" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 3 octobre 2020

Les théories de sentiment (3) : Adam Smith

Le culte du bien-être domine incontestablement notre société. Mais comme nous le constatons et que montrent aussi des études sérieuses et pertinentes, parfois ancienne [1], ce culte n’est pas sans conséquence sur les « zélateurs du bien-être » et sur la société elle-même. Certaines de ces études dénoncent notamment le libéralisme économique comme responsable de ce phénomène et attaquent naturellement ses auteurs, en particulier Adam Smith (1723-1790). Son ouvrage connu sous le titre de La Richesse des nations, publiée en 1776 [2], est en effet reconnu comme un livre fondateur de notre modèle économique. Il a inspiré les théoriciens de l’école libérale classique, par exemple Thomas Robert Malthus, David Ricardo ou John Stuart Mill mais aussi Karl Marx. Or, dans cet ouvrage, et selon des interprétations, Smith proposerait la poursuite de l’intérêt personnel comme moteur de l’activité économique, ce qui pourrait alors confirmer les accusations portées contre lui. Le libéralisme économique forgerait alors notre morale…

Pourtant, le domaine économique n’est pas la véritable préoccupation de Smith. Celui-ci considère en effet que le livre le plus important qu'il a écrit n’est pas cet ouvrage économique mais un traité de nature morale, intitulé Théorie des sentiments moraux, publié en 1759 [3]. Smith est en effet avant tout un philosophe qui enseigne la morale à l’Université de Glasgow et qui développe une théorie de sentiment centrée sur la notion de sympathie. « Le caractère du système de Smith est d’envisager la sympathie comme le fait dominant de la sensibilité morale, et de vouloir tirer de ce fait unique toutes nos idées de bien et de mal, toute la règle de nos actions. »[4] Par conséquent, Smith ne pourrait guère être le responsable du culte du bien-être.

Alors que l’ouvrage économique semble justifier la poursuite de l’intérêt personnel, l’ouvrage moral met plutôt en exergue la sympathie, ce qui pourrait être antinomique. Mais au-delà de cette contradiction et des nombreux débats qu’elle a générés, nous devons plutôt porter nos efforts sur la théorie de sentiment qu’il a développée, ce qui nous apportera certainement quelques lumières sur le culte du bien-être et sur d’autres phénomènes que nous avons constatés.

Après avoir d’abord décrit le contexte dans lequel se prépare et se développe la théorie morale de Smith [5], et ensuite évoqué celle de ses précurseurs [6], il est temps désormais de la présenter à partir de son ouvrage Théorie des sentiments moraux

Les héritages de Smith

En philosophie morale, Smith a eu comme professeur Hutcheson, qu’il remplacera sur la chaire morale de l’université de Glasgow. Même s’il ne partage pas toutes ses idées, il demeure influencé par la théorie de sentiment qu’il élabore à partir de sa notion de « sens moral » et de la bienveillance. Il est aussi influencé par David Hume, notamment par son Traité de la nature humaine. La théorie de Newton aura aussi une grande importance dans sa théorie. « L’auteur cherche, en effet, à transposer les découvertes de Newton à la sphère des affaires humaines. »[7] Durant un séjour en France, il a aussi rencontré Voltaire et sans-doute Rousseau ainsi que les physiocrates [8] Quesnay, Turgot et Dupont de Nemours qui défendent une économie en laissant libre cours à la nature, prémisse du libre-échange. Smith considère leur système le plus abouti de l’époque bien qu’il ait constaté des erreurs. Notons que si Smith introduit l’économie dans son enseignement, elle n’en est qu’un accessoire ou encore un complément aux cours de morale qu’il enseigne, une morale qui justifie en fait ses conceptions économiques. De nos jours, il semble bien que le sujet se soit plutôt inversé, la morale étant désormais subordonnée à l’économie

Une théorie en réaction contre les morales utilitaristes et conventionnelles

Empiriste et stoïcien, Smith demeure très attaché à une certaine conception de l’homme et de la nature bien différente de celle que défendent Hobbes, Puffendoff ou encore Mandeville. Comme son maître Hutcheson, il ne peut guère apprécier les théories qui expliquent la morale par la seule recherche d’intérêt personnel ou par l’amour propre. Il ne peut la concevoir comme une fonction dédiée à satisfaire nos besoins et à maintenir la société. Il réfute alors l’idée selon laquelle une action ne serait alors bonne que parce qu’elle sert nos intérêts et garantit son bonheur, ce qui signifierait que la vertu et le vice ne se distingueraient que selon les bienfaits ou nuisances qu’elles apporteraient à la société, quelle que soient les intentions de leur auteur. Certes, Smith ne s’oppose pas à l’idée que l’intérêt personnel soit une motivation morale suffisante mais il refuse qu’il soit exclusif et que l’action qui en résulte soit considérée bonne. La conception de la société que développent Hobbes et Mandeville est en fait opposée à l’ordre naturel qu’il défend. Smith s’oppose aussi à une autre conception morale qui fonde la morale sur la seule raison.

Le Traité philosophique de la morale

Dans son Traité philosophique de la morale, Smith examine l’origine et la cause des jugements que nous portons sur la conduite et les sentiments des autres individus puis ceux que nous portons sur nous-mêmes. Il termine son ouvrage par un examen des autres théories. Il développe alors une conception de la nature humaine fondée sur la sympathie à partir d’observations et de raisonnement inductifs, c’est-à-dire à partir d’une réflexion empiriste….

Le désir de plaire chez l’homme, fondement de la morale individuelle…

En dépit de ses liens avec Hutcheson, Smith refuse de croire à un sens moral naturel ou inné comme son maître l’enseigne mais il défend plutôt un désir inné de plaire en l’homme, désir qui le pousse à agir pour s’attirer les éloges de ses proches. « C’est la vanité qui est notre but, et non le bien-être ou le plaisir ; et notre vanité est toujours fondée sur la certitude que nous avons d’être l’objet de l’attention et de l’approbation des autres. »[9] L’homme a par conséquent une conscience aigüe du regard que les autres portent sur lui. Non seulement il veut être aimé mais il veut surtout le croire. Il veut être aimé et être aimable. Ce n’est donc pas le sens moral ou une faculté naturelle qui fonde l’appréciation morale mais un désir, celui d’aimer et d’être aimé. Et ce désir de plaire est plus grand que la recherche de son intérêt personnel ou celui des autres.

Cependant, la vanité peut aussi être « la cause première et générale de la corruption de nos sentiments moraux »[10] quand, pour répondre à ce désir, l’homme commet des vices ou que ce regard admiratif ou de louange n’est pas dû au mérite ou aux vertus. Pour faire l’objet d’éloge, il a tendance à préférer la richesse et la grandeur, à suivre la mode, à exciter la flatterie. Car « la route de la fortune et celle de la vertu sont souvent opposés. »[11] Il recherche aussi le regard de l’individu que celui de l’observateur réfléchi. Ainsi, pour satisfaire son désir, il utilise tous les artifices de l’intrigue pour s’élever et s’opposer à ceux qui peuvent en être un obstacle. Et s’il réussit, il use aussi de toutes ses ressources pour effacer la bassesse des moyens qu’il a employés.

La recherche de l’intérêt personnel, un autre principe de la morale mais non exclusif…

Mais, les hommes ne peuvent pas vivre sans société, c’est-à-dire sans l’assistance des autres, pour répondre à leurs besoins. Leur intérêt personnel est donc de garantir cette société, c’est-à-dire la bonne harmonie sociale. Influencé par le stoïcisme, Smith croit en effet à une harmonie naturelle entre les hommes. C’est pourquoi, au contraire d’Hutcheson, il considère la bienveillance intéressée comme vertueuse. Ils sont tous « attirés vers un centre commun de bienfaisance réciproque. »[12]

Ainsi, comme le précise Smith, la société fonctionne aussi grâce à la recherche de l’intérêt personnel de ses membres, notamment par « l’échange intéressé des services mutuels, auxquels on a assigné une valeur convenue. »[13] L’économie devient donc le lien social en absence d’affection ou de partage de sentiments.

Par conséquent, Smith ne s’oppose pas à l’idée que la recherche de l’intérêt personnel joue un rôle majeur dans la morale, aussi bien dans le jugement que dans la motivation, mais il refuse de lui donner un rôle exclusif et déterminant comme le fait Hobbes.

La bienfaisance, l’autre principe de la motivation morale

Selon Smith, il y a donc deux moteurs qui nous motivent naturellement : l’intérêt personnel et celui de nos proches, ce qui permet d’améliorer notre bien-être comme le leur. L’expérience lui paraît si évidente qu’il n’a pas besoin d’apporter de preuves pour démontrer le rôle de la bienfaisance. « Quelque degré d’amour de soi qu’on puisse supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux  autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, alors même qu’il n’en retire que le plaisir d’en être le témoin. »[14] L’intérêt personnel, l’amour propre ou l’égoïsme ne sont donc pas la seule explication de nos sentiments et de nos comportements. « Lorsque le bonheur ou le malheur des autres dépend, à quelques égards, de la manière dont nous nous conduirons, nous n’osons pas suivre les suggestions de l’amour-propre, et préférer notre intérêt au leur. »[15]

Smith explique la bienveillance par le désir inné de plaire. Notre conscience ne pourrait en effet accepter d’estimer si peu les autres et de nous estimer trop, et par là attirer leur mépris et leur indignation. Nous devons agir de plus en plus selon l’intérêt que nous portons aux autres, ce qui demande alors une véritable emprise sur soi. En un mot, la bienfaisance est le moteur de notre vie morale. « Sentir beaucoup pour les autres et peu pour nous-mêmes, réduire le plus possible l’amour de soi et abandonner à toutes les affections douces et bienveillantes, constitue la perfection à laquelle notre nature peut atteindre. »[16] C’est ainsi que la bienfaisance contribue à l’harmonie entre les hommes.

La sympathie, le « critérium universel » de la morale

Comment se maintient cette harmonie sociale ? À l’image de la force de Newton, Smith conçoit une force centrale qui fait tendre l’attitude des gens vers une harmonie sociale acceptable par tous. Et cette force, c’est la sympathie. « Quand les passions intéressées sont dans une parfaite sympathie avec les nôtres, elles nous paraissent convenables à leur objet : nous les trouvons légitimes et fondées, et, au contraire, lorsqu’en nous mettant à la place des autres, nous ne sommes pas disposés à sentir comme eux, leurs sentiments nous paraissent injustes et sans motifs. Approuver ou désapprouver les passions des autres, et les trouver fondées ou non fondées, est donc pour nous la même chose que de reconnaître que nous sympathisons ou que nous ne sympathisons pas avec elles. »[17] L’échange ou la communication des sentiments entre l’observateur et l’observé génère de la sympathie s’il y a concordance entre eux et finalement de l’approbation morale. Au contraire, s’il y a discordance, il provoque de la désapprobation. C’est ainsi que se créent et se développent finalement des conventions, la distinction des rangs et l’ordre social ainsi que des normes morales.

Qu’est-ce que donc la sympathie ?

Pour Hutcheson, la sympathie découle naturellement de la bienveillance grâce à laquelle nous pouvons nous préoccuper de l’intérêt des autres. Pour Hume, elle est un mécanisme de communication des passions par lequel un observateur peut ressentir un sentiment qu’un individu peut éprouver. Pour Smith, la notion est étendue. Elle est « la faculté de partager des passions des autres quelles qu’elles soient. »[18] Le sens de « passion » ne désigne pas un sentiment ou une émotion forte et agissante, non maîtrisable, mais il est plutôt équivalent à celui de « sentiment ». Selon certains commentateurs, la sympathie désigne plutôt « la capacité de se mettre à la place d’autrui pour parvenir à s’imaginer nos sentiments si nous étions dans sa situation »[19]. Elle n’est pas la bienveillance.

Présentons le mécanisme qui explique, selon Smith, l’approbation ou la désapprobation morale.

Le spectateur impartial

En observant un individu, nous imaginons en nous un spectateur impartial qui se met à sa place et éprouve les sensations qu’il pourrait ressentir si effectivement il était dans les mêmes conditions. Il peut même ressentir un sentiment que n’éprouve pas l’individu qu’il observe, ou qu’il n’est pas en mesure d’éprouver. Tout cela est possible grâce à son imagination et à son expérience. Nous avons ainsi la faculté de se projeter dans la situation occupée par autrui et donc d’en être affecté.

Cette faculté nous permet ainsi de prendre du recul et de faire preuve d’objectivité, indispensable pour apprécier moralement un acte. Un tel spectateur est en effet impartial parce qu’il « n’est pas entraîné comme la personne qu’il observe, par la violence des émotions qui agite celle-ci ; il n’est pas aiguillonné par l’ardeur d’une passion ou d’un désir actuel »[20], ce qui lui permet d’envisager d’un même regard et à égale distance les situations présente et futur de l’objet de son observation. Comprenons bien son système. Il ne s’agit pas de compréhension mais bien d’impression sur les sens, c’est-à-dire de perception. La raison n’intervient pas en effet dans l’évaluation morale.

Le même mécanisme est mis en œuvre quand nous évaluons moralement notre propre comportement. Nous sommes l’individu observé et incarnons en même temps le spectateur impartial qui nous observe et nous juge.

Un acte est alors bien apprécié s’il y a échange et concordance entre le spectateur impartial et l’individu observé. « Comme tous les autres sentiments de la nature humaine, ils ne nous paraissent convenables et dignes d’approbation, que lorsque le spectateur impartial, le tranquille témoin, sympathisent avec eux et en éprouvent de semblables. »[21] Un lien doit s’établir entre le spectateur et l’agent observé. La sympathie surgit alors quand il y a réciprocité de sentiments entre eux, quelle que soit la nature, agréable ou désagréable, de ces sentiments.

Mais la réciprocité n’est pas systématique. Elle est réalisée dans une situation donnée selon une double proportionnalité, celle qui existe entre la réaction de l’agent et l’événement déclencheur ou motif, et celle qui existe entre cette réaction et ses effets ou conséquences, c’est-à-dire selon leur mérite. Le spectateur impartial définit alors si l’action est convenable par rapport à la situation qu’il a vécue selon ce double rapport, intention et mérite.

Le rôle de la conscience morale

Smith semble associer l’approbation de la conscience et le témoignage qu’apporte le spectateur impartial. La conscience et le spectateur impartial sont-ils alors confondus ? Il évoque aussi la raison.

Quand Smith désigne la force capable d’étouffer notre amour-propre, qui ne peut être la bienveillance puisqu’elle est impression, donc passive, il désigne la conscience. « C’est la raison, c’est la conscience, c’est cette espèce de divinité que nous portons en nous, qui est le juge et l’arbitre suprême de notre conduite. »[22] Il affirme aussi que « c’est la conscience seule qui nous apprend toute l’étendue de notre faiblesse, la valeur véritable de ce qui a rapport à nous, et qui corrige les illusions naturelles de l’amour-propre. » Or sans cette force qui fait taire nos passions et nos calculs d’intérêts personnels, il est impossible d’avoir la maîtrise de soi nécessaire au spectateur impartial. « Nos sentiments moraux ne sont jamais si prêts d’être corrompus que lorsqu’un spectateur indulgent et partial est près de nous, tandis que le spectateur indifférent et impartial en est éloigné. »[23] Le spectateur impartial serait alors un mécanisme que la conscience met elle-même en œuvre. C’est ainsi par ce mécanisme que la conscience morale devient « le juge intérieur que nous portons au-dedans de nous »[24]. Le spectateur idéal personnifierait donc ce mécanisme.

Les vertus essentielles

Pour garantir au spectateur impartial son objectivité, nous devons être maîtres de nos passions et de nos sentiments. La maîtrise de soi n’est pas « le fruit de pénibles raisonnements d’une logique subtile »[25] mais il est le résultat de la loi naturelle que nous avons déjà décrite, « celle de sympathiser avec le spectateur réel ou supposé de notre conduite ». Nous voulons gagner sa bienveillance et éviter son mépris, ce qui nécessite de calmer notre sensibilité, de la rendre plus acceptable à ses yeux. En un mot, il faut que les sentiments soient partageables pour qu’il y ait ensuite concordance. La vertu de « maîtrise de soi » garantit ainsi l’échange de sympathie entre individus. Elle évite aussi que notre attitude leur soit nuisible. Par conséquent, elle maintient naturellement l’harmonie sociale.

La vertu de justice

Cependant, en absence d’échanges ou de sympathie, l’harmonie sociale risque de ne pas durer. L’expérience montre en effet que plus nos liens avec les individus sont éloignés, plus notre désir de plaire est réduit, plus notre sympathie perd de la force. Il faut donc une deuxième faculté naturelle qui explique la permanence sociale. Selon Smith, il s’agit du sentiment de terreur de la punition bien méritée dont la nature a doté l’homme. « Ce sentiment de terreur sert donc de mécanisme de sauvegarde dans les situations où interagissent des individus qui n’éprouvent aucune sympathie les uns envers les autres. »[26]

De ce sentiment découle la vertu de justice, que les hommes se sont naturellement pourvus pour éviter qu’ils se nuisent et remettent en cause l’existence même de la société. Elle est même « le fondement essentiel de la société humaine »[27]. L’homme s’oppose donc à tout ce qui peut remettre en cause l’ordre de la société ou y mettre de la confusion. Finalement, si la bienfaisance, qui découle du désir naturel de plaire, nous fait rechercher ce qui peut concourir au bonheur d’autrui, la justice nous éloigne ce qui peut le nuire par la crainte naturelle de la sanction.

Mais toutes les vertus ne portent pas vers les autres, de manière positive ou négative. Smith donne l’exemple de la prudence. Celle-ci se préoccupe de notre seul bonheur et répond à l’amour que nous éprouvons pour nous-mêmes quand la justice et la bienfaisance sont recommandées par l’amour à l’égard d’autrui. Elle demeure néanmoins une vertu…

Le mécanisme de la motivation morale 

Revenons au spectateur impartial. Il perçoit les sentiments que nous éprouverions si nous étions à la place de l’individu que nous observons, y compris si cet individu est nous-mêmes. À partir de ces liens, il approuve ou désapprouve le comportement observé. Il est donc l’agent de notre jugement moral.

Au fur et à mesure de notre existence, nous accumulons, nous capitalisons une expérience morale. Lorsque des actions sont régulièrement approuvées ou désapprouvés, elles deviennent en nous des règles générales comme si elles nous imprégnaient. Ainsi, lorsqu’elles sont adoptées et gravées en nous, elles sont alors appelées pour régler nos actions et réguler notre amour-propre. Elles sont aussi transmises par l’éducation, même si Smith ne l’affirme pas clairement. Le philosophe parle en effet de bonnes éducations et de vertus reçues, de sentiments imprimés.

Ainsi, nous agissons ou refusons d’agir selon des règles générales que nous formons et qui sont « fondées sur ce que nos facultés intellectuelles, et notre sentiment naturel du bien et du mal, nous ont fait approuver ou désapprouver constamment dans une suite de circonstances particulières. »[28]

Le respect que nous éprouvons à l’égard de ces règles générales de conduite forme ce que nous appelons le sentiment du devoir. Celui-ci est un motif suffisant pour agir et maîtriser son humeur, ses sentiments et les inégalités de caractères. « Il n’y a personne qui ne soit susceptible de recevoir de l’habitude, de l’éducation, de l’exemple, un respect de règles générales, assez fort pour le déterminer à se conduire presque toujours d’une manière convenable, et pour éviter toute sa vie d’encourir véritablement le blâme. »[29] Smith parle de respects sacrés. Le sentiment du devoir est si nécessaire pour la société qui ne pourrait subsister sans lui. C’est alors qu’intervient la vertu de justice qui, s’appuyant sur le désir inné de la terreur des sanctions en nous, nous obligent à le suivre.

Dans le système de Smith, l’homme est motivé par ses intérêts personnels, ce qui explique sa vertu de prudence, et par la bienveillance qui émane de son désir naturel de plaire. Il agit alors selon le sentiment le plus fort.

Le sens moral selon Smith

Smith reprend l’expression « sens moral » qu’emploie son professeur Hutcheson mais d’une manière différente. Pour lui, la nature nous a dotés originellement d’un instinct ou de facultés qui nous permettent de gouverner nos sentiments, penchants et passions, et juger celles qui doivent être réprimées ou suivies. Le sens moral nous sert à approuver ou désapprouver tous les principes de nos actions à partir de ce qu’il perçoit.

Les principes moraux sont les objets de ces facultés morales. Un sens juge en dernier ressort les objets qu’il perçoit. « L’essence de chacune de ses qualités est de satisfaire celui de nos sens auquel elle s’adresse. »[30] Par exemple, ce qui plaît aux yeux est beau, ce qui flatte l’oreille est harmonieux, mais ce sont les facultés morales qui jugent quand nos yeux doivent être enchantés. Enfin, « ce qui satisfait nos facultés morales est bien, est juste, et doit être fait : ce qui les blesse, est nuisible, est mal, et doit être évité ; les sentiments qu’elles approuvent sont agréables et doivent être suivis ; les sentiments qu’elles désapprouvent, sont inconvenables, et doivent être réprimés. »[31] Le bien et le mal moral se distinguent ainsi respectivement par l’effet plaisant ou déplaisant qu’il provoque à notre sens moral.

La conception religieuse de Smith

Dans son système où finalement la nature joue un rôle fondamental, quelle est la place de Dieu ? Smith semble considérer Dieu, qu’il appelle parfois divinité, comme le créateur de l’harmonie naturelle. Il l’a conçue pour accroître le bonheur ici-bas. « L’idée d’un être divin dont la bonté et la sagesse ont disposé et ordonné de toute éternité la vaste machine de l’univers, de manière à y maintenir la plus grande quantité possible de bonheur, est certainement le plus sublime objet de nos contemplations. »[32] C’est ainsi que Dieu est l’auteur de la bienveillance universelle. Il est le « père »[33] du monde, « l’être sage et bon par essence »[34], auquel se soumet l’homme vertueux. La version anglaise de 1759 utilise d’autres termes comme « The all-wise Author of the Nature », « The all-wise Architect and Conductor » ou encore « The great Director of the universe »[35]. Mais son rôle se réduit à imprimer dans la nature les règles nécessaires à l’harmonie sociale.

Smith précise que cette ordonnance ainsi que le soin du bonheur universel ne concernent que Dieu et non les hommes. C’est pourquoi ces derniers doivent s’occuper de leur propre bonheur, de celui de leur famille et de leurs proches. « Les contemplations les plus sublimes ne peuvent jamais le dispenser de ses humbles devoirs. » C’est du stoïcisme imprégné de déisme

Et l’amour de Dieu ?

Smith s’oppose à l’idée selon laquelle le premier principe de la morale est fondé uniquement sur l’amour de Dieu et sur l’obéissance à ses commandements. Le principe de sa moralité est très clair. « Aucune action ne peut être appelée vertueuse, lorsqu’elle n’est pas accompagnée, dans celui qui l’a faite, du sentiment intérieur de l’approbation de soi-même. »[36] Si un principe religieux est contraire à un sentiment naturel, il ne peut produire une action vertueuse.

Smith insinuerait donc l’existence d’une Divinité, créateur de lois naturelles suffisantes pour établir l’harmonie mais inactif ensuite dans le monde, et par conséquent l’élaboration humaine des religions. Celles-ci ont été conçues pour apporter une autorité aux lois naturelles que l’homme a découvertes. Elles s’appuient sur le sentiment naturel de la justice ou plutôt de la crainte des sanctions. Le stoïcisme et le déisme sont ainsi les principes qui dirigent sa pensée.

Cependant, selon Smith, parmi les devoirs qui se forment en nous, les plus importants émanent de la « Divinité » qui « doit un jour en récompenser la pratique et punir la transgression. »[37] Il en vient alors à expliquer l’origine des dieux par la nécessité de sanctionner la conduite des hommes ou du moins de faire naître et développer la crainte religieuse de la punition céleste selon les règles générales de la morale que les hommes ont eux-mêmes établies « avant les siècles de la philosophie et d’une raison acquise. » « Il importait trop au bonheur des hommes que les terreurs religieuses fortifiassent ainsi le sentiment naturel du devoir, pour que la nature laissât dépendre ce sentiment des lentes et incertaines recherches de la philosophie. »[38]

Finalement, les règles générales interprétées comme des préceptes et des lois de la Divinité sont considérées comme des lois suprêmes. Par conséquent, si elles sont d’origine divine, les règles générales sont sacrées et donc détiennent une autorité suprême pour l’homme religieux. « La religion fortifie donc le sentiment naturel du devoir. »[39] L’homme religieux agit donc, comme l’homme du monde, selon l’approbation de sa conscience, le suffrage des hommes et le soin de la réputation mais surtout et principalement selon la sanction du juge suprême. Cependant, toujours selon Smith, les principes de la religion peuvent être corrompus en lui « par l’esprit de secte et de parti »[40], c’est-à-dire si elle est ouverte aux autres.

Conclusions

Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith décrit une théorie morale comme un système autonome qui explique l’évaluation et la motivation morale, et défendent finalement une conception de l’homme très stoïcienne et déiste. La nature a formé l’homme pour la société et l’a doté deux sentiments indispensable pour garantir l’ordre social et ainsi sa perfection. L’homme éprouve naturellement le besoin d’être approuvé par les autres et de ne pas recevoir d’eux un blâme, d’où émane sa bienveillance naturelle. Elle lui a ainsi donné la terreur de la punition sur laquelle s’appelle la justice qui est une vertu déterminante. Par le sens moral, elle lui a aussi donné une faculté de percevoir le bien et le mal moral sans que nous sachions vraiment ce qu’il est par rapport au mécanisme du spectateur impartial que Smith a décrit. Finalement, de manière naturelle, l’homme éprouve un véritable amour de la vertu et une horreur des vices qui le tournent vers les autres et contrebalancent son désir de satisfaire ses intérêts personnels. Cependant, l’homme agit selon la force des sentiments qui dominent en lui.

Voilà la description plutôt rapide de la théorie morale de Smith telle que nous l’avons comprise. Nous sommes conscients de la difficulté de l’entreprise et de nos limites. En outre, sa compréhension est particulièrement complexe. La lecture de son ouvrage nous a en effet paru difficile en raison d’une pensée que nous jugeons de fragmentaire et désordonnée. Il est vrai qu’il « est profondément ancré dans une épistémologie singulière, celle du XVIIIe siècle, façonnée par l’esprit de la conversation et l’impérieux souci de susciter l’attention du lecteur »[41], ce qui peut sans-doute expliquer nos difficultés, mais aussi les commentaires parfois contradictoires des spécialistes.



Notes et références

[1] Voir Émeraude, août 2020, article « Le culte du bien-être : syndrome, obsession, narcissisme.  Réalité de l'égoïsme et du solipsisme de l'homme moderne ».

[2] Le titre exact de l’ouvrage est Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

[3] La sixième et dernière édition date de 1789, un an avant sa mort. Il n’a pas en effet cessé de l’améliorer et de le compléter.

[4] Henri Baudrillat, Théorie des sentiments moraux ou Essai analytique sur les principes de jugement que portent naturellement les hommes d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur ses propres actions, Introduction, trad. par Mlle de Grouchy et Mlle de Condorcet, Introduction, 1860, Guillaumin & Cie,

[5] Voir Émeraude, septembre 2020, article « Les théories de sentiment (1) : l' Écosse  au XVII-XVIIIe siècle, la terre de nouvelles théories morales ».

[6] Voir Émeraude, septembre 2020, article « Les théories de sentiment (2) : harmonie, bienveillance, sympathie, principes de la morale... ».

[7] Jean-Daniel Boyer, Le système d’Adam Smith, une reconstruction, Revue des sciences sociales, n°2, 2016, n°56, OpenEditionJournals, https://doi.org.

[8] Les physiocrates défendent un système économique où l’agriculture constitue la source unique de richesse du pays d’où le terme de « physiocratie » qui signifie « gouvernement par la nature ».

[9] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section III, chap. II.

[10] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section III, chap. III.

[11] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section III, chap. III.

[12] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie II, section II, chap. III.

[13] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie II, section II, chap. III.

[14] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. I.

[15] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[16] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. V.

[17] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. III.

[18] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. I.

[19] Jean-Daniel Boyer, Le système d’Adam Smith, une reconstruction, n°29. Voir aussi Dupuy J.-P. (1992), Libéralisme et Justice Sociale, Le sacrifice et l’envie, Hachette Littérature.

[20] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie VI, section I, chap. I.

[21] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie II, section I, chap. II.

[22] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[23] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[24] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[25] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[26] Lisa Broussois, Anatomie du sens moral : Hume et Hutcheson.

[27] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie II, section II, chap. III.

[28] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[29] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[30] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[31] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[32]Smith, Théorie des sentiments moraux, partie VI, chap. III.

[33] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie VI, chap. III.

[34] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie VI, chap. III.

[35] Smith A. (1759), The Theory of Moral Sentiments, édité by D. D. Raphael and A. L. Macfie, The Glasgow Edition of the Works and Correspondence of Adam Smith, t. I, Oxford University Press 1976, Liberty Fund 1982 dans Le système d’Adam Smith, une reconstruction, Jean-Daniel Boyer, n°5.

[36] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. VI.

[37] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[38] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[39] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[40] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[41] Jean-Daniel Boyer, Le système d’Adam Smith, une reconstruction, n°2.

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