Dans
la ville de Jérusalem, une forteresse s’élève près du Temple, sur une falaise
rocheuse. Hérode, roi de Judée, l’a dédiée à Antoine en honneur de celui qui l’a
protégé au début de son règne. Elle devait être sa résidence royale mais il a rapidement
déserté ce lieu peu commode, trop proche du Temple, de ses activités bruyantes
et de ses mouvements incessants. Il a préféré séjourner dans un autre palais
qu’il a aussi bâti de l’autre côté de Jérusalem. La forteresse est alors devenue
une caserne militaire que les troupes romaines ont naturellement occupée
lorsqu’elles sont arrivées.
Flanquée
de quatre tours, la forteresse domine l’esplanade du Temple. Le procurateur
romain y siège quand il réside à Jérusalem. Ainsi, abrités derrière d’épais
murs, Rome surveille la Ville sainte et sur le lieu le plus sacré des Juifs. Un
détail nous frappe. Ses murs renferment les habits sacerdotaux du grand prêtre.
Pourtant, aucun Juif ne peut y entrer de crainte de se souiller au contact des
païens.
La
forteresse n’est pas le seul lieu qui marque l’empreinte des païens dans la
ville de Jérusalem. Grand bâtisseur et féru d’hellénisme, Hérode aurait aussi
construit un somptueux théâtre, voire un hippodrome aux portes de la cité. Le
Temple qu’il a rénové n’est pas non plus à l’abri de l’art païen. L’immense
esplanade a été rebâtie à la romaine. Les portiques de Salomon, qui forment une
grande allée à quatre rangs de colonne, nous renvoient à la Grèce. Pourtant, l’accès du Temple reste
interdit aux païens.
Contrairement
à toutes les cités occupées par Rome, aucune divinité païenne ne réside dans le
lieu sacré de la ville. Aucun signe de paganisme n’est accepté dans Jérusalem.
Les étendards des valeureuses troupes romaines n’y sont pas admis. Elles
déclencheraient aussitôt une émeute. La Loi est rigoureusement appliquée dans
la ville sainte. Pourtant, l’influence païenne y est certaine.
Étrange
cité que celle de Jérusalem au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Deux
mondes se côtoient, les Juifs évitant tout contact avec les non-Juifs. La morale juive peut ainsi se développer en
toute sûreté, sans se mêler aux mœurs helléniques. Mais le peuple juif
n’est pas cantonné à Jérusalem ou encore à la Judée. Une partie des Juifs vit
au milieu des païens. Leur morale est-elle identique à celle des Juifs de
Jérusalem ?
Les
Juifs de la Diaspora
Les Juifs deuil en exil à Babylone
Eduard Bendemann
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Au
temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, le peuple juif n’est pas limité aux
frontières des provinces romaines de la Judée, de la Galilée et de la Samarie.
Il s’est répandu dans toutes les grandes villes de l’empire romain et bien
au-delà encore. Regroupés autour d’une
synagogue, les Juifs de la Diaspora forment des communautés à part, reconnues
par la loi romaine. Elles sont présentes partout, à Rome, à Alexandrie,
d’Espagne en Asie, d’Afrique en Mésopotamie. Les Juifs « ont déjà envahi toutes les cités, nous dit Strabon
écrivant sous Auguste, et l’on trouverait
difficilement dans le monde un endroit où ce peuple n’ait été accueilli et ne
soit devenu le maître. »[1] Le
témoignage que rapporte Flavius Joseph est sans-doute excessif mais il révèle
un fait : la présence visible et
particulière des Juifs dans tout empire romain. Les Actes des Apôtres
mentionnent des Juifs « de toutes
les nations qui sont sous le ciel » : des « Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et
de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de
l’Égypte, et des contrées de la Lybie voisines de Cyrène » (Actes
des Apôtres, II, 5-10)
Leur
dispersion a surtout eu lieu lors de la déportation babylonienne puis, de
moindre envergure, s’est poursuivie sous l’occupation des Séleucides. Captifs
ou soldats, des Juifs ont été installés loin de la Palestine. Des raisons
d’ordre commercial expliquent aussi leur présence dans certaines cités
antiques, notamment en Égypte, en Grèce et à Rome. Elle a aussi été facilitée
par les Romains dont le pouvoir a généralement protégé les communautés juives
et accepté leur particularisme.
La dispersion des Juifs n’entraîne pas
systématique un abandon des coutumes ou de la religion juives. Ils demeurent de manière générale fidèle à la Loi et à
ses pratiques. Les communautés juives forment en effet des noyaux de la pensée
juive au sein du paganisme. C’est sans-doute à partir de ces îlots que la
religion juive pénètre dans la population païenne.
La
Lettre d’Aristée
La
Lettre
d’Aristée est un document juif d’origine hellénique, rédigée
probablement au cours de la seconde moitié du IIe siècle avant Jésus-Christ.
Elle est adressée à Philocrate, le frère de l’auteur. Elle est surtout connue
pour le récit de l’origine de la version grecque de la Sainte Bible, dite la Septante.
Elle nous raconte en effet comme soixante-dix maîtres juifs de Judée sont
envoyés à Alexandrie à la demande du roi Ptolémée II pour traduire la Sainte
Écriture en grec afin qu’elle soit comprise par les Juifs de la ville. La Lettre
d’Aristée est aussi intéressante car l’auteur défend et loue la
religion juive.
La
Lettre
d’Aristée est en effet un
document apologétique. D’une part, elle est un plaidoyer en faveur de la
libération des Juifs déportés en Égypte. L’auteur de la lettre profite des
dispositions favorables du roi pour demander la libération de tous les Juifs
déportés par son père. La demande est acceptée. La lettre contient le décret
ordonnant leur libération. D’autre part, elle défend la sagesse enseignée par la Loi. En raison de cette dernière
intention, la Lettre d’Aristée nous intéresse…
Qui
est l’auteur ? Il se présente comme un
Juif Grec d’Égypte qui a été envoyé à Jérusalem par le roi Ptolémée pour
demander l’envoi de traducteurs versés dans la connaissance de la Loi et
capables de traduire les livres sacrés, écrits en caractères et en langue
hébraïques. Sa lettre montre qu’il connait bien Jérusalem ainsi que le Temple,
le service liturgique, les ornements du grand prêtre. Il loue le zèle des
paysans et les ouvrages de canalisation. C’est un homme cultivé et érudit, consciencieux dans ce qu’il observe,
faisant aussi appel à la Sainte Écriture. Nombreuses sont ses réminiscences. La
Lettre
d’Aristée « rend bien l’état
d’esprit d’un juif de quelque Diaspora lointaine qui a soupiré des années et
des années vers le Temple de Jérusalem et qui, un jour enfin, a sous les yeux
Jérusalem et le Temple. »[2]
La
Lettre
d’Aristée présente le projet du bibliothécaire Démétrios de Phalère, la
libération des esclaves juifs, les échanges épistolaires entre le roi Ptolémée
et le grand prêtre Eléazar, le voyage des gens du roi en Judée, la description
de Jérusalem et des environs, le retour et la réception des traduction à
Alexandrie, l’entretien entre le roi et les traducteur, enfin un épilogue. Nous
allons traiter dans cet article uniquement ce qui relève de la morale juive.
Ressources
documentaires
La
lettre est écrite originellement en grec. Pour notre étude, nous utilisons une
traduction française, plutôt ancienne de la Lettre d’Aristée et
accessible sur Internet. Le manuscrit provient des fonds de Sainte Germain des
Près et se trouve dans la Bibliothèque nationale. Elle n’est pas complète et
présente quelques lacunes.
La
traduction la plus récente, datée de 1962, est celle de Pelletier dans Sources
chrétiennes. Nous pouvons aussi accéder à des extraits dans certains
ouvrages anciens, en particulier les Antiquités Juives de Flavius Joseph,
la Vie
de Moïse de Philon d’Alexandrie, ou encore la Préparation évangélique
d’Eusèbe de Césarée.
Le
projet de la bibliothèque
En
vue de constituer la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, Démétrios de Phalère
reçoit pour mission « d’amasser
force livres de tous les endroits du monde tant qu’il lui était possible »[3]. Il
annonce au roi que la Sainte Écriture mérite de faire partie de la bibliothèque
car elle est estimée par les païens « tant
pour la sagesse qui est dedans que pour la hautesse qui est divine. »(31)
En outre, il nous rapporte que la Loi est toujours au centre de la morale
juive. « Les Juifs n’ont tous qu’une
loi »(15). Pour encore appuyer ses propos, il nous donne le
témoignage d’un historien, Hecateus Abdérite. Elle « sert grandement à dresser les mœurs et forme de vivre ».
Mais,
la Sainte Bible est écrite en hébreu, langue que les Juifs d’Alexandrie ne
comprennent plus. Elle doit donc être traduite en grec. C’est ainsi que
Démétrius écrit au grand pontife du Temple de Jérusalem pour lui demander des
traducteurs. La lettre reproduit la réponse du grand-prêtre Eléazar. Elle nous
donne aussi ses réponses aux questions qu’on lui pose concernant la difficulté
d’observer les règles portant sur l’alimentation et la boisson. La lettre
devient alors une sorte d’apologie de la
Loi.
L’apologie
de la Loi par le grand-prêtre Eléazar
Eléazar justifie l’importance de la Loi
en quatre raisons. D’abord, elle permet
d’éduquer les Juifs, de les édifier et d’élever moralement leur esprit. Les observances à l’égard de
l’alimentation renvoient à la « pureté
d’esprit »(147) et à des vertus. Elles nous enseignent à « gouverner par droit et justice »(148),
à ne pas user de la force, à ne pas « porter
dommage à autrui par fierté ou ravissement » comme le font les oiseaux
considérés comme immondes. Par l’observance de la Loi, Dieu prend garde « à corriger et à conformer nos mœurs »(150).
Tous les animaux qui ne doivent pas être mangé sont des signes qui nous portent
à distinguer ce qui est bon et droit.
La
Loi est en fait signe de distinction.
Elle permet en effet de distinguer le peuple juif des autres peuples afin que
« hanter avec eux ne soyons gâtés de
vices, car la plupart des nations païennes par se mettre les unes avec les
autres se gâtent de grandes impiétés. »(152) Par cette distinction, elle préserve les Juifs du paganisme et de
ses vices. Il décrit en effet la Loi comme un « rempart qu’on ne peut forcer et d’une muraille de fer afin que nous
étant purs et nets de corps et de pensée, nous ne suivions aucun gentil ou
païen et que, rejetant les folles opinions, nous servions Dieu seul lequel est
par-dessus toute créature. »(139) Soulignons que le premier objectif
que la lettre énonce est la préservation
de la vie morale du Juif.
La
Loi oblige à penser et à considérer ce que nous faisons, nous éloignant ainsi
de toute impétuosité et nous maintenant dans la douceur et la justice. « Notre loi commande qu’on ne fasse déplaisir
à personne, ni par fait ni par dit. »(169) Elle cultive la crainte de
Dieu et la piété, la méditation et la contemplation de ses œuvres et de ses
bienfaits. Finalement, elle nous oblige
à vivre selon la raison et la volonté divine.
La
Loi a enfin pour but de préserver la
mémoire du peuple juif afin que dans les observances, il puisse se
remémorer ce pour quoi il doit les respecter, c’est-à-dire se rappeler des
choses « grandes et merveilleuses »
qu’a faites Dieu pour lui. Elle est un moyen pour se souvenir de l’œuvre de la
Création et donc de la puissance divine. Elle est un signe qui nous révèle sa
bonté comme sa justice mais aussi la crainte de Dieu que nous devons avoir.
Finalement,
la Loi a été faite de manière sensée et sage. Elle porte sur ce qui est droit et juste et nous maintient « doux, justes et raisonnables envers tous les
gens, ne mettant jamais en oubli le Seigneur Dieu »(169), ce qui
nécessite de protéger le peuple juif du paganisme.
L’entretien
entre le roi Ptolémée et les traducteurs juifs
Le
grand-prêtre envoie à Alexandrie des maîtres pour traduire la Sainte Écriture.
À leur arrivée, le roi leur offre des banquets en leur honneur. Les festins
durent sept jours au cours desquels soixante-douze questions seront posées aux
traducteurs.
Ptolémée II Philadelphe fonde
la bibliothèque d’ Alexandrie
Vincenzo Camuccini (1771–1844)
|
Au
cours du premier repas, le roi leur demande comment il peut conserver son
royaume dans la prospérité et régner avec justice, vaincre ses ennemis. C’est
ainsi que la lettre énumère les vertus à
cultiver pour un prince : la sollicitude auprès de son peuple à
l’imitation de Dieu à l’égard de l’homme, l’équité dans le jugement,
récompensant les bons et punissant les méchants avec raison, la confiance à
l’égard de Dieu. Puis, lors de ce banquet et les jours suivants, toujours pour
répondre aux questions du roi, un des maîtres de la Loi énonce de nombreuses règles
morales portant sur le plus grand bien à acquérir en notre vie, l’éducation des
enfants, la renommée et sur la finalité de la force.
Le
roi est agréablement surpris des
réponses rapides des maîtres. « Je
pense, dit-il, que ces gens-ci sont excellents en vertu et bien entendu d’avoir
si promptement répondu à telles questions faites sur le champ, commençant tous
leurs propos par Dieu. »(200) Leurs réponses commencent en effet par
des règles portant sur Dieu puis sur la raison. Elles témoignent ainsi ce que
le grand-prêtre d’Eléazar a expliqué : la Loi est fondée sur la religion juive puis sur la raison. À la
demande du roi, un philosophe, Ménédème Erétricien[4],
justifie la pertinence des réponses. « Vraiment,
Sire, puisque l’homme est une œuvre divine, ce que montre évidemment la
fabrique et facture de tout le monde, il s’ensuit bien qu’il doit par raison
déduire et entamer son propos par Dieu, prenant de lui le commencement de sa
vertu et bien parler. »(201) La philosophie démontre ainsi que la morale est la conséquence logique des
connaissances que nous avons de Dieu. Son enseignement doit donc commencer
par elles.
Au
cours d’autres festins, le roi interroge les maîtres qui n’ont pas encore
parlé. Les sujets portent sur les conditions pour « garder et conserver ses richesses »(204), puis sur l’honneur
et la vérité, sur la science, la douceur, la piété, la bonté, la prudence et
sur bien d’autres vertus ainsi que celles qui doivent animer les rois. Les
questions portent aussi bien d’autres sujets, notamment les différents états et
conditions de l’homme. Elles reviennent souvent sur l’art de régner. Dans cette
deuxième partie, les réponses portent plus sur la raison, et moins sur la
connaissance de Dieu. Les traducteurs ont finalement réponse à tout. Le roi
loue tous ses interlocuteurs et les applaudit pour leurs réponses. Les
philosophes les approuvent également. Le questionnaire se termine alors par
« un grand bruit d’applaudissements
[…] tout fut rempli de joie et de réjouissance. »(293) Le roi
conclut : « par votre venue et
présence, il m’est advenu de très grands biens, car vos réponses m’ont apporté
beaucoup de profit et d’enseignement pour régner. »(294)
L’œuvre
de traduction
Selon
la Lettre
d’Aristée et Philon d’Alexandrie, les traducteurs se retirent sur l’île
de Pharos pour mener à bien leur travail. Éloignée de la grande ville
d’Alexandrie, elle est « propice au
calme, à la solitude et à la communion de l’âme seule avec la Loi. »[5] La lettre nous apprend que c’est « un lieu de silence et de repos »(307).
L’auteur de la lettre souligne l’unanimité
des traducteurs dans leurs travaux, ce qui révèle une unité d’esprit.
La
traduction achevée, les textes traduits sont lus devant la multitude des Juifs
qui rendent grâce du travail accompli et le louent, puis devant le roi et la
cour. Elle reçoit de « joyeux
applaudissements »(311). Le roi gratifie les traducteurs de l’œuvre
exécutée à sa demande. Puis de nouveau émerveillé par l’œuvre accomplie et
notamment par « le sens et l’entendement
du législateur »(312), le roi s’étonne du silence des poètes et des
historiens au sujet de la Loi. Il apprend de ses maîtres qu’ils n’ont point pu en
prendre connaissance en raison de son caractère sacré, Dieu les empêchant de
mener une telle tâche.
La
valeur de la sagesse enseignée par les traducteurs
Démétrios de Phallère ? Musée archélogique de Naples |
Quelles
sont les conclusions de ces entretiens ? Revenons sur l’émerveillement du
roi. Il porte sur deux points : la
promptitude des réponses de ses hôtes et leur sagesse. Comme le suggère l’auteur
de la lettre, ils ont pu répondre de cette façon parce qu’ils ont médité la Loi
et l’ont étudiée. Le troisième point est le consensus des traducteurs qui n’est
possible que par un travail en commun. Cependant, nous constatons, à notre
grand étonnement, que leurs réponses ne contiennent aucune allusion à la Sainte Écriture même si elles s’appuient en
partie sur la connaissance de Dieu. Il n’a en fait aucune allusion aux règles
édictées par la Loi. Dans la Lettre d’Aristée, ce n’est donc pas la Loi en elle-même qui
est exaltée mais son enseignement et son étude au travers des traducteurs.
Au
cours du séjour, les voyant souvent se laver les mains, l’auteur de la Lettre
interroge les traducteurs sur cette pratique. Reprenant la méthode d’Eléazar, ils
répondent par ce qu’elle signifie. Elle est « un témoignage et avertissement de ne faire point de mal mais en leurs
œuvres se gouverner selon Dieu et saintement parce qu’elles se font toutes avec
les mains, en rappelant très bien chacunes choses à justice et vertu. »(306)
Un
enseignement allégorique de la Loi bien différent de celui des docteurs de la
Loi de Judée
De
cette lecture, nous déduisons clairement que la morale mise en avant par le grand-prêtre Eléazar et les maîtres
s’appuie sur la connaissance de Dieu et sur la sagesse philosophique. Ils
expliquent et justifient toujours les règles et les pratiques morales par une interprétation allégorique,
s’éloignant rapidement de leur expression littérale ou du fait extérieur. L’impureté
corporelle est par exemple présentée comme un moyen pédagogique pour accéder à
la pureté de l’âme. Nous sommes en fait très éloignés de l’interprétation que
réalisent les docteurs de la Loi de Judée, une interprétation plus centrée sur
la lettre que sur l’esprit. Notons que la
recherche de la pureté, de la droiture et de la justice est au cœur de leurs
interprétations de la Loi. Les rites n’ont pas non plus d’autres
significations.
Retenons
aussi qu’en dépit des soins pour se préserver du paganisme et de ses vices, le
grand-prêtre de Jérusalem n’hésite pas à envoyer des docteurs de la Loi dans un
pays païen, sans craindre de les souiller. De même, aucun païen ne peut étudier
la Loi. Son étude et sa méditation ne sont possibles que pour les Juifs. Par
conséquent, la morale ne peut être partagée avec les non-Juifs. Un tel exclusivisme contraste avec son
aspect rationnel. La Loi ne devient plus qu’un livre sacré dont l’intégrité
doit être préservée.
Un
traité juif doublement surprenant
La
Lettre
d’Aristée est assez surprenante tant elle nous semble si éloignée des procédés en usage chez les
docteurs de la Loi. Les procédés employés ressemblent plutôt aux discours
philosophiques de l’antiquité. Ce n’est pas en effet un hasard si le sujet est
traité au cours d’un banquet. Cela nous renvoie aux célèbres repas socratiques
ou platoniques. Néanmoins, cet entretien n’a pas pour objectif de répondre à un
problème philosophique ou de dénoncer une attitude philosophique mais il
s’avère plutôt comme un test. Les réponses s’enchaînant sans un véritable ordre
ne sont que l’occasion de vérifier la sagesse de la Loi. L’important ne réside
pas en effet dans les questions en elles-mêmes ou encore dans leur enchaînement
mais plutôt dans les réponses et dans leur immédiateté. En outre, le roi mène
et dirige seul le débat qui ne se concentre pas sur un seul individu. Il
choisit parmi les maîtres ceux qui doivent répondre. Le point est de montrer en
fait l’unanimité des réponses.
La
morale décrite dans la Lettre d’Aristée peut aussi nous
étonner. Nous pouvons y trouver des tendances pharisiennes mais aussi des
maximes socratiques et stoïciennes. La recherche de toute mesure nous rappelle
celle du stoïcisme. L’appel au rêve nous renvoie aussi à l’épicurien Pétrone. L’auteur ressemble plus à un philosophe
qu’à un rabbin, montrant finalement
l’accord entre la Loi et la sagesse des grands philosophes grecs.
Conclusions
Au
travers d’un récit portant sur la traduction de la Sainte Écriture, l’auteur de
la Lettre
d’Aristée répond en fait à certaines critiques portées contre les
Juifs, c’est-à-dire leurs pratiques rituelles de purification, leurs règles
alimentaires et finalement leur soin d’éviter tout contact avec les étrangers.
Ce genre de vie mêlé de particularisme et de séparatisme n’est guère apprécié
par des païens. Des historiens et philosophes les accusent de misanthropie et
de misoxénie, c’est-à-dire de haine à l’égard des étrangers[6].
L’auteur
de la Lettre d’Aristée présente la
morale juive comme parfaitement rationnelles aussi bien dans son contenu que dans sa forme. Certes,
son origine divine est rappelée. La
connaissance de Dieu en est le premier fondement. Les païennes le
comprennent très bien. Ils savent et enseignent que la morale manifeste la
piétée d’un peuple. Mais, ce n’est pas l’essentiel de la lettre. Son auteur
montre que les règles morales ne sont pas nées d’une fantaisie ou d’une
superstition, qu’elles sont l’œuvre d’un législateur sage et bon et qu’elles ne
peuvent qu’être approuvées par les philosophes. La Loi se présente donc comme
une œuvre de raison.
La
lettre utilise aussi les méthodes d’enseignement en usage chez les philosophes
ainsi que l’interprétation allégorique. En outre, la morale contient des
préceptes philosophiques qui proviennent de la sagesse grecque. Enfin, ce qui
est mis en exergue n’est pas la Loi en elle-même mais l’excellence de son
enseignement. La Lettre d’Aristée réhabilite ainsi la Loi et son enseignement
qui égalent, voire surpassent la sagesse des anciens. Elle témoigne non
seulement de l’élévation de la morale juive mais justifie aussi concrètement la
nécessité de la maintenir pur en écartant les Juifs du paganisme et de ses
vices. Elle suppose donc distinction et séparation. C’est en quelques sortes la
pratique de la « distanciation
sociale » qui s’impose....
Notes et références
[2] OP H. Vincent, Jérusalem
d’après la Lettre d’Aristée dans Revue
biblique (1892-1940), nouvelle série, volume 5, 14 juillet 1908, jstor.org.
[3] Lettre d’Aristée, 9,
traduit par Herrmann Léon, dans revue belge de philologie et d’histoire, tome
44, fascicule 1, 1966, www.persee.fr. Toutes
les citations viennent de cette tradition. Parfois, elles ont été mises dans un
français moderne. Le nombre entre parenthèses correspond au numéro de verset.
La Lettre ne comprend pas ce qui se rapporte à la description de Jérusalem et
des environs (paragraphes 51 à 120).
[4] Ménédème
d’Érétrie est un philosophe grec, socratique, vivant vers 350 à 277 avant
Jésus-Christ.
[5] Philon d’Alexandrie, Vie
de Moïse, dans Philon d’Alexandrie : un penseur en
diaspora, Mirelle Hadas-Lebel, librairie Fayard, 2003.
[6] Voir Émeraude,
mai 2020, article « La morale au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ
(4) : les erreurs et les fautes des docteurs de la Loi à la lumière de
l'Évangile ».
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