sa moralité est en fait une moralité exclusivement sociale. Sans-doute cherche-t-il à montrer que l’homme est naturellement social. Pourtant, cela est bien étrange. Toutes ces théories, sans exception, imbriquent le jugement de soi et des autres au travers des relations sociales et de leurs interactions. Cela est encore plus vrai avec la théorie de Smith (désir naturel d’aimer et d’être aimé, mécanisme de spectateur impartial, formation des règles morales générales). Cela implique alors deux conséquences.

D’une part, l’homme n’est un être moral qu’en société. Est-il alors amoral avant de se vivre avec d’autres ? Devient-il amoral quand il devient ermite ? Que devient en effet son instinct de plaire ou sa faculté de sympathie quand il est seul ou a été toujours seul ? Les théories de sentiment ne peuvent se justifier que si l’homme a déjà vécu en société et reste en société. En outre, pour former des règles générales à partir des appréciations acceptées, il doit accumuler une certaine expérience, ce qui nécessite du temps et surtout des appréciations préexistantes, c’est-à-dire d’autres expériences. Ainsi, chacun a besoin d’une morale préexistante. Et le premier, comment peut-il former des règles morales ? Les théories se heurtent en effet au problème de l’origine de l’humanité, c’est-à-dire à l’histoire qui impose ses contraintes et qui échappe à la recherche empiriste

D’autre part, leur philosophie morale est fortement dépendante de leur philosophie politique. Elle s’inscrit dans une démarche politique et contribue à édifier les fondements de la politique moderne. « Le sens moral est un concept profondément politique. »[2] Cela ne peut guère surprendre puisque selon le principe en vigueur au XVIIe et XVIIIe siècle, la science morale s’appuie sur « des principes évidents fondés sur la nature des choses [d’où sont dérivés] les droits des hommes et des citoyens qui sont requis dans les circonstances particulières de la vie humaine. »[3] Hobbes décrit aussi une philosophie morale dans un but politique afin de justifier un régime absolutiste. C’est en justifiant un ordre social naturel à partir de ce qu’est véritablement l’individu qu’est légitimé un ordre politique particulier. Hutcheson et Smith sont convaincus que l’ordre social résulte du fonctionnement de l’être humain en rapport avec les autres sans qu’il ne soit imposé de l’extérieur. La notion de sens moral fondé sur la nature sociale de l’homme est fondamentale pour Hutcheson parce qu’il légitime l’ordre politique et social qu’il espère.

Une morale relevant de l’opinion

Le mécanisme que décrit Smith est encore plus frappant. Selon sa théorie, nous agissons selon le regard que nos contemporains portent sur nous au travers du spectateur impartial. Nous formons des règles morales à partir de leurs appréciations. Nous partons des individus pour revenir à nous-mêmes. Comme il le dit lui-même, la grande loi de la nature serait de s’aimer comme son semblable est capable de nous aimer. Notre charité que nous nous devons se limite à celle des autres. Toujours selon Smith, notre conscience se trouble que lorsque le souvenir de nos actions vicieuses demeure en mémoire de ceux qui en ont été témoins. En dépit de son pouvoir d’oubli, aussi fort soit-il, « sa conscience ne saurait se taire, et elle lui rappelle sans-cesse ce qui ne peut s’effacer de la mémoire des autres. »[4] Notre morale est donc fondée sur l’opinion ou le respect humain, sur le témoignage que les autres peuvent nous rendre. Elle n’est pas établie sur un témoignage intérieur ou encore sur la conscience.

Ainsi, selon Smith, au regard de la cause qui a produit des sentiments, nous les approuvons ou les désapprouvons comme convenables à leur objet si « après nous être placés dans les mêmes circonstances, nous trouvons que les sentiments qu’elles ont fait naître s’accordent avec les nôtres […] ; autrement, nous les blâmons, comme étant sans fondement et sans raison. »[5] Une action est méritoire ou objet de châtiment selon le sentiment qu’il produit en nous. L’approbation se confond avec le bien. Où se trouve alors notre liberté ou notre volonté si tout se ramène au jugement de l’autre ? Que devient notre personnalité ?

Cependant, l’autre n’est pas différent de nous. Il approuve ou désapprouve une action en fonction de notre regard, établissant ainsi un cercle vicieux. Si nos sentiments naissent des siens, d’où viennent-ils ? Nous retrouvons le même problème que nous avons trouvé dans la formation des règles générales. La théorie fonctionne quand elle se penche sur un individu pris dans l’ensemble d’autres individus, mais elle devient difficilement tenable en dehors de ce prisme…

[À suivre]



Notes et références

[1] Voir Émeraude, septembre 2020, article « Les théories de sentiment (2) : harmonie, bienveillance, sympathie, principes de la morale... » et « Les théories de sentiment (3) : Adam Smith ».

[2] Lisa Broussois, Francis Hutcheson et la politique de sens moral, thèse de doctorat philosophique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, présentée le 5 juillet 2014.

[3]Garmichael, Supplements and Observations upon The two books of Samuel Pufendorf’s on the duty of man and citizenaccording to the law of nature composed for the use of students in the Universities, 1724 dansFrancis Hutcheson et la politique de sens moral, Lisa Broussois.

[4] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section III, chap. III.

[5] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. IV.

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