Qui peut en effet ignorer ce commerce
qui nous vend du bien-être ?
Mais allons au-delà de ces pratiques qui abusent de la crédulité des hommes
pour assurer le bien-être de certains individus peu scrupuleux. Portons notre
regard sur un autre phénomène, sans-doute plus sérieux. Quand nous nous
promenons dans les rues, nous voyons fleurir des statues de Bouddha dans les
vitrines des boutiques de bien-être, dans les balcons et dans des jardins. Les
livres ne manquent pas non plus pour louer la sagesse bouddhiste. Et
dernièrement, dans un des boulevards de la ville de Tours, nous avons été
surpris par quelques individus vêtus bizarrement dansant tout en marchant aux
rythmes d’un tambourin et de cymbales… Mode
d’un jour que l’Occident connaît périodiquement ou réelle avancée d’une certaine culture ou religion bouddhiste dans
notre société ?
Le
bouddhisme semble en effet faire l’objet d’une certaine attention
ou popularité. Il nous apporterait l’apaisement ou la quiétude intérieure, l’épanouissement
personnel ou encore la pacification de nos relations avec les autres. Il gagne
aussi des âmes. Des « pratiquants »
nous témoignent en effet de leur « conversion ».
Mais leur témoignage est surprenant. Pour les uns, il ne serait qu’une sagesse,
une philosophie ou un mode de vie, pour les autres, une religion sans dieu ni
dogme, une « religion
non-théiste mais qui n’est pas pour autant athée »[1].
En 2017, en Belgique, une proposition de loi demande même la reconnaissance du
bouddhisme en philosophie non confessionnelle. Pourtant, le bouddhisme a ses
temples, ses moines, ses rituels comme toute religion. Tout cela nous rend
perplexes. Devons-nous nous en inquiéter ?
Pour répondre à ces questions, nous allons désormais étudier le bouddhisme…
Plusieurs pistes sont
possibles pour bien connaître une religion. Prenons celle qui nous paraît la
plus naturelle. Étudions-la par ses
origines, c’est-à-dire par son
fondateur : Siddhârta Gautama.
Siddhârta Gautama, l’Éveillé
Le védisme, la religion de l’Inde
Le védisme est une religion comportant
un ensemble de doctrines multiformes, de rituels et de dévotions, plutôt
polythéistes. Il est fondé sur une révélation, appelée Véda, que des voyants,
appelés « rishi », ont
transmise comme vision intérieure de la vérité éternelle. Ce sont des témoins
passifs de la vérité dont ils se font l’écho à entendre. Ces visions portent
essentiellement sur un savoir
théologique et ritualiste nécessaire au culte. Elles forment un ensemble de
recueils composés d’hymnes de louange, de formules sacrificielles, de mélodies
liturgiques et de prières rituelles. Elles sont complétées par une sorte
d’exégèse rituelle, des commentaires et des traités spéculatifs
Le védisme est caractérisé
par un grand nombre de dieux dont
certains sont privilégiés selon les fidèles. Théoriquement, au VIe siècle
avant Jésus-Christ, ils sont au nombre de trente-cinq répartis en trois classes
fonctionnelles qui correspondent aux trois classes de la société, les classes sacerdotale, combattant et
fécondante. Ces classes détiennent respectivement l’autorité spirituelle,
militaire ou temporelle, et économique. Il existe aussi des divinités qui
n’appartiennent à aucune classe. Elles correspondent à celle des esclaves.
Le védisme, à la recherche
du nirvana
Durant une période cosmique
d’expansion, l’âme transmigre après leur mort, sauf si elle parvient à se
libérer au cours d’une de ses vies. Le
but du fidèle est donc d’obtenir cette libération ou du moins une
transmigration plus favorable.
Mais la libération totale est difficile à obtenir. Après chaque mort, si elle ne se libère pas, l’âme s’incarne dans un nouveau corps dans un état plus excellent ou pire que le précédent selon les fruits de ses activités et volitions antérieures. La finalité de la vie est donc de briser les chaînes qui l’attachent au cycle de renaissance. Quand le fidèle encore vivant y arrive, il est dans un état appelé le « nirvana », un état dans lequel l’âme n’a plus à renaître.
Vers la renonciation de soi
Comme le cycle cosmique, tout est ordonné et hiérarchisé. Nous
retrouvons cet ordre hiérarchique dans la structure de la société. Celle-ci est
en effet formée de quatre castes ou
rang. Dans l’ordre décroissant, ce sont les brahmanes, les ksatriya, les vaisya
et les sûdra. Les brahmanes sont les
autorités religieuses, gardiens de la loi védique, préposés aux rites religieux
et à l’enseignement. Les ksatriya
désignent le rang des autorités temporelles et les guerriers. Les vaisya correspondent au rang des
pasteurs, agriculteurs et marchands. Enfin, le dernier rang, celui des sûdra, est celui des serviteurs.
Chaque caste est organisée
selon un « dharma »
particulier, c’est-à-dire un ensemble de
droits, devoirs et privilèges. Sauf le dernier rang, elle possède des rites
permettant à ses membres d’offrir des sacrifices. Des fidèles se rassemblent
aussi autour d’une divinité considérée comme suprême.
Gautama devient Bouddha,
l’éveillé
Revenons à Gautama. Né au
pied de l’Himalaya, il appartient donc à la classe des ksatriya. De famille
royale, il mène une vie particulièrement protégée et heureuse. Sur ordre de son
père, tout ce qui peut lui affliger lui est épargné jusqu’au jour où las de
cette existence cloisonnée, il décide de s’aventurer dans la ville de
Kapilavastu. Il découvre alors l’amère réalité des choses : la vieillesse,
la maladie, la mort. Lors de sa quatrième sortie, il aperçoit un moine-mendiant
dont la sérénité lui révèle la voie à suivre. Le soir, rentrant au palais, il
apprend la naissance de son fils, ce qui accroît ses liens et donc son karma.
Il a vingt-six ans.
Gautama décide alors de tout quitter pour
vivre en compagnie d’ascètes brahmanes dans les forêts. Il multiplie ses
mortifications et ses méditations. Mais il prend conscience de l’inanité de ses
efforts démesurés. Il pressent une autre voie, la « voie moyenne »,
à égale distance du plaisir bas et de l’ascétisme, de l’ignorance et de la
spéculation. Il quitte alors les moines-ascètes.
Puis, méditant sous un
figuier, Gautama connaît l’illumination, l’éveil
(« bodhi »), c’est-à-dire la
connaissance des quatre nobles vérités
et devient alors bouddha,
c’est-à-dire l’éveillé. Il obtient la délivrance, le nirvâna.
Mais Gautama décide de
surseoir à son « parinirvâna »
pour enseigner aux hommes la vérité, le
« dharma », et la
discipline libératrice. Il mène alors une vie errante pendant quarante-cinq
ans et propage le « dharma »
à ceux qui veulent l’entendre. Progressivement, se constituent une communauté
de moines et de disciples. À quatre-vingts ans, Gautama meurt. Après avoir été
incinéré avec pompes, les princes et les nobles se disputent ses ossements et
érigent des reliquaires. Un culte se met
alors en place.
L’enseignement du Bouddha
Au
1er siècle de notre ère, la liste des écrits sacrés
semble être fixée. Nombreux sont aussi les manuels, les commentaires, les
récits qui constituent une littérature abondante.
Nous pouvons notamment citer deux ouvrages qui jouissent d’une grande
autorité : les Questions de Milinda, rédigé au IIe siècle avant Jésus-Christ,
qui, sous forme de questions-réponses, définit la doctrine du bouddhisme, et la
Voie
de la Pureté, au Ve siècle de notre ère, une sorte d’encyclopédie du
bouddhisme.
Le sermon de Bénarès,
l’enseignement fondamental
Le Sermon de Bénarès définit
les quatre nobles vérités qui
constitue l’enseignement fondamental de Gautama ou encore le contenu de son
illumination. En les saisissant avec clarté, il est parvenu à la connaissance
suprême. « Et la connaissance
profonde s’éleva en moi : inébranlable est la libération de mon esprit,
ceci est ma dernière naissance et maintenant il n’y aura plus d’autre
existence. »[4]
La
seconde vérité donne la cause ou l’origine de ces maux.
Elle se résume en une soif de vie qui
est liée à une avidité passionnelle et qui trouve sans-cesse une nouvelle
jouissance, à savoir la soif des plaisirs des sens, la soif de l’existence et
du devenir, et même la soif de non-existence. Elle désigne l’attachement aux
impressions et aux substances. Le monde est esclave de cette soif.
La
troisième vérité indique l’existence d’un remède au « dukkha », c’est-à-dire la libération,
qui dépend du degré de détachement
et donc de l’état acquis.
La
dernière vérité définit le chemin à prendre pour parvenir à la
libération et obtenir le nirvâna. Il s’agit du « sentier du milieu », qui se situe entre deux
extrêmes : l’attachement aux plaisirs des sens et l’exercice de mortification
inefficace et dangereuse, et qui est constitué de huit directions justes. Il
s‘agit de règles de sagesse, de morale
et de discipline mentale portant sur la compréhension, la pensée, la
parole, l’action, les moyens d’existence, l’effort, l’attention et la
concentration.
Le
« sentier du milieu » n’est
proposé qu’aux moines formant une communauté, la « sangha ». Cependant, les bouddhistes qui ne sont pas moines y participent aussi sous deux
aspects, d’abord par une discipline morale, certes moins exigeante, puis en
apportant aux moines ce dont ils ont besoin pour vivre puisqu’ils ne travaillent
pas. Les moines leur sont ainsi entièrement dépendants.
Gautama est mort sans laisser de successeur. Il n’a pas institué une autorité garante de son enseignement. C’est ainsi que se sont multipliées les écoles et les communautés. Dès le IVe siècle avant Jésus-Christ et selon des traditions bouddhistes, il existait déjà dix-huit écoles de moines, voie vingt, d’où la nécessité codifier l’enseignement du Bouddha dans une sorte de concile de moines.
De nos jours, le bouddhisme est divisé en trois
principales écoles[5]
qui se distinguent par leur conception du Bouddha, leurs textes de référence et
les solutions qu’elles proposent.
L’école Theravâda
Son enseignement se fonde
sur les textes sacrés de langue pâli, rédigés au Sri-Lanka aux alentours de
l’ère chrétienne. Il est celui que nous avons présenté, c’est-à-dire un mélange
de sagesse et de disciplines morales. Il insiste donc sur un code de vie.
L’école Theravâda est en
fait centrée sur la communauté
monastique qui pratique le sentier du milieu. Le Bouddha représente un
guide dont il faut suivre le chemin qui conduit à la libération. Il est le seul guide pour atteindre le
nirvana.
Notons que si l’enseignement
est fondé sur une croyance religieuse héritée du védisme, l’école Theravâda ne développe aucune vérité ou pensée religieuse. Néanmoins,
Gautama au titre de Bouddha fait l’objet d’un véritable culte populaire.
L’école Mahayana
L’école Mahayana[7]
est plus récente. Elle date du début de
l’ère chrétienne. Elle est dite « école
du Nord ». Elle représente le bouddhisme de la Chine, de la Japon, de
la Corée et d’une partie du Vietnam.
Son enseignement est fondé
sur les notions de vacuité et
d’illusions qui nous empêchent d’être éveillé, ce qui est parfois appelé la
bouddhéité, et sur la notion de « boddhisattva »,
c’est-à-dire sur « l’être voué à
l’Éveil », celui qui a en quelque sorte saisi sa bouddhéité. Le
« boddhisattva » n’est pas
seulement celui qui a atteint l’Éveil, il est surtout celui qui refuse de
quitter le cycle des naissances (« samsâra »)
pour conduire les autres à leur délivrance. Il refuse donc d’entrer dans le
nirvana contrairement au Bouddha pour aider les autres à obtenir leur
libération. C’est ainsi que l’école Mahayana se caractérise par sa compassion à l’égard des autres,
contrairement à l’école Theravâda qui se concentre sur la délivrance
personnelle des individus. C’est ainsi qu’elle se désigne par « Grand Véhicule » en opposition à
l’école Theravâda qu’elle qualifie de « Petit Véhicule ».*
Boddhisattva Avalokitesvara
Chine, XI-XIIe siècle
L’enseignement est
finalement moins centré sur la communauté de moines, dont la discipline est
moins exigeante, mais davantage sur les bouddhas et les « boddhisattva », objet de culte et
de dévotion, puisque le « boddhisattva »
est considéré comme un sauveur. L’école Mahayana développe donc de nombreuses pratiques de culte et de
dévotion. Elle se divise en plusieurs écoles qui se caractérisent notamment
par leurs dévotions. Par exemple, l’école de la Très Pure (jingtujiao) voue une
dévotion au bouddha Amitabha, qui prend des noms différents en Chine et au
Japon.
L’école Vajrayana
La voie qu’elle propose est
symbolisée par le diamant car l’école Vajrayana la présente comme la voie la
plus rapide. La finalité est toujours de
parvenir à l’Éveil, non plus en suivant un parcours étendu à plusieurs vies,
mais dès cette vie même. Leurs pratiques s’appuient sur la présence dans chacun
des individus d’une nature de Bouddha qu’il convient de révéler grâce à ces
pratiques. Constatons qu’elles s’appuient sur une doctrine différente de
l’école de Mahayana.
Dans cette école, le maître tient une place essentielle.
Au Tibet, nous pouvons citer le Dalaï-lama, considéré comme l’incarnation du
boddhisattva Avalokitésvara.
Des bouddhismes
« composites » et syncrétistes
Tchénrézi, le bouddha de
la compassion, Tibet
Le cas du Tibet est spécifique.
La discipline monastique y est très forte. Le bouddhisme de type Mahayana est
réservé aux hommes d’intelligence ou de spiritualité moyenne alors que le
tantrique est réservé à une élite, c’est-à-dire à des disciples doués de capacités spirituelles et intellectuelle, signes de prédilection.
En France, nous retrouvons ces
mélanges de bouddhismes aux multiples influences. « Nous suivons l'enseignement du Theravada pour ses principes, nous
pratiquons la méditation Thien ou l'invocation au Bouddha Amida et chacun de
nos gestes est accompagné de formules tantriques »[10]
La méditation Thien est la transcription du Zen sino-japonais. Le Bouddha Amida
relève d’une école Mahayana d’Extrême-Orient.
En outre, chaque école s’est divisée en différentes « sectes »
ou lignées. Le bouddhisme tibétain est par exemple actuellement composé de
cinq ou six branches.
Cultes et rites
Bouddha
ne traite pas de religion, de culte ou de divinités. Il
se considère comme un homme et ne se prétend à aucune vénération.
Pourtant, ses reliques ont
rapidement fait l’objet d’un culte aux lieux de sa naissance (Kapilavastu), de
son éveil (Bodh-Gayâ), de son premier sermon (Bénarès) et de sa mort
(Kusinâra). Plus tard, le Bouddha est divinisé sous forme de statues ou des
images que l’on vénère selon l’usage traditionnel, c’est-à-dire le rite
brahmanique (offrande de lampes ou cierges allumées, bâtonnet d’encens, fleurs,
fruits, etc.). Une prière accompagne l’offrande.
Conclusions
Si le bouddhisme le plus ancien
ou originel se concentre sur la voie à suivre qu’a enseignée Gautama, les
autres formes ont développé un véritable culte religieux et des pratiques de
dévotion sur le Bouddha historique puis sur tous les autres bouddhas ou
éveillés qui l’ont suivi. C’est en effet un point fondamental qui les sépare à
partir de l’ère chrétienne. Si à l’origine il n’existe qu’un guide, celui-ci
finit par être divinisé et par rejoindre un panthéon de Bouddhas, ou encore par
refléter un Bouddha transcendant, parfois incarné dans un chef religieux.
Le
polymorphisme du bouddhisme explique bien des incompréhensions et
parfois des débats vains, voire mensongers. En s’implantant dans un lieu, en
raison de sa souplesse et son absence de doctrines proprement religieuses, elle
se mêle aux différents courants religieux et idéologies déjà présentes, parvenant
ainsi à un syncrétisme déconcertant. Savoir si le bouddhisme est philosophique
ou religieux est l’un des débats les plus faux que nous puissions trouver. Tout
dépend de l’école bouddhique à laquelle il se rattache et de l’adepte qui le
pratique.
En outre, les différents
bouddhismes se fondent essentiellement sur une
conception de la vie, héritée du védisme, avec des notions de bien et de
mal particulières, et sur une
métaphysique bien précise, sans laquelle ils n’auraient pas de sens. Toutes
les formes du bouddhisme sont donc intrinsèquement religieuses contrairement à
ce que pensent certains adeptes de pratiques bouddhistes quelle que soit
l’importance de la sagesse qu’elles enseignent et de ses pratiques. Elles portent
une vision de la vie qui ne peut qu’influencer les pensées et les comportements
de leurs partisans, et une morale qui peut plaire à de nombreux contemporains,
victimes d’un mal-être persistant. Là résident certainement les sources
d’inquiétudes et de danger…
Notes et références
[1]
Philippe Cornu, Le bouddhisme, philosophie ou religion ?, 28 mai 2019, rtbf.be.
[2]
« ksatriya»
signifie « domination, pouvoir,
gouvernement ».
[3]
Il s’agit des résultats d’une fouille entreprise sous le temple Maya Devi à
Lumbinî. Voir l’article « Des
découvertes archéologiques au Népal confirment des dates plus anciennes pour la
vie de Bouddha », 25 novembre 2013, unesco.org.
[4]
Adaptation du Premier discours de Bouddha dans L’enseignement de Bouddha,
Walpola Rahula, Seuil, Points-Sagesse n°13, dans Religions du monde entier,
Vladimir Grigorien, chapitre consacré au bouddhisme.
[5]
Voir l’article de Henri Tincq, Bouddhisme : les trois grandes écoles,
publié le 4 octobre 2007, lemonde.fr. Les informations sont
aussi tirées du site bouddhismes.net de l’institut
d’études bouddhiques et de Religions du monde entier, Vladimir
Grigorien, chapitre consacré au bouddhisme. Notons que l’institut d’études
bouddhiques relève de l’école Mahayana.
[6]
Le nom est récent. Il apparaît au milieu du XXe siècle.
[7] Mahayana
signifie « Grand Véhicule ».
Il est tiré de « Maha » (« grand ») et « yâna » (« véhicule »).
[8]
« Tantrique » est tiré de
« tantra » signifiant
« transmission ».
[9]
Article Bouddhisme « ancien », Mahayana et Vajrayana, bouddhismes.net.
[10]
Article Mahayana vietnamien et Thich Nhat Hanh dans bouddhisme.net.
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